éditions de l'éclat, philosophie

MASSIMO CACCIARI
DRÂN


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Platonisme et Gnose
Fragment
sur Simone Weil

DEUXIÈME PARTIE
LE PLATON «IMPOSSIBLE»

Une trame dense de références semble relier la pensée de Leopardi à l'ancienne gnose, comme «inaugurant» un problème destiné à prendre une très grande importance dans la culture contemporaine.

A une vision gnostique appartiennent, très certainement, ces «bons et magnanimes», ces «presque créatures d'une autre espèce» qui ne peuvent apprendre les usages du monde (Pensieri, lxxix), condamnés par la nature «à être plus que des hommes et toujours paraître des enfants» (Pensieri, lxx). Si ces images peuvent, littéralement, provenir aussi de Platon (et en particulier, comme nous l'avons déjà vu, de l'éloge de la philosophie dans le Théétète et le Gorgias), leur «style» impitoyable à l'égard des «polloi» (de la multitude, du «troupeau»), comme l'insistance avec laquelle est représenté le détachement, l'exclusion du monde de la part de l'enfant-homme supérieur1, tout cela doit faire penser au solitaire alloghenés gnostique, à l'homme d'une autre race, à l'âme radicalement étrangère sur la terre2. Est gnostique, chez Leopardi, son attitude fondamentale par rapport à la nature; nature, quant à elle, différente du pneumatikòs. Elle ne le combat pas, elle n'a généralement aucune «intention» à son égard, elle est simplement irréductible à l'esprit, tout comme l'esprit est irréductible à la nature. Leurs principes ne s'opposent pas, mais demeurent en parfaite altérité. Gnostique encore chez Leopardi, le thème du rire qui le passionne tant: «terrible et awfull, telle est la puissance du rire; celui qui a le courage de rire est maître des autres, comme celui qui a le courage de mourir» (Zibaldone, 4391, 23 septembre 1828). Philippe Ottonieri, le «philosophe» des Operette, rit. Et résonne comme un rire le chant des oiseaux dans l'èloge : «d'où l'on pourrait dire, d'une certaine manière, que les oiseaux participent du privilège que l'homme a de rire». Le rire est le signe de la libération des tromperies de la vie pour celui qui sait, pour le gnostique — plus encore: le signe de sa capacité à voir la vie comme paignia, représentation et jeu d'enfants.

Mais la grande figure léopardienne du solitaire gnostique, de l'innocent confiné à son désert, comme le genêt, ne nourrit aucune illusion de salut. La connaissance ne rachète rien. Aucun espoir de rejoindre la Vie vraie au travers du désenchantement du savoir. Paradoxale gnose léopardienne, tout comme s'avérait paradoxal son platonisme: comme si la figure héroïque de l'enfant-surhomme gnostique se construisait en vain. Existant pour son propre naufrage. Gnose désespérée, qui doit manquer totalement le but de son savoir même — gnose sans epistrophè, qui enseigne par un langage véridique et dur, uniquement la voie de la katastrophè. La gnose léopardienne s'exprime par la voix de Parini ou de la Gloire : «Notre destin, là où il nous entraîne, doit être suivi avec une âme forte et haute»; mais l'âme forte et haute de ce gnostique reconnaît le destin sans l'aimer pour autant; il ne pourrait s'agir, le concernant, d'un amor fati, puisque sa propre grandeur se révèle justement dans la xeniteia, dans la parfaite étrangeté par rapport à cette catastrophe que, par nature, il subit.

C'est ce motif gnostique qui revient dans la pensée contemporaine et qui est un des timbres fondamentaux de Leopardi. L'autre pôle peut être représenté par l'œuvre de Simone Weil. Cette affirmation semble difficile à soutenir, puisque ce trait caractéristique de toute gnose authentique, qui consiste dans l'auto-rédemption (c'est le trait qui revient constamment dans les gnoses politiques contemporaines), fait absolument défaut chez Simone Weil. En fait, une telle idée ne peut se maintenir que sur un présupposé qui contredit totalement le principe même de sa pensée: l'homme ne pourra jamais de lui-même produire quelque chose de meilleur que sa propre nature (cf. Cahier ix, 1942, [238]3). Mais pour la gnose, l'homme peut en revenir à sa Patrie uniquement en tant qu'il est une étincelle du Principe perdu, seulement en tant qu'il peut se le remémorer dans son essence pneumatique. De ce point de vue, on doit dire, alors, que la gnose politique contemporaine sécularise l'idée de l'auto-rédemption, tandis que Simone Weil y reste fidèle, en tant qu'elle interprète la rédemption comme processus qui se développe dans l'homme certes, mais par la grâce de son être eikòn du divin.

Ce qui caractérise au contraire, la gnose de Simone Weil est l'idée de création comme katabolé, comme simple chute4. (Le terme est déjà utilisé par Origène en contraste évident avec celui, canonique, de ktisis). Elle émerge avec une force particulière dans les derniers cahiers, rassemblés dans La connaissance surnaturelle (Gallimard, Paris 1950): «La création et le péché originel ne sont que deux aspects, différents pour nous, d'un acte unique d'abdication de Dieu (...) Dieu s'est vidé de sa divinité et nous a emplis d'une fausse divinité. Vidons-nous d'elle. Cet acte est la fin de l'acte qui nous a créés. En ce moment même, Dieu par sa volonté créatrice me maintient dans l'existence pour que j'y renonce « (p. 91, [n.s]). La création est perçue ici comme passion, et plus encore: comme archétype de cette Passion même du Fils, par la force de laquelle Dieu renonce à sa propre puissance afin que la créature puisse ek-sister (et telle est la signification de l'Agneau sacrifié dès l'origine). Mais, en parfaite symétrie, à la kenosi divine doit correspondre celle de la créature, appelée par ce Modèle à se vider-se libérer de sa fausse divinité — à se vider de son être-créature même: à se dé-créer. Puisque la création est abdication et chute, puisqu'il est «évident que la naissance constitue un péché» (p. 271), la fin de la création doit consister à «revenir» à la véritable Divinité, qui, du point de vue de la créature, est Ni-ente, Rien5. «Mon Dieu accorde-moi de devenir rien. A mesure que je deviens rien, Dieu s'aime à travers moi. Dieu est tout, mais non en tant que personne. En tant que personne, il est rien». (Et, à ce propos, Simone Weil renvoie à l'homoiosis theò du Théétète qu'elle interprète, donc, comme une néantification de la créature. cf. Cahier VI, 1941, vol. II, p. 232 [238-239]).

La conception gnostique de l'existence finie comme intrinsèquement mauvaise et de la rédemption comme néantification de cette existence définit a priori comme polémique-dramatique le rapport de Simone Weil avec le christianisme6, mais, avant cela, fait montre du caractère contradictoire de son platonisme. La réflexion sur Platon est constitutive de la pensée de Simone Weil. C'est un Platon lu sur fond des grands courants orphico-pythagoriciens qui en parcourent l'œuvre, et comme la fondamentale «intuition» pré-chrétienne7, racine pivotante ou passé éternel du christianisme dans la culture païenne.

Pourtant le Platon de Simone Weil n'a rien à voir avec celui de Michelstaedter (pas même avec celui de Leopardi): il se fonde entièrement sur la notion de tempérance, de «balance», d'un juste milieu harmonique, de métaxy, en somme: sur la forme de la participation, qui trouve son plus ample développement justement dans le Parménide, à partir de l'hypothèse de la participation de l'un à l'être. Ce qui participe de l'un y participera en tant que différent, mais aussi en tant que les différents participent du même, ils formeront un multiple, un tout unitaire, un cosmos — une divine géométrie. «Toujours le Dieu géométrise», telle est la devise de Simone Weil. Le Dieu crée équilibre et proportion, comme le montre le mythos du Timée. «Géométrie, première prophétie» (La connaissance surnaturelle, op. cit., p. 31 [410]), et c'est sur ce seul fondement que devient possible une esthétique, une science du Beau, et une justice — une esthétique théologique, et une loi véritablement image ou symbole de Dikè.

Le déracinement, l'aliénation fondamentale de l'Occident proviennent de l'oubli du metaxy, représentent l'aliénation par la participation (metechein). L'être ab-solutus par l'accord, l'être seul est sur la voie de la démesure. La science qui saisit les êtres en les isolant, en les abstrayant du filet cosmique dans lequel ils vivent, en les viviséquant, apparaît ainsi, littéralement, dia-bolique8. «La vie moderne est en proie à la démesure. La démesure envahit tout, action et pensée, vie publique et privée» (Cahier i, [164])9. La figure tragique de l'hybris semble donc revenir avec force dans le moderne — mais si elle revient, elle devra bouleverser non seulement le métaxy platonicien, mais encore son incarnation chrétienne.

 

Le médiateur du Timée, sans lequel il n'y aurait aucun rapport entre Dieu et le temps (Cahier vi, 1941, vol. II, p. 162 [178]), et avant même: l'essence pythagoricienne de nombre comme archè et suprême sagesse [somma sapienza], se révèlent, s'accomplissent dans le Logos chrétien. Sa fonction rédemptrice consiste à être réel métaxy, à révéler en soi la vérité de la Participation. Le mystère de la Trinité, devra donc aussi être lu à la lumière de l'idée classique. Dieu un, purement Un, est simple immédiateté, il est une chose. Dieu est pensée. Mais la pensée est toujours pensée de quelque chose. «Le Père pense sa propre parole». Mais cette pensée n'est pas la «neutre» pensée de pensée aristotélicienne, elle est acte d'amour. Et l'amour est le moyen terme entre les Deux, tout comme le Verbe est le moyen terme entre la Vie intra-divine et le temps. En médiatisant le temps au divin, le Verbe lui confère un ordre, il l'ordonne au divin en l'in-formant de son amour qui Le lie éternellement au Père.

Jamais, sans doute, il ne nous a été donné d'assister à une tentative si radicale de réduire in uno hellénisme (mais en réalité, Platon et un Aristote en fait platonicus) et christianisme. Et jamais le caractère aporétique intrinsèque d'un tel effort de «suprême conciliation» ne nous est apparu de manière aussi évidente. L'idée — fondamentale chez Simone Weil — selon laquelle la kenosi divine est «l'origine du mal» (Cahier v, vol. II, p. 103 [97]) et, donc, que la naissance, la création constituent le péché, ne peut se concevoir que sur la base d'une gnose interprétant comme absolument transcendant le Bien platonicien. Si, pour rejoindre l'homoiosis theò, la créature doit se faire rien [ni-ente], Rien doit être le Dieu — et donc l'Unum-Unum dont il est impossible de prédire aussi qu'il est. Mais alors, sa définition comme pensée apparaît totalement contradictoire. C'est une contradiction dans laquelle ne tombe pas la grande réflexion plotinienne qui distingue parfaitement l'Un du Noûs. Mais cette distinction oblige à considérer la Parole comme Parole du Noûs uniquement — et non du Dieu suprême. D'autre part, la position plotinienne est explicitement polémique, comme on le sait, à l'encontre des présupposés de toute vision gnostique, puisque cette distinction est toujours participation et jamais séparation, et il ne se trouve pas un élément dans l'univers qui ne soit «animé» et, à travers l'Ame, qui ne soit pas reflet du Principe. Ainsi, pour Plotin, l'affirmation de la création comme péché n'aurait aucun sens, ni l'idée selon laquelle la finalité de la création fut constitué de son «retrait», soit parce que l'Un jamais ne se retire ni ne se cache, mais est en tant qu'il se cache et continue en se cachant à être universellement participe; soit parce que la création, l'univers sensible, ne peuvent avoir de fin, pas plus que les fonctions du Noûs et de la Psychè qui recréent continûment un tel univers. Chez Simone Weil se confondent donc, néo-platonisme et gnosticisme. Il est irrésolument contradictoire de fonder son propre «platonisme» in uno sur le thème du métaxy, de la participation, et sur une conception dualiste gnostique de la transcendance du Dieu suprême (du Bien) — sur une explication dialectique du Parménide, et en même temps sur une conception néo-platonicienne du Bien (équivalent de fait, pour tous les néo-platoniciens, au pur Unum du Parménide) — il est totalement contradictoire de faire cohabiter la conception aristotélicienne du Dieu comme pensée de pensée avec quelque version possible que ce soit de l'Unum néo-platonicien, et plus encore: avec son extrémisation gnostique qui seule pourrait fonder, nous le répétons, le discours sur le mal comme immanent à l'acte même de la création.

Mais une telle «confusion» est justement porteuse d'un sens important: elle signe la portée historique de la pensée de Simone Weil, elle en constitue sa vitalité. Il est difficile de l'exprimer plus clairement qu'en termes léopardiens. L'exigence fondamentale (l'amour qui, véritablement, meut toute chose, dans la pensée de Simone Weil) de «sauver» les phénomènes en les concevant comme intrinsèquement participant de l'Idée, selon l'«indépassable» modèle platonicien, et en même temps le caractère volontariste et personnel du Dieu judéo-chrétien (et même judaïque, malgré les préjugés de Simone Weil à ce propos10), ne peut «se résoudre» que dans la tentative de concevoir comme immanentes en Dieu les raisons de la «Démesure», de l'hybris dominante dans la création. Et cette création ne peut alors apparaître que comme simple chute ou péché. La vision proprement gnostique, pourtant, qui assigne le mal de la création au Démiurge opposé au Bien, ne pourrait d'aucune manière se concilier à celle chrétienne. Ce n'est pas le Dieu-Démiurge, donc, en tant que tel, qui est l'origine du mal, mais sa kenosi volontaire, son évidement, afin que le monde soit, et, en lui, ce libre arbitre de l'homme qui a comme propre fin le Rien [Ni-ente] du Bien, la participation au processus cosmique de réintégration du plérôme de Dieu. Mais il se trouve qu'un tel processus est justement celui de la sotériologie gnostique, en aucune manière assimilable ni au platonisme ni au christianisme. Et de son côté la vision gnostique ne peut reconnaître quelque valeur que ce soit à la tentative de définir des intermédiaires, des métaxy entre le Bien et l'univers sensible. Sur la limite, infranchissable, de ces apories doit consister toute pensée qui se veut critique du monde de la philopsychia, de la «furor» de la vana curiositas, de la violence qui réduit au fait le vrai, critique fondée sur la «suave harmonie» (Aspasia) «des idées éternelles» (Alla sua donna) et sur la décision de la Parole divine. C'est à partir d'une telle aporie que s'origine la perspective gnostique: qui plus est, elle n'en est que le signe. Ceci vaut, sans doute, pour toute la dimension gnostique de la pensée contemporaine: alors qu'elle se manifeste, elle apparaît toujours reconductible à une drastique instance d'en arriver à être «à couteaux tirés» avec «la voie de la démesure «, mais au nom d'un Bien conçu comme immanent à une volonté divine — et donc, finalement, au nom d'une volonté juste : la contradiction pour le «vrai philosophe», pour Leopardi. Et aussi pour le vrai gnostique, dont l'effort d'auto-rédemption consiste à s'identifier au Principe supérieur à toute volonté, à toute pensée et à tout métaxy avec ce monde.

 

pour Simone Weil, point de Mesure possible, point de possibilité de salut, sans métaxy. Si la Beauté de Venise n'éclatait pas aux yeux de Jaffier11, la ville serait perdue, ou encore: elle n'existerait depuis toujours que pour sa destruction. Et au contraire la décréation comme fin de la création, dont parle Weil, est métaphysiquement opposée à cette naturalité de la mort, dont l'image, pour elle, est idolâtrée par toute la philosophie12. Mais Simone Weil ne problématise pas la différence entre le «moyen terme» harmonique classique et la singularité du Logos chrétien — entre les deux formes du rapport. Celui classique est Idée, en tant que telle immuable et éternelle; celui chrétien réside dans la vie intradivine et se révèle par un acte de volonté. La perspective gnostique s'origine à partir d'une sorte de double désespoir: désespoir de pouvoir «sauver» platoniquement les phénomènes dans une idée de Justice-Dikè déjà toute entrelacée à celle judéo-chrétienne de création — désespoir de pouvoir «sauver» l'idée d'un fondement absolu et d'une Fin de la volonté de la créature, là où elle manque, en Dieu, dans le Dieu comme pensée, le caractère justement absolu de l'Idée. Une telle forme extrême de gnose pourra, alors, concevoir la création comme acte de la volonté, mais pour s'en purifier13 — et ce processus cathartique se manifestera dans l'effort à réaliser cette idée de Justice parfaite, qui nécessairement vit seulement comme Fin dans la naissance en tant que péché. Mais, en suspension sur ce seuil, l'aut-aut est inévitable: ou bien cette idée se fait entièrement immanente à l'acte de volonté du gnostique ou bien elle «retourne» resplendir dans la Lumière inaccessible de l'Unum-Bien platonicien, rigoureusement distinct de toute attribution personnelle-volontariste — avec toutes les interrogations que cela comporte par rapport au «moyen terme» ou aux «intermédiaires» entre monde sensible et Bien, croix de toute la spéculation néo-platonicienne.

Portant une telle croix, sans «négligence» aucune, sans jamais en «altérer la puissance» de ses apories, en refusant toujours (en vraie gnostique en cela!) de «subordonner sa propre destinée au cours de l'histoire»14, la pensée de Simone Weil marque, justement par l'intensité de son rapport avec le classique et avec la tradition métaphysique européenne, un terme du Moderne: le face-à-face de sa violence avec l'«impuissance» de l'Idée ou mieux avec l'«impossible» symbiose entre l'Idée et cette Voix qui réellement clame — clame souffrante depuis son retrait, depuis le fond de son propre désert.

 

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