l'éclat |
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L'archipel Massimo Cacciari |
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Ce texte a paru dans la revue Etudes, tome 384, n°3, mars 1996, p. 357-366. Nous remercions la revue et son directeur de nous avoir autorisé à le reprendre ici. Il était accompagné de la note suivante: Ce texte avait été écrit en vue de la présentation au Centre Georges Pompidou, dans le cadre des Revues parlées du livre Déclinaisons de l'Europe, Il en constitue de fait une «trace» pour reprendre une expression de l'auteur. Trace d'un livre récemment publié, il demeure également la trace d'une rencontre qui n'a pas eu lieu. En effet, prévue de longue date, cette soirée dût malheureusement être annulée, Massimo Cacciari se devant d'assister le même soir à un concert extraordinaire pour la Fenice, l'opéra de Venise, qui entre-temps avait été détruit par les flammes. Que la publication sans délai de cet «Archipel» soit le signe, en amitié et solidarité, du traducteur, des organisateurs de cette rencontre, pour qu'une «nouvelle Fenice» voie le jour. » Massimo Cacciari a par la suite publié en Italie un volume intitulé L'Arcipelago (Adelphi, Milan, 1998) qui s'ouvre sur une version remaniée de cette conférence. |
La première image qui vient le plus souvent à l'esprit à l'évocation de l'idée d'Europe est l'image de la péninsule. Une péninsule nerveuse, tourmentée, escarpée, se détachant avec peine de la Grande Mère, de l'apeiron, de l'illimité de la Terre d'Asie, pour donner naissance à ses multiples kosmoí. Cette péninsule est destinée à troquer, comme le dira Hegel, «la stabilisation sur le lopin de terre» avec les éléments de la fluidité, du danger et du déclin. Sa décision, au sens de son détachement de l'Asie, d'où vient la lumière, s'accompagne, dès l'origine, du départ en mer à la tombée du jour, du tournant vers l'Occident: Notwendigkeit nach den Untergang: «Il est nécessaire que l'Europe se tourne vers le lieu où le soleil décline.» C'est cette même idée qu'exprimera Valéry, en parlant des «méditerranéens», de la «nature méditerranéenne» comme origine «de l'étonnante transformation psychologique et technique qui, en peu de siècles, a si profondément distingué les Européens du reste des hommes», transformation qui consiste essentiellement «dans un éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie».
Mais c'est une autre image encore qui pourrait permettre de saisir de manière plus pénétrante cette nature européo-méditerranéenne. L'image de l'Archipel. Avant même que la terre de la Péninsule ne soit reconnue, avant même que cette figure ne s'identifie', la Mer-riche-en-îles domine. Des îles par milliers, serties de criques innombrables, de grottes et de rochers se succédant de mer en mer, et dont les noms se répondent et correspondent les uns avec les autres, de langage en langage, de dialecte en dialecte: polyphonie que Predrag Matvejevitch a su nous faire entendre dans son Bréviaire méditerranéen. Libéré du «Festwerden an der Erdscholle», le regard du Poète, aussitôt, rencontre l'Archipel. Le Pays qu'il aime entre tous ce sont les îles, filles du Puissant: la Crète est debout; Salamine a reverdi sous la lueur des lauriers, «grünt, umdämmert von Lorbeern»; au soleil naissant, Delos «élève son front inspiré»; Ténos et Chios regorgent de fruits empourprés; du haut de ses collines ivres, le vin de Chypre ruisselle. «Toutes sont là, vivantes encore, les îles mères des Héros» et parmi elles, comme la plus belle de toutes, se dresse la polis, la cité par antonomase: Athènes, où, pour la première fois, «la voix du peuple, comme un souffle de tempête, gronda depuis l'agora». De son port propice, partait le «marchand prévoyant», vers Chypre et la lointaine Tyr, vers la Colchide et l'ancienne Égypte, pour «rapporter de la pourpre et du vin et du blé et des pelisses pour sa ville». De par cet Archipel, jadis, naviguait Ulysse. Mais son labor semblait encore invitus, presque involontaire'. Curieux du multiple, oui, Ulysse le pélagien l'est sans doute; mais il n'en est pas encore histor, scientifique explorateur. Son chemin est dans la trace de ses pas, il se fait au fur et à mesure de sa propre marche. Il n'est pas encore méthode. Ulysse se heurte au multiple; mais le multiple ne devient un pròblema authentique, un objet de recherche et d'enquête, qu'avec les premiers sophoí, Épiménide, Hécatée ou Thalès. Histor n'est pas seulement celui qui fait la découverte et le récit des aspects multiples de l'Archipel, des caractères de ses villes, des routes maritimes qui, tout à la fois, les relient et les séparent; histor est celui qui explore le logos commun du multiple. Quel est -il ce logos commun à toutes ces îles que je croise ? logos de toutes ces voix qui grondent depuis l'agora ? Quel est-il cet élément qui fait de ces îles un ensemble, de ces voix une ville ? Existe-t-il un ethos des multiples, une sedes où, ensemble, ils demeurent, où, ensemble, ils séjournent ? Existe-t-il quelque chose de supérieur', ariston, par rapport au multiple qui se donne comme multiple ? quelque chose que nous pourrions qualifier de divin' par rapport au caractère' spécifique et distinct de chacun ? Ethos anthropoi daïmon ... «Le caractère de l'homme est son daïmon...» Il ne s'agit pas d'une méthode pour annuler le multiple, pour le dénoncer comme simple fantasme, pour se libérer de son emprise. Jamais l'Occident ne suivra cette voie-là; ce serait la voie, interdite pour nous, d'un retour' à cet apeiron qui est, certes, la matrice de nos kosmoì, mais dont ils se sont irrévocablement détachés. Ce qui est essentiel à notre méthode' c'est l'apparition de l'essence. Dans cette enquête, il en va du salut' du multiple, dans la mesure où le multiple peut être dit, d'autant qu'il manifeste un logos, et peut être vu, d'autant qu'il peut être compris dans un regard, théorisé précisément. Alors, de tous ces voyages dans l'Archipel (la Mer la plus vaste, la mer qui embrasse et comprend en soi comme un grand fleuve toutes les mers inférieures) naît l'idée du Voyage, ou de l'agón eschatos, de la joute, de la lutte suprême, pour atteindre ce logos commun à tous, cette unité que désigne le multiple, certes, mais en tant qu'elle est perdue, qu'il révèle, sans aucun doute, mais dans son absence. Tous les voyages deviennent l'expression de cette nostalgie commune, et toutes les patries apparaissent comme les éléments du rêve d'une Patrie commune, que ce logos semblerait exiger. La tâche de cette theoria consiste, donc, à harmoniser, sans réduire violemment à l'unité, les différentes figures, les différentes îles, dans l'individualité de leur propre caractère, avec la recherche commune, avec l'amour commun que toutes révèlent pour ce Nom qui manque à toutes, ce Nom qui ne peut être ni conceptualisé, ni saisi, le Bien, qui meut toutes choses, dès lors qu'il est aimé par tous, mais qui reste en soi au-delà de toute détermination d'essence. Le logos de l'Archipel se développe en tant que dia-logos entre les individualités qui en habitent l'espace (espace ne tolérant ni la subordination ni la succession hiérarchique) et le sens de leur propre coordination et coexistence. Pourquoi, dans notre mundana perambulatio à travers l'Archipel ne rencontrons-nous pas seulement des absolument distincts, mais des singularités qui, paradoxalement, s'appartiennent', qui, au-delà de tout pólemos et de toute stásis, et même: dans chacun de leur conflit, manifestent un Cum propre, indestructible ? Voilà apparaissent des îles, apparaissent des cités, apparaît «cette sorte de grande république divisée en différents États» dont parlait Voltaire, monarchistes, bâtards, aristocrates, gens du peuple, en relation toujours inquiète, toujours infirme, toujours insane, si l'on entend le mot sain' en correspondance avec l'harmonie résolue, avec la composition assurée des parties et des humeurs'. Et pourtant, en relation toujours. À leur mal gré, de très nombreuses fois, de trop nombreuses fois. L'harmonie européenne est tension dialectique dialectique tragique. En archipels ses mers, en archipels ses villes, en archipels ses topoí : ces lieux', ces formes, ces questions qui résonnent de siècle en siècle, qui en tressent les moments, de l'Antiquité jusqu'au Moyen Âge, des lettres classiques aux lettres romanes, se répondant de manière inattendue, d'auteur en auteur, par-delà les plus grands éloignements et dont les grands interprètes de l'esprit européen, tels que Aby Warburg ou Ersnt Robert Curtius, nous ont appris à nous souvenir. Dans cet espace, comme dans la cosmologie brunienne, le centre est partout le centre ne peut être que le lieu occupé tour à tour, de manière instable et provisoire, par l'histor. Et pourtant, de nouveau surgit inévitablement l'attrait du Centre la volonté de guérir' la maladie européenne en en réédifiant l'espace autour d'un Centre stable, visible. L'Europe existe dans et grâce à ce double danger: ou bien se résoudre en un espace ordonné hiérarchiquement ou bien se dissoudre en individualités inhospitalières qui ne se recherchent plus, en parties qui n'ont plus rien à partager. Dans l'Archipel, au contraire, des cités véritablement in-dividuelles, véritablement auto-nomes, véritablement libres, naviguent éternellement les unes vers les autres pour se connaître, pour se combattre aussi, mais toujours et dans tous les cas dans une distinction qui va de paire avec leur caractère inséparable. Mais ce double danger constitue l'expérience de l'Archipel. Nous pourrions dire que l'Archipel n'est autre que l'agòn, la joute continuelle dans laquelle on le reconnaît pour tenter de le dépasser. La fin du danger serait la fin du poros, de la route d'Europe, et de son ex-periri, de l'expérience européenne. Cette expérience est-elle accomplie ? Cette fin est-elle atteinte ? Le caractère prismatique de l'Archipel est-il déjà catastrophisé' dans l'univers de la domination du Moyen sur toute question de sens ? L'espace de l'Europe s'est-il déjà transformé en une forme universelle a priori, annulant en soi tout topos, uniforme et indifférente, où le droit devient pouvoir, la fidélité calcul, la vérité correction de procédure, la beauté bon goût, l'amor intellectualis' pour l'autre simple tolérance ? Certes, le fait d'avoir troqué', dès l'origine, l'élément de la racine terrestre pour celui de la déclinaison peut impliquer une telle possibilité la possibilité, justement, du déclin. Mais décliner n'a-t-il que ce sens ? Décliner doit-il nécessairement signifier pour l'Europe sa propre perte, et pour l'Archipel son propre naufrage ? Avant d'essayer de correspondre' à cette question, il nous faut encore approfondir cette autre aporie concernant le Cum. Ce Cum qui fait des absolument distincts' une communauté'. Au fronton du temple commun à toutes les cités et à toutes les îles, est gravé: «Connais-toi toi-même». Se devoir connaître est commun à tous les distincts. Ou, plus précisément: devoir se connaître pour renaître' en tant que parfaitement distincts, pour assumer sa propre forme, est commun à tous les distincts. Plonger en soi-même, dans l'adelon, dans la latence dont nous sommes les gardiens et dévoiler notre nom, le porter à la lumière, dans l'illatence', l'alethéia, tel est le logos commun. Ce qui est commun c'est donc de se devoir déterminer, caractériser, former se devoir é-duquer, se conduire-hors' de l'indistinct, devoir se rappeler de sa propre essence in-dividuelle. Mais, en même temps, il est impossible de ne pas reconnaître la puissance dominante de l'Illimité sur chacune de nos formes et chacun de nos noms, l'immensité de l'adelon par rapport à ce que nous parvenons à porter à la lumière et à théoriser'. Et il est impossible, donc, de ne pas sentir la responsabilité terrible de cet acte par lequel nous dé-cidons notre forme et décidons de notre forme, par lequel nous nous définissons devant l'apeiron englobant toutes choses. Impossible de ne pas sentir l'hybris de ce vouloir se connaître, qui implique le fait d'être en même temps sujet et objet, aimant et aimé, pensant et pensé. Pas même le moindre des dieux créés' ne le pourrait. «Medén ágan», est-il écrit également au fronton du temple de Delphes: «Rien de trop». Et n'est-ce pas peut-être un trop, et n'est-ce pas peut-être une faute que de vouloir se libérer de l'Illimité, que de vouloir défier son Aiòn avec le temps de nos travaux et de nos jours, que de se vouloir connaître ? Les deux impératifs' de Delphes se contredisent avec une tragique ironie: ils destinent à un chemin dont ils interdisent l'accès à un salut qui tombe. Mais cette dialectique est le logos commun à toutes les langues et à toutes les formes de l'Archipel. Elles constituent une communauté' ou peuvent la constituer, uniquement en tant qu'individualités pleines et distincts absolus, inséparables précisément parce qu'elles se distinguent absolument. C'est ce paradoxe que nous nous efforçons de penser: y parvenir est la condition transcendantale' d'une idée de l'Europe. Au moment précis où l'on parvient à la définition parfaite d'une forme, où la distinction d'une figure devient pleinement visible, l'opinion générale, la doxa, considère que la nécessité de la relation devient moins prégnante. À dire vrai, c'est précisément le contraire. Lorsqu'une forme est absolument distincte et ne peut donc être confondue, lorsqu'elle est parvenue par l'improbus labor à se remémorer et à se connaître, alors seulement elle se maintient en relation nécessaire (et donc de telle façon qu'elle ne cède' jamais) avec toutes les autres. Le caractère occasionnel du rapport vaut pour les figures incertaines, confuses, balbutiantes; elles forment des conglomérats' éphémères. Mais pour la figure qui se distingue absolument, le rapport avec ce dont elle se distingue est essentiel. En tant qu'absolument distincte (et non en tant qu'elle peut être distinguée occasionnellement), elle est absolument en relation avec ce dont elle se distingue. Si celui-ci venait à manquer, le caractère propre d'une telle figure se verrait affaibli. C'est ainsi que le Cum surgit précisément de cette dialectique qui différencie-distingue, et non de vagues aspirations moralisantes, ni de quelque devoir-être fantomatique. Au comble de la distinction, la relation. Au comble de la différence, la communauté. Dans la mesure où au comble de sa propre formation en in-dividualités, la figure ne peut se manifester comme simple, comme résolue et accomplie, satisfaite unité. La distinction ne renvoie pas seulement à la nécessité de la relation avec l'autre, avec ce qui est extérieur à soi, mais son logos impose la reconnaissance de la complexité intrinsèque de l'individualité même. Il n'est pas possible, de fait, de se définir sans se connaître, sans se ré-fléchir. Mais les vérités de formes distinctes, en dialogue-conflit entre elles, sont la vérité' que nous découvrons in interiore. Nul simplex n'est sigillum veri: «Aucune forme simple n'est le sceau de la vérité». Ce sont des langages distincts qui nous habitent et qui nous parlent, des histoires distinctes. In interiore, c'est une societas que nous découvrons. Et une societas ouverte à toutes ses possibilités: du dialogue, à la tyrannie, à la stasis. Aucune relation externe' ne serait concevable sans cette société interne'. Et c'est elle, également, qui fait de nous des «animaux politiques». L'hybris d'dipe consiste à vouloir se reconnaître comme un lui qui est double justement, jusqu'en son nom et sa démarche. Et en se voulant un, il oublie le sens même de l'énigme qu'il avait résolue: à savoir que l'homme est multiple, qu'il est le théâtre de doubles innombrables: père-fils, fils-époux, mère-épouse, fille-sur, jusqu'à celui qui, d'une certaine manière, les embrasse tous: l'ami-ennemi et il ne sait pas qu'ils ne s'ordonnent pas en fonction de successions chronologiques, pacifiques, mais se donnent tous ensemble, sur la même scène, comme les personnae du drame. C'est à cette connaissance que nous parvenons à travers la souffrance de nous vouloir connaître: à savoir que notre socius essentiel (moi-même !) est un Alter, ce que prophétisait Rimbaud dans une terrible' concision. Et dans des pages d'une grande intensité, développant puissamment certains aspects de la Phénoménologie hégélienne, Giovanni Gentile a ainsi mis en lumière la nécessité de la relation avec l'autre: elle n'est que la relation avec moi-même, finalement comprise à la mesure de son sérieux et de son drame, finalement assumée de manière responsable. Il s'agit de la réciprocité entre hostis et hospes, qu'a magistralement analysée Benveniste. L'hostis est l'étranger peregrinus et l'hospes celui qui le reçoit et l'accueille. L'hostis garde ses propres lois et ses propres traditions, que l'hospes reconnaît. Cette dialectique ne produit aucun type d'assimilation. L'étranger est sacré, précisément dans son identité et individualité autre par rapport à celle de l'hospes (et xènos en grec est un terme qui s'oppose justement à celui qui désigne l'ennemi, ekthròs, au point d'être quelquefois rapproché de philos, c'est pourquoi l'être-ennemi de l'étranger est une faute comparable à celle qui consiste à ne pas avoir soin des dieux, comme le dit bien le vers 606 des Sept contre Thèbes: «Les inhospitaliers, les oublieux du ciel»). Et l'hôte, à son tour, est toujours aussi hostis, est toujours aussi potentiellement dans la condition d'être à son tour, étranger, voyageur et recourrant à l'hospitalité. Dans l'hospes vit toujours aussi l'hostis et réciproquement. Et chacun gardant sa propre individualité, la relation sera toujours également risquée. Comme nous l'apprend le devenir même de la langue, rien ne garantit que l'hostis ne se transforme en inimicus ou perduellis de même que rien ne garantit que nos doubles in interiore ne puissent éclater en stasis ouverte. Et même, le conflit des différentes dimensions ou timai divines dans l'âme de l'homme, qui la conduirait jusqu'au naufrage, est le contenu de l'action tragique. Mais, une fois encore, l'Europe ne peut guérir de ce danger, sinon en s'annulant elle-même. En est-elle déjà guérie' ? Son histoire s'est-elle déjà accomplie ? Consummatum est l'individualité totale simplifiée' en individualité idiote', en cet individualisme religieusement' certain de la bonté naturelle' de ses propres appétits, certain d'être le meilleur juge de son intérêt particulier, prophétisé' par Tocqueville; la dialectique hospes-hostis réduite à celle d'ennemi-ami; annulés les lieux, les îles, les villes, tout d'abord dans la grande construction des «monstres glacés», des États européens, puis dans l'espace unique, planétaire de la Technique, de la Terre réduite à une Missionsgebiet de la Technique. Et sont consumés ces lieux de la cohabitation typiquement méditerranéens, tombés' l'un après l'autre: depuis Istambul, qui était aussi Constantinople, siège du grand patriarcat, architrave de l'Orthodoxie, jusqu'à Antioche, où les chrétiens prirent leur nom, à Alexandrie où prêcha Marc, à Damas, à Ourfa, à Jérusalem, à Salonique, cité mère d'Israël, aux grandes villes du Maghreb, à ce Liban où, il y a encore quelques dizaines d'années, de grandes personnalités tels qu'Abdurrahman Badawi et Georges Anawati, à la suite de Massignon, travaillaient à la reconnaissance mutuelle et réciproque de la nécessité de l'Islam, du Judaïsme et de la Chrétienté sans remonter trop loin dans le temps, jusqu'à ce qui fut sans doute le début de la catastrophe de cette cohabitation: l'Espagne du xvie siècle. Une seule ville semblait vouloir résister dans cette lignée, une ville-symbole tout autant que celles que nous venons de citer: Sarajevo. Résistera-t-elle à la paix' que l'Occident lui a dictée ? Ce ne sont plus des hostes qui s'en viennent désormais de tous ces lieux du monde, mais des exilés, chassés. Et ce ne sont plus des hôtes qu'ils trouvent, mais autant d'interdits, d'écrans de protection, de demandes d'assimilation autant d'individus qui, d'aucune manière, ne se souviennent qu'ils sont eux aussi des étrangers. Est-ce là le destin de l'Archipel ? Et nous pourrions nous demander plus radicalement: l'Archipel a-t-il même jamais existé ? Le langage européen n'a-t-il pas été finalement, toujours, celui des Athéniens s'adressant aux Méliens, celui des grandes thalassocraties, celui de la volonté de puissance homologante et in-différente, «et belli rabies et amor habendi», ou celui de l'Utopie, de l'île, certes, mais de l'île qui s'empare et comprend, qui voit tout et assimile et met tout à profit, sans être vue jamais par aucune autre, de l'île Panopticon ? L'idée de l'Archipel n'est pas celle d'un retour aux origines, mais plutôt d'un nouveau commencement' d'un contrecoup de cette histoire européenne, qu'il nous faut considérer avec réalisme, débarrassés des illusions d'éthiques de l'histoire'. Mais elle n'aurait aucun sens si elle n'était qu'une pure invention'. La possibilité de ce nouveau commencement' existe, s'il existe, dans la forme même de l'esprit européen, dans toute sa complexité vivante. Le nouveau commencement' ne peut que faire signe à la manifestation d'une possibilité réelle dans une telle forme. Aucun Adveniens ne peut surgir s'il ne provient pas d'un passé, s'il n'est une existentification' d'un possible latent, ou apparu de manière fugitive ou encore trahi' d'une manière ou d'une autre au cours de notre histoire. Ce possible consiste essentiellement dans la décision d'Europe d'être son propre déclin, au sens d'un retournement vers son propre fonds, où elle se reconnaîtrait comme inquisitio obstinée, interrogation-sacrifice de toutes les valeurs et de toutes leurs tyrannies', afin que l'on accorde obéissance-et-écoute au dialogue des parfaitement distincts. L'Europe sera-t-elle (encore) cet Archipel ? Ou cet Archipel est-il, au contraire, son im-possible ? Je veux croire que cet impossible précisément constitue dans tous les cas, son seul futur possible. |
traduit de l'italien par Michel Valensi
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Massimo Cacciari |
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