l'éclat

 

La mesure de Marin

Massimo Cacciari

 

 

 

II1

Quatre les notes,

quatre seulement,

mais un long chant,

éloignements révolus.

Quatro le note

quatro soltanto

ma un longo canto

lontananse remote.

S'en allant vers «la grande mer», dans la nostalgie de ce jour à venir de plein été, lorsqu'à nouveau ils pourront se rassembler avec cette mer de Grado qui est la leur, Marin et sa poésie ne passent pas, ne vieillissent pas. Ils semblent, au contraire, s'approfondir, se décanter. Leur mouvement se maintient sur ces quelques notes, insiste en elles, les modulant à l'infini. Mouvement-en-quiètude, sembable à celui dont les sages taoïstes, si chers à Marin, eurent l'intuition.

Marin ne se désiste pas: résistance de la vie recueillie désormais dans la musique de mots de la poésie – dans la poésie qui tient «en grand mépris» tout ornement, toute allusion indéterminée. La rime même, en cette poésie, ressemble à un élément du rythme d'une prière du cœur.

»Noblesse» intacte des mots et des rimes qui les accordent et les composent – soit: décantation parfaite de toute présence encore narrative ou psychologico-descriptive dans cette poésie. Tel est le parcours de Marin vers «la grande mer»; et dans une telle démarche, toute trace naturaliste a été filtrée, elle s'est transfigurée en musique, lumière, parole vivante. Marin est véritablement prêt à sa rencontre : il a véritablement rendu justice au mot – il n'en a pas fait usage et ne l'a pas soumis ainsi à l'usure: il l'a, chemin faisant, signifié. Il a fait le vide en soi afin que le mot s'ouvre, que le mot se ré-vèle. Il lui a donné louange, à l'écoute de sa quintessence sonore, de son âme vocalique. Il a prêté l'oreille à ce que dicte Amour – écouté le coup que provoque en nous cette voix – la portant jusqu'en son cœur et s'essayant à la répéter. Sachant bien que jamais notre «praedicare verbum» ne pourra être la reproduction parfaite et accomplie du Verbum qui s'est emparé de nous et nous a frappé. La poésie n'est pas Verbum – pas même elle ne peut prétendre ingénument à cela! – mais elle peut être l'ad-Verbum le plus pur.

Et aussi le plus dur :

Le diamant est bien dur

on le brise non sans mal

mais plus dur l'azur

de l'esprit le cristal.

El diamante xe duro

vol tempo a sfacetâlo;

ma più duro l'azuro

de lo spirito el cristal


La poésie n'est pas consolation mais son contraire. Avec précision et dureté, sa lumière révèle, elle ne résout pas. Son esprit montre l'énigme, il ne prétend pas pouvoir en faire le tour. «Keine trostsuchende Mutter», «Aucune mère consolatrice» – ce vers de Rilke pourrait être la devise de la poésie de Marin. L'image de l'inconsolabilité cristalline de la «matière» poétique apparaissait déjà comme centrale dans les derniers recueils – mais dans La vose de la sera, elle prend une dimension nouvelle de profondeur et d'éloignement. Ces «quelques notes» l'expriment – «longues et profondes / comme la nuit profonde (...) un long chant/ éloignements passés [longhe e fonde / comò la fonda note (...) un longo canto/ lontananse remote]. Dure est la poésie – ses cristaux d'équilibre comme dirait Hermann Broch – car, en elle, se dévoile (sans allusion ni illusion) l'insondable mystère dont cette voix provient et qui, «en dictant», nous fait signifier; en elle se dévoile la provenance énigmatique qui indique l'ek- même de notre existence: cet ek- ne dit ni ne cache, il désigne une provenance, une origine qu'aucune signification ne pourra jamais compréhender. Durement et avec justice, la poésie le rappelle. Eternelle anamnesis du fait que les mots et leur vie ne sont pas notre bien, notre «quiète» propriété – ils surgissent d'un «en soi» «intellectuellement» inaccessible pour nous. Attingitur inattingibile inattingibiliter: ainsi la poésie «parle» de ce fond du mot (et de notre existence même) qui est absence-de-fond, qui est abîme.

Il n'est de poésie moins que celle de Marin qui soit ‘séduite' par des tentations apophatiques. Aucune nostalgie à l'égard du pur silence. Praedica verbum! tel est son premier commandement. C'est précisément le sens du mot poésie. Les quelques notes portent ainsi les thèmes inépuisables d'un vaste Canzoniere: la femme et la mort, solitude et amor du lointain. Une ferme directio voluntatis déplace le dire jusqu'à ces thèmes éternels, jusqu'aux indépassables pròblema devant lesquels font naufrage la rhétorique des similitudes vagues, le bavardage des ‘consolants'. Divine est la vie – et plus encore son heur «qui nous salue»: sacré le mot – et plus encore celui «qui veut exister seul», celui marqué par la ‘tristesse' la plus dure. Divin, disait Goethe, est la qualité de la plainte. Efforce-toi de dire, de rappeler le Verbum qui t'a frappé et surpris – efforce-toi d'être pur ad-Verbum – alors seulement tu pourras approcher la parole vivante, lui rendre justice, ce qui signifie: pressentir chaque mot sub specie de ce Mystère gardé par ses traditions, par sa provenance, «là où se tait la pensée». De cette volonté est persuadée l'œuvre de Marin.

Mais elle est tout aussi persuadée de la radicale et abyssale distance des mots, de chaque mot par rapport à ce mysterium magnum auquel seul l'ek- de l'existence peut faire allusion. Elle est persuadée de la distance entre sa propre musique, son harmonie manifeste, et celle cachée, tellement plus puissance que la première. Un spiritus, un souffle utopique, qui ne peut être localisé en aucun vers, en aucune rime, en aucun mot, parcourt cette poésie; idée de sa musique, partout présente et toujours insaisissable: une absence continuellement présente, qui destine-envoie chaque parole manifeste. Ici,

je rabache toujours avec des mots

qui s'envolent seuls

et se perd

dans l'air, ou dans le vert.

Seulement des mots (...),

baùco senpre co' parole

che svola sole?

e se disperde

ne l'aria, opur nel verde.

Solo parole (...)

le sens tragique de l'impuissance ontologique de la parole et du nommer – cette theôria s'accompagne, ou plus encore, se confond avec la terrible, inexorable volonté de transfigurer le mot en lumière de l'ou-topia qui le constitue, de le pressentir sur le fonds de son abyssale provenance – le sauvant ainsi, de toute ‘usure'.

Ce fonds est identique à celui de la «dira cupido» qui recrée continuellement l'être-là, qui continuellement fait que l'être-là soit, plutôt que le rien. A travers une médiation schopenhaurienne (plus ou moins remarquée) réapparaissent ici les thèmes d'inspiration bouddhiques ou taoïstes chers à Marin. «Tremenda brama «, «désir terrible» (qui est traduit presque littéralement la «dira cupido» virgilienne) celui du dieu qui «recrée toute chose/ à chaque époque/ par la flamme infinie» (réminiscence de la création continue néoplatonicienne dont on retrouve la trace dans toute la mystique rhénane et jusqu'à Goethe et Schelling). Le divin, chez Marin, est mu de l'intérieur (et non moteur immobile!), scindé quasiment par cette volonté-désir. Il est lui aussi «poète» (»le monde silencieux attend/ Dieu, son poète»). C'est pourquoi il ne peut y avoir de séparation abstraite entre poiesis divine et physis, entre poiesis de Dieu et physis et poiesis humaine (Spinoza!). Partout règne ce «terrible désir», il ensorcelle et ‘joue' toutes les substances et tous les êtres.

Entre nous et Dieu

un jeu continu:

d'eau et de feu,

de tombe et de nid.

Fra noltri e Dio

continuo un zuogo

d'aqua e de fogo,

de tonba e de nío.

Nous ne risquons pas seulement chaque fois de dire et montrer – Dieu lui-même joue ce jeu – il «jette» à chaque instant «de nouveaux êtres vivants», à «toute heure», il donne «substance» et «espérance» à de nouvelles nuits, à de nouvelles étoiles, de nouvelles lueurs, fleurs et «femmes». Cette recréation incessante de la création suscite l'émerveillement. Une poésie comme celle de Marin – toute attentive, justement, à vouloir dire la surprise de l'existence qui nous frappe – peut, alors être gardienne de la qualité «propre» du thaumazein philosophique originel: «soirs miraculeux...»: même les événements les plus «banals», aux côtés desquels nous passons désormais indifférents, cachent l'abîme, le sans-fond, de ce «terrible désir». La poésie rend justice à la terrible individualité de chaque chose, de ce qui est surprise-terrifiante; jamais elle ne peut «dépendre» simplement d'une paisible apparence – chaque être, à ses yeux, se transfigure en un unicum, en un miracle qui ne se peut répéter, et qu'il faut chaque fois essayer de «sauver» en une parole qui ne supporte pas non plus la répétition.

Devant la scène de l'ek-sister à laquelle nous participons entièrement, nous sommes désespérés (ce qui veut dire que nous ne pouvons espérer en sortir). Mais non seulement ce désespoir n'est pas équivalent à du pessimisme, mais il en constitue la plus radicale antinomie. Désespérée – en ce sens – est la philosophie de Spinoza (sur laquelle Marin a toujours médité); désespérée, celle de l'inoubliable ami d'enfance, Carlo Michelstaedter. C'est-à-dire: désespérées sont les persuasions antithétiques à la facile rhétorique du pessimisme. Un même voix doit dire la mort et la «belle fille», le «terrible désir» et les «soirs miraculeux». Nous sommes désespérément (au sens que nous venons de donner) pris dans le jeu des antithèses qui est la vérité de l'exister. La parole poétique connaît cette vérité antinomique, que l'»intellect» ignore de par son jugement abstrait et séparateur.

Désespoir ne contredit pas alors laetitia. Car la poésie de Marin est poésie de la liesse – liesse que lui confère cette force, cette persuasion, cette non-dépendance de l'actuel bavardage des «passants», que seul le désespoir sait donner. Dès lors que nous avons eu l'intuition de la nécessité de l'exister, du caractère abyssale et inatteignable de son fond, nous pouvons nous réjouir du songe qu'est la vie brève, car elle est «songe de Dieu». Rêves miraculeux:

Une fleur de pois de senteur

elle m'a offert

avec un sourire incertain

évanescent sur son visage.

Un fior de biso

la m'ha offerto

con un suriso inserto

svanìo sul viso

Le vent alors

la mer l'a embrassé

la mer l'a caressé

avec l'air qui enamoure.

Elle avait le sang

riche de rosiers

El vento alora

el mare l'ha basào

el mar l'ha valisào

co' l'aria che inamora

La ‘veva el sangue

rico de roseri?

En ce «songe de Dieu» nous ne sommes qu'une «note de rossignol/ qui aussitôt se tait/ et s'en revient la paix» – mais une note nécessaire, comme toutes les autres, à sa beauté difficile, contrastée. Certes, les rêves possibles sont infinis, mais en ce qui nous est arrivé, et que désespérément nous devons tenter de dire, notre tentative aussi doit résister. Et chaque être laetatur, se réjouit, justement, de ce qu'il peut durer, de ce qu'il ne désiste pas.

Ainsi seulement notre solitude, notre tristesse et notre mourir même, peuvent devenir sacrés et divins: «Était divine/ la solitude de la butte». Et c'est miracle comme ce divin se peut montrer dans la simplicité de ces quelques notes, de ces «simples» mots dans leur rime claire. Nous vient à l'esprit cette lettre de Wittgenstein à son ami Engelmann, dans laquelle, à propos d'une poésie de Uhland, il écrit: «La poésie de Uhland est vraiment magnifique. Et voici pourquoi: si seulement on ne s'efforce pas d'exprimer ce qui est inexprimable, alors rien ne se perd. Bien au contraire, l'inexprimable est alors – inexprimablement – contenu dans ce qui est exprimé». Le «secret» de Marin.

 

 

Dans le silence le plus tendu, là où le vent aussi se tait, s'élèvent les «quelques notes (...) quatre seulement» de La vose de la sera [La voix du soir]. Jusque dans les titres de ses derniers recueils, émerge ainsi l'»équilibre» ou la «modestie» de la poésie de Marin: point de silence qui ne soit aussi «vose», point de voix qui ne finisse en lontanìa, en solitàe – éloignement et solitude.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Cette seconde partie a été publiée séparément sous le titre «L'ultima raccolta di Biagio Marin» dans un volume collectif intitulé Catalogo di un discorso amoroso, Vecchio Faggio, s.l.n.d.