5.
La maladie me préservait d’un autre danger. Maintenant que je suis debout, que les placards sont pleins, que j’ai rangé la cuisine, changé les draps, mis de l’ordre un peu partout, je sens une menace bien plus sournoise que la fièvre. Le décor est planté, je n’ai plus qu’à jouer ma partie. Je tire à moi des bribes de fatigue, je m’invente des vertiges, je tâte mon front. Ma vision est redevenue précise, les contours sont nets, et les cahiers sont bien là. Je ferme les yeux et marche dans ma chambre. Être aveugle, c’est donc ça. Butter sur les meubles, somnambule et funambule à la fois. Le sol est un réseau de fils tendus. L’air, une roche tendre et grise, perméable aux corps. Au coin de mes paupières, des lambeaux de lumière se sont accrochés, des taches de couleur passent. C’est si facile d’ouvrir les yeux pour les dissiper. Combien de temps mettent-ils à disparaître? Je frôle les objets, certains tombent, je ne sais pas lesquels, leurs noms ont disparu. Je ne triche pas, le halo gris, je n’y peux rien, c’est la lumière qui s’infiltre sous mes paupières. Sinon, est-ce vraiment noir, quand l’œil est mort? Je me retrouve assise au bureau, caressant le clavier de l’ordinateur. Il est lisse, muet. Écran inutile. Mes doigts, avec toute la perversité dont ils sont capables, se dirigent vers les cahiers, les écartent, tirent la chemise de carton. Ouvre les yeux! Quel cirque pour en arriver là.
Au hasard je lis:
Juillet 1989… Juste après l’installation du trou, j’ai fait un truc dont je ne me croyais pas capable, je me suis endormi dans un jardin, le saxo posé à côté de moi. Combien de temps j’ai dormi? Je ne peux pas le dire, vu que je ne me souviens même pas m’être endormi et qu’aujourd’hui encore, je me répète que j’ai pas pu faire ça. Pas plus de dix minutes si ça se trouve. N’empêche, quand je me suis réveillé, le saxo n’était plus là. C’était la première fois depuis trente-trois ans que je me retrouvais sans saxophone. Pendant un bon bout de temps, je n’ai pensé qu’à en finir. Le trou, pas de saxo, je touchais le fond du fond.
Je me suis enfoui sous les couettes pourries dans l’odeur de crasse. Prisonnier et garde-chiourme à la fois, avec des doigts muets.
Des images défilent, distordues, incomplètes. Où pouvais-je bien être en juillet 89? Partie au loin, abandonnant mes amis à leur sort? Curieusement, j’avais toujours pensé que c’était moi qui avais besoin d’Arthur. Que les cris de son saxo étaient un surplus d’oxygène, quelque chose d’inépuisable. Pendant qu’il s’époumonait, moi je respirais librement. Et alors qu’il crevait à petit feu, je n’étais pas là. Ma main, posée à plat sur le papier, est moite, la sueur coule entre mes omoplates, mes joues sont en feu. Mon corps m’a devancée dans la honte. Fébrilement, j’ai tiré une autre feuille…
… je ne suis pas non-voyant, ni mal voyant, je suis aveugle. J’ai été rendu aveugle. Je suis né une autre fois et encore une autre, et après avoir perdu la vue j’ai cessé de naître. Au bout de mes doigts, des yeux ont poussé. Je vois les mains tendues. Le vitré de mes yeux s’est dispersé. Est-ce qu’il coule dans mon sang? Est-ce que des tas de petits yeux se baladent dans mes veines? Observant le fond de mes os? Prêts pour donner le signal de la fin? Ce n’est pas venu d’un coup, j’ai eu le temps de voir encore. Les taches noires grandissaient. Mes yeux rongés comme des miroirs. Et le tain s’est finalement effrité. Une fois pour toutes. Le rideau est tombé. Il y a des images qui se baladent un peu partout à l’intérieur. Je peux les amplifier. Je peux les multiplier. Elles sont là, dans un passé criblé de lumière. Les images du présent aussi sont là, elles sont forcément là, sauf que je ne les vois pas. À quoi ressemble le présent? J’en connais l’odeur et les sons, les contours aussi. Je le connais par le toucher. Après commence le vide, sans limites visibles, sans horizon, sans paysage. Le présent a pris le large, tu comprends?
Je suis né plusieurs fois et toujours sans mère. Génération spontanée. Mise au monde en l’état. Je suis né le jour où j’ai descendu l’escalier de l’immeuble où je vis maintenant et que je ne quitterai plus. Je suis né le jour où j’ai commencé le saxo, je suis né chaque fois que j’ai porté cet instrument à ma bouche, je suis mort le jour où tu as disparu de ma vie. Je suis né aveugle enfin. Riche après avoir été pauvre, immensément pauvre. Et je suis mort la nuit où j’ai signé le pacte du démon. Les dernières cellules de mon sang se vitrifient, je serais bientôt desséché, je vais m’effriter, un morceau par ci, un autre par là. Je ne verrai rien, mais je sentirai les trous, ma main passera à travers moi, jusqu’à ce que je n’aie même plus de main. Je ne t’attends pourtant pas pour remettre ça. J’ai eu ma dose. Je t’attends pour que tu contemples ton œuvre. Je n’ai aucune envie de me venger, je n’ai pas deux gouttes de rancune en moi, non c’est...
C’est comme ça: tu fermes les yeux, les dernières images aperçues continuent à défiler, de plus en plus troubles et lointaines; puis tu cherches à ne plus les voir en toi, tu cherches l’obscurité, si alors tes yeux ne s’ouvrent plus, ce qui est une manière de dire qu’ils s’ouvriront peut-être, c’est-à-dire que ta paupière se soulèvera, mais qu’ils auront perdu la lumière, perdu la vision, qu’ils seront morts, que plus jamais de nouvelles images ne se formeront devant eux, combien de milliers d’images de plus en plus ternes, de plus en plus figées apparaîtront encore sous ces paupières inutiles? et comment le temps se fractionnera-t-il en jour et nuit? Mais dis-moi, là où tu es, y a-t-il encore un jour et une nuit, des saisons? Ou bien as-tu commencé la traversée du désert dont on ne revient pas? Auquel cas ces mots te parviendront plus vite que prévu, ils sont écrits noir sur noir.
Je repousse la feuille. Elle traverse ma table, s’arrête au bord du vide. Le rugissement du saxo d’Arthur résonne dans ma tête. Je suis en train de céder à l’envoûtement. Rien ne m’y pousse pourtant, rien. Je suis la maîtresse d’une cérémonie que j’invente de toutes pièces, et pour moi seule. Cette fois Arthur ne veillera pas sur moi, il n’a rien manigancé. Pas de petit buvard ni de cristal, juste des feuilles de papier jauni, couvertes d’une écriture à peine déchiffrable. Des zigzags, des lettres séparées les unes des autres, des lettres énormes, d’autres minuscules, des lignes descendantes, ascendantes et le texte arrêté par manque de place, comme si toute la fin allait se jeter dans le vide sous la feuille. Ces mots ne s’adressent pas à moi. Plus vite que ma pensée, ma main a saisi un cahier. Je l’ouvre. Sur la première page, dans une écriture nette aux lettres longues, un prénom et une date: Dita, mars 1975. Celle à qui les mots d’Arthur s’adressent? Un amour d’un autre siècle? En tout cas, celle qui a écrit ces cahiers les a abandonnés à Arthur, puis l’a abandonné à son tour. Il me faut un café, une cigarette. Je tire les rideaux, j’allume la lampe près du fauteuil. J’ai besoin de la nuit. En mars 1975, le jour nous ne le voyions que de loin quand il apparaissait sur un écran de salle obscure. Et je lis.
J’ai vingt-six ans aujourd’hui et je m’appelle Dita. Ce n’est pas mon vrai prénom, d’ailleurs qui s’en soucie? Je l’ai choisi à cause de Dita Parlo, l’actrice qui joue dans l’Atalante. J’aime tellement son regard désabusé, celui qu’elle a quand elle marche dans Paris, après avoir quitté son idiot de mari. Désabusé, mais gourmand aussi. Elle regarde la rue comme si c’était une friandise, et c’est aussi comme ça qu’elle regarde le beau gigolo qui lui fait des tours de magie. Alors Dita, ça me va. Vingt-six ans, c’est vieux, surtout que je suis pas née d’hier. Chaque année de ma vie compte double, au moins. Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça, et à qui? C’est juste au cas où je mourrais bientôt, il resterait quelque chose de moi. Mon amour pour elle, l’actrice des années trente, avec sa bouche en cœur et son air canaille. Ça, et puis ce qui va suivre, qu’Arthur lira quand il reviendra. Pour une fois que c’est lui qui part, je ne lui en veux pas. Ce qui suit, pour y revenir, c’est un scénario, mais comme je ne sais pas écrire ces trucs-là, c’est plutôt un synopsis, ou je ne sais quoi. J’ai pas l’esprit très clair ces temps-ci. Enfin, disons que toute la clarté dont je dispose, c’est là-dedans que l’ai mise. (J’ai dépensé tout mon fric pour du «younowat» et j’ai pété deux cordes à mon violon, ça m’a foutue en l’air.)
Lomé, Togo. 1975
Une jeune femme (Dita) revient à Lomé où elle a grandi.
Elle se souvient de ce qu’elle a vécu quinze ans avant.
C’est la fin de la saison sèche. Il fait très chaud. La nuit est envahie de moustiques et de papillons de nuit. Il y en a partout, près des lampadaires et des néons, près de la mer. Dans le bar où Dita attend l’aube, les lampes bleues insecticides crépitent sans arrêt, et elle regarde les insectes se faire griller. Les murs verts du bar sont couverts de papillons transparents et de geckos. En absorbant la couleur verte du mur, ils deviennent fluorescents. Les couleurs des néons bleus et des murs verts se reflètent sur les peaux noires autour d’elle. Un grand panneau publicitaire de bois très coloré surplombe le bar peint de bandes blanches, vertes, rouges et jaunes. Du vieux ghetto-blaster s’échappe Lady de Féla Kuti. Elle écoute en clignant des yeux pour jouer avec les couleurs du bar et des pagnes, qu’elle fait danser sur la musique. Personne ne fait attention à elle. Peut-être parce qu’elle est blanche (très blanche, presque translucide comme les papillons et les geckos). Peut-être parce que personne ne semble l’intéresser non plus. Elle boit une bière tiède. Elle mange des arachides dont elle casse les coques avant de les jeter par terre et de les écraser avec ses pieds. Elle fait ça en mesure, en suivant le saxo de Féla comme si elle dansait assise. Près d’elle, sur une chaise, il y a un étui d’instrument de musique. On devine à la forme que ce n’est pas un instrument à cordes. Devant elle, sur la table, il y a un petit paquet d’herbe. Elle roule des joints très fins, qu’elle fume comme ça, sans ajouter de tabac.
Une fille se lève, elle est très grande, musclée, avec un pagne vert et jaune et un tee-shirt moulant dont le blanc devient éclatant sous les lumières bleues. La fille est très défoncée. Ses yeux roulent, ses tresses sont droites sur sa tête, elle ressemble à une fourmi combattante. Elle commence à danser. Lentement d’abord, comme si elle tâtait du pied la température d’un bain, puis elle y va carrément, et une autre fille la rejoint, plus petite, habillée à l’occidentale, avec une robe bleue en satin qui glisse sur sa peau très noire quand elle bouge. Dita les regarde avec ravissement. Elle continue à casser des coques d’arachides. Le morceau de Féla s’arrête et avant que le patron ait changé la cassette, elle sort un saxo de l’étui posé à côté d’elle, se lève et commence à jouer quelque chose de très doux, très lent, inspiré d’une ballade de Coltrane. Les filles dansent ensemble. Des couples se lèvent aussi pour danser. Le patron pousse des tables et tout le bar se balance doucement sur la musique de Dita. Des passants, avec des bassines sur la tête, s’arrêtent et regardent ce spectacle étrange: une fille blanche qui joue dans un bar juste avant l’aube.
Flash back (on entend encore la même musique que dans le bar). On voit Dita marcher dans les rues du centre de Lomé. Il fait jour. Elle a son saxo avec elle et un petit sac de toile en bandoulière. Elle s’arrête devant une banque et entre. Elle se plante devant un guichet et sourit à l’employé tout en sortant quelques liasses de billets de son sac, qu’elle pose sur le guichet.
Elle dit:
— C’est la première fois que je mets mon fric à la banque, c’est un grand jour.
L’employé semble ne pas comprendre. Il compte les billets et lui donne un reçu. Il lui explique qu’elle peut venir retirer de l’argent, mais pas avoir de chéquier.
— Les iovos, ils veulent des chèques (il dit «cheikhs»), mais y en a pas des cheikhs, il faut venir prendre l’argent ici.
Elle hoche la tête et se marre. On sent à son air qu’elle savoure tout ce qui se passe. L’accent africain, les vieux guichets, les dégaines des autres clients. Elle porte des vieux jeans bleu foncé et un tee-shirt vert avec un dessin sur la poitrine: un poisson-chat rouge. Les longues moustaches marquent une ligne, juste à l’endroit de ses seins. Ses cheveux roux et raides sont coupés juste au-dessus des épaules. Ses yeux sont d’un bleu très foncé, qui s’éclaircit légèrement avec la lumière du soleil. Elle ne porte aucun bijou, seulement une énorme montre de métal argenté avec un bracelet en cuir usé. Une montre d’homme. Elle est très mince, presque maigre et de taille moyenne. Sa peau est très blanche, comme si le soleil ne l’atteignait pas. Elle n’est pas particulièrement jolie. Son visage triangulaire est régulier, sa bouche est assez grande, elle a une petite bosse sur le nez, un grand front et de très grands sourcils plus bruns que ses cheveux. Ses seins sont petits et elle a une allure plutôt androgyne.
Elle prend un taxi et lui indique une direction. Le taxi longe la mer vers le sud de la ville, tourne dans un chemin de terre entre des cocotiers et s’arrête. Elle descend et marche encore quelques mètres jusqu’à la plage. Elle s’assied sur le sable et regarde la mer. (À cet endroit de la côte, la mer a submergé une route et les vagues dangereuses se brisent sur cette bande d’asphalte immergée.) Il y a une étendue d’eau calme entre elle et la vague monstrueuse. Des enfants passent et repassent devant elle, mais elle n’a rien à leur donner. Finalement, elle les appelle et leur demande d’aller lui chercher un coca. Elle leur donne suffisamment d’argent pour qu’ils en achètent pour eux. En les attendant, elle enlève son jean et s’assied en tailleur face à la mer. L’ombre d’un cocotier découpe des rais sur sa peau. Elle pose l’étui du saxophone devant elle et sort du papier et un stylo de son sac. En se servant de l’étui comme d’une table, elle commence à écrire. On entend, en voix off, ce qu’elle écrit et on voit les images qu’elle décrit.
« Salut! Ça fait une semaine que je suis là, et j’ai pas chômé, et presque pas dormi. Aujourd’hui j’ai mis mon fric à la banque. Il faut dire que les autres blancs qui traînent dans le coin, fourgueurs de bagnoles et dealers, trafiquants de diamants à la petite semaine et pochetrons libidineux, ne m’inspirent heureusement pas la moindre confiance. L’arnaque, je peux quand même la renifler. Quand je joue du saxo, je vois tomber les masques, et je sais tout de suite à qui me fier, y compris avec les autres musiciens. Je ne cherche ni l’aventure ni la combine, je cherche juste à frotter ma musique à autre chose, d’autres sons, voix, couleurs, espaces. Tous les matins, je joue sur la plage avec le fracas de l’océan, pour une poignée de gamins qui me donnent tout un tas de trucs inutiles. J’habite une cabane face à la plage, j’ai un hamac, un auvent, des cocotiers, des poissons grillés, des copines qui chantent sur ma musique et des prêtresses vaudous qui battent le tambour sur mon saxo. J’ai composé, sans presque dormir, une symphonie pour sax, pluie et orage, et je n’ai pas senti la morsure des moustiques. Une légende s’est répandue vite fait: il suffit de m’écouter jouer les nuits de la saison des pluies et les moustiques ne vous piquent pas. C’est vrai que ces nuits-là nous sommes tous insensibles aux morsures, détachés de nos corps, et quand les Togolais se détachent de leur corps, ça donne quelque chose de terrible. Ils sont alors immédiatement possédés par un esprit, exigeant, assoiffé d’énergie. C’est cette énergie qu’ils transmettent à leurs tambours, à leur danse et à ma musique. Une énergie qu’ils balancent comme ça, sans aucune hésitation. Ici, il n’y a que des instantanés. C’est comme ça que je le sens.
L’humidité et la tempête naissent de ma grande corne d’or étincelante dans la lumière des éclairs. Pour tous, je suis possédée par Ogun, le dieu forgeron, et pour tous, je forge des termitières-cathédrales de sonorité. Avec les notes les plus basses, quand la musique s’enfonce dans les graves, je vois les seins des filles qui pointent sous les tee-shirts. C’est une de tes combines, je sais, mais ici, ça marche à tous les coups. Alors, s’il fallait mettre mon pactole à la banque, pourquoi pas? Parce que je le sens: jamais de ma vie je ne serais aussi insouciante. Et puis, aller à la banque à Lomé, ça n’a évidemment rien à voir avec la banque du boulevard Montparnasse. Des grosses nanas-Benz arrivent en se dandinant, et posent d’un coup sur le comptoir une montagne de billets, grands comme des serviettes de bain. Elles regardent le caissier droit dans les yeux. S’engage alors un dialogue auquel je ne comprends rien, mais dont chaque son est un bienfait. C’est une langue agréable à l’oreille. Ces grosses dames entortillées dans leurs pagnes, je les ai charmées au sein même de leur empire. En plein midi, j’ai joué pour elles dans le marché aux tissus sur lequel elles règnent. Elles ont balancé leurs gros derrières, elles ont dansé et ri, elles m’ont gavée d’igname, de sauce au crabe, et de lait de coco. Elles m’ont promis des châteaux en Afrique et, comme elles m’ont prise pour un garçon, elles m’ont offert des pagnes colorés pour ma petite amie! Elles sont dures en affaire, mais pas avares quand on sait les prendre. Je n’ai qu’à jouer du saxo pour les voir sourire. Je suis venue de nulle part. D’où? Elles n’en ont pas idée. D’une ville sans doute. Mais laquelle? Et sur quel continent? Le froid? Elles rigolent: “C’est quoi ça le froid?” Là-dessus je te laisse. La nuit tombe tôt sous les tropiques et j’ai envie de me baigner. Je reprendrai cette lettre plus tard.»
Les images du marché aux tissus s’estompent. On revient à la plage.
Elle écarte l’étui du saxo et regarde l’océan. Sur son visage flotte un petit air satisfait. On comprend que tout ce qu’elle a écrit est pure invention, puisque la saison des pluies n’a pas encore commencé. Elle rit et dit tout haut, «je suis imbattable au jeu de qui envoûte qui».
Les enfants reviennent et lui donnent son coca. Elle le boit et enlève son tee-shirt. Dessous, elle porte un haut de maillot de bain, d’un vert très clair. Les enfants rient en voyant ses seins si petits et sa peau blanche. Ils se moquent d’elle et mettent leurs mains devant leur poitrine, mimant des seins plus gros. Elle se moque à son tour de leurs gros derrières en mimant avec ses mains de la même façon.
Après, on la voit nager et flotter les bras en croix à ras de l’eau, comme si elle volait. Elle sort la tête et revient sur la plage. Les enfants assis, les jambes étendus devant eux, la regardent arriver en riant. Ils ont gardé son saxo. Elle sort une serviette de son sac de toile, se sèche et s’en va en faisant un petit signe de main aux enfants. Ils lui sourient. Le soleil commence à décliner et elle marche sur la route. C’est une route poussiéreuse, bordée de maisons basses. Près des gargotes, des hommes jouent aux dés ou aux cartes. Des femmes marchent avec des bassines sur la tête. Dita continue à marcher sans héler de taxi. Gros plan sur son visage. Elle a l’air triste tout à coup. Elle pense à son enfance dans cette ville. On entend à nouveau sa voix et les images dont elle se souvient se substituent peu à peu à sa marche le long de la route.
Voix off. «C’est ici, que j’ai grandi. J’y suis arrivée toute petite, c’est sur cette terre rouge et sèche que j’ai fait mes premiers pas. Mon père était instituteur et ma mère était infirmière. Nous habitions une maison basse, enfouie dans les palmiers et les bougainvillées. À la lisière du quartier africain. Les tambours du quartier de Bé, battaient des nuits entières dans les couvents vaudous.»
Fondu enchaîné. On voit des images rapides d’une femme blanche et d’une petite fille dans la cour d’une maison. La femme est assise, avec une bassine devant elle, entre ses genoux. Elle trie des haricots. La petite fille joue à la marelle. Elles se tournent toutes deux d’un coup vers la porte extérieure et un homme blanc entre. La fillette ne bouge pas, ne court pas vers lui. La femme ne sourit pas, relève à peine la tête. On sent qu’il n’y a ni bonheur ni complicité entre eux. L’homme passe. On ne voit pas son visage. Il entre dans la maison et claque la porte. La mère et la fille se regardent un instant, puis reprennent leurs activités.
Voix off. «Je n’avais le droit d’aller nulle part. La plage était interdite, parce que chaque semaine, la vague assassine ramenait un corps noyé. Le marché était interdit. Je ne connais pas la raison de cette interdiction. J’ai grandi comme ça, dans un monde minuscule, hérissé de barrières invisibles. Si je parlais trop fort, mon père me battait. Si je sortais sans permission, il me battait encore. Si je ne mangeais pas tout ce que contenait mon assiette, si je répondais à ma mère, si mes devoirs étaient négligés, si je me levais trop tard ou trop tôt, si je regardais dans le vide, si je ne baissais pas les yeux quand il me parlait... il me battait. Sur ma peau blanche de rousse, les doigts de sa main laissaient des marques rouges des jours entiers. Les enfants à l’école se moquaient de moi. Au milieu des enfants noirs, j’étais blanche et rouge et mes taches de rousseur les faisaient rire.»
Des images de violence. Le père (toujours de dos ou en contre-jour) qui lève la main sur elle, qui la poursuit dans la maison avec une lanière. Elle, enfant, assise par terre qui regarde ses jambes striées de marques rouges. La mère ne dit rien. Elle ressemble à une somnambule. Son visage est sans expression.
Voix off. «C’était sans importance, tout était sans importance. Je lisais tout ce que je trouvais. J’avais un hamac et un singe. Je rêvais de devenir une grande pianiste, mais je n’ai jamais eu de piano. Seulement un violon que la chaleur faisait souffrir autant que moi. Quand mon sang a coulé, ma mère m’a dit que l’enfance était finie. Après, j’ai découvert le soleil. Couchée par terre, nue, sur la natte derrière la maison, je laissais le soleil me pénétrer. Ses rayons entraient dans mon sexe et montaient lentement en moi. Je ne connaissais plus d’autre jeu. J’appelais ça le mariage avec le soleil.»
Un midi, dans la cour. La fille a dix ans, elle joue avec son singe (on entend une partita pour violon seul). La musique ne cadre pas avec l’ambiance. Se superposent des tambours, des voix parlant en mina. La blancheur de Dita ne cadre pas non plus. Autour d’elle, les bougainvillées, les murs ocres, la lumière crue de midi. On sent l’extrême solitude de cette fille, elle a l’air désemparée, elle transpire. Puis elle ôte ses vêtements. Nue, elle semble encore plus blanche, on ne la voit que de profil, elle est très plate, très maigre, elle se couche par terre sur une natte, au soleil. On voit son visage et, pour la première fois, elle sourit.
Voix off. «Ce que je ne savais pas c’est que des yeux se mélangeaient au soleil. Pénétraient aussi à l’intérieur de moi. Voyaient ce que je ne voyais pas. Un sexe de petite fille, rose, un coquillage ruisselant sous les caresses du soleil. Alors un jour, les yeux sont venus plus près. J’ai senti une douleur et un poids sur moi. Le soleil ne m’avait jamais fait mal et ne pesait rien. J’ai senti des mains, une peau suante, j’ai entendu un râle dégoûtant. Le soleil était silencieux, il laissait battre les tambours de Bé. J’ai ouvert les yeux et tout était rouge à cause de la lumière. J’ai vu le visage à la place du soleil, deux yeux vides, une bouche tordue. Je connaissais ce visage. La nuit, réveillée sous la moustiquaire, je l’imaginais mort. Mon père était là. Sur moi, et dedans aussi. La haine a pris la place du soleil en moi. Mon père a vu la haine lui aussi. Il m’a giflée. Il m’a dit que j’étais une salope, une putain à me trémousser toute nue au soleil, que je l’avais provoqué, que je n’attendais que ça. Après il est sorti de moi et du sang coulait entre mes jambes.»
On voit la scène du viol telle qu’elle la décrit. Le visage du père n’apparaît jamais. C’est une silhouette massive en contre-jour. Le père, d’abord dans l’ombre de la maison, qui regarde. On ne voit que les yeux en gros plan. Puis il sort. Il déboutonne sa braguette et se jette sur elle. La caméra recule. Il porte des vêtements sombres, on voit cette masse sur ce corps si blanc et si frêle. Après le viol, il se redresse et la regarde. Il la gifle et l’insulte, sa voix nous parvient de loin, hachée, comme s’il parlait dans l’eau.
L’image se fige sur le visage de l’enfant. Elle est en sueur, elle remue les lèvres, mais aucun son n’en sort. Le père a disparu. Dans la cour reste Dita, enveloppée dans un pagne qui regarde le soleil. Elle ne pleure pas, elle observe sa main, elle a du sang sur les doigts.
Fondu enchaîné. Retour à Lomé, 1975. Dita est arrivée devant un petit hôtel bon marché. Elle entre, salue le type de la réception et monte dans sa chambre. Une chambre simple et propre. Un ventilateur tourne, soulevant régulièrement le rideau et le bord du drap. Ça fait un étrange mouvement, comme si deux fantômes bougeaient en mesure. Elle pose ses affaires, sort le saxo, puis se déshabille et ouvre la porte de la petite salle de bain. Une douche, un lavabo, des murs jaunes. Elle file sous la douche sans allumer la lumière. Sous la douche, elle pleure. Après s’être séchée, elle enfile un short trop large en toile grise et un tee-shirt noir sans manches. Dans cette tenue, elle ressemble plus à un adolescent qu’à une jeune femme de 26 ans. Elle sort dans le couloir de l’hôtel et descend jusqu’à la réception. Le type sommeille devant un bureau, les pieds sur une chaise. Elle lui demande une bière. Il se lève lentement, ouvre un petit frigo et en sort une bouteille qu’il lui tend. Elle paye et retourne dans sa chambre.
Elle reste devant la fenêtre quelques instants, à boire sa bière. Il fait nuit. La rue est sombre. Il n’y a comme éclairage que les veilleuses des marchands ambulants, celles des gargotes et un réverbère, au bout de la rue. Sous sa lumière jaune, des enfants lisent leurs leçons. Des gens passent à pieds, marchant au milieu de la rue pas asphaltée. Il y a très peu de voitures et on entend distinctement les voix, les radios, des sonnettes de bicyclettes.
Dita sort la lettre et son stylo de son sac. Elle s’assied en tailleur sur le lit, prend un livre comme sous-main et se roule un joint très fin sans tabac. Elle tire quelques taffes et reprend l’écriture de sa lettre.
Voix off. «La nuit est venue. Il n’est que cinq heures du soir et j’ai une longue soirée devant moi. Mais maintenant, je me demande ce que je suis venue faire ici. Le lyrisme de cet après-midi s’est éteint. L’Afrique est lyrique, c’est vrai, mais là c’est fini. Des mauvais souvenirs me sont tombés dessus, des choses dont je ne t’ai jamais parlé. Ça m’a pris d’un coup, je marchais sur la route et mon enfance a surgi. Je ne peux pourtant pas dire que j’y pense souvent! Je m’en garde bien. Une toute petite partie de mon enfance, en fait. Une fraction de temps si réduite que j’ai du mal à me dire qu’elle a pu prendre tant de place dans ma vie. Je ne te l’ai jamais dit, mais quand j’avais dix ans, mon père m’a violée. Un jour, à midi, en plein soleil. Oui, violée, sa fille de dix ans, moi. Les coups ne lui suffisaient plus, il a fallu qu’il aille plus loin. Après il m’est arrivé quelque chose de très étrange. Écoute. »
On ne voit plus l’Afrique et Dita, mais un homme très jeune, en Europe, celui à qui cette lettre s’adresse. Il marche dans Londres. Il porte lui aussi un étui à saxo. Il est brun, pas très grand, avec des yeux très sombres et un visage très doux, presque féminin. Ses cheveux sont longs, il porte des jeans et un manteau en mouton retourné auquel il manque des boutons. D’une main, il tient le saxo, et de l’autre, le col de son manteau serré sur sa gorge. Il entre dans un couloir, descend un escalier couvert de graffitis et d’affiches, fait un signe au videur et entre dans une boîte. Avant de rejoindre la scène pour jouer, il prend un verre au bar et fume un joint. Lui aussi semble très solitaire. Pendant tout ce temps, on entend la voix de Dita qui lit sa lettre.
Fondu enchaîné sur des images d’Afrique.
Voix off. «Après le viol, la maison était vide, il était sorti. J’ai pris tout ce que je pouvais prendre et je suis partie. Je suis partie vers le nord. J’ai marché et j’ai pris des taxis-brousse. J’avais un peu d’argent. J’ai dormi n’importe où, là où on voulait bien me donner une natte et je suis arrivée à la région des savanes. Je voulais peut-être mourir, ou j’espérais que les sorcières dont les enfants parlaient à l’école existaient vraiment et que l’une d’elles me changerait en lionne ou en lynx. N’importe quoi, pas un humain. J’ai traversé un village, mais il n’y avait pas de sorcières et les gens avaient un peu peur de moi. Les esprits sont blancs et ont les cheveux lisses et longs. J’ai dû perdre la boule et j’ai commencé à marcher hors de la route. Je suis arrivée dans un endroit qui s’appelle le “Mont des aveugles”, mais ce n’est pas une montagne. C’est un enchevêtrement de termitières cathédrales. Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi beau. Peut-être parce que ce n’étaient pas les hommes qui les avaient construites. Ça ressemblait à de grandes maquettes de temples hindous ou mayas, rouges et jaunes, faites d’alvéoles dentelées, mais bien plus démentes que ce que les hommes peuvent créer. Pas une ne ressemblait à l’autre. Et ces gigantesques coraux d’argile étaient entièrement sculptés par des termites. Des insectes minuscules, incolores. Je suis restée là des jours et des nuits, devant les termitières. Ma gourde était vide et mes yeux brûlés, quand un villageois m’a trouvée. Il m’a ramenée au village. Je délirais, j’avais la fièvre. J’étais desséchée et aveuglée. Le sorcier du village m’a installée chez lui. Il parlait français, il avait vécu à Lomé et appris avec les Pères Blancs. Ce n’était pas un vrai sorcier, mais plutôt le prêtre de leur religion. Ils sont animistes et honorent les ancêtres. Il voulait me dire les prières que les Pères lui avaient apprises, je lui ai répondu que désormais j’avais une religion.
À moi toute seule. Je ne l’avais pas inventée, elle était venue à moi. Devant les termitières cathédrales, devant cette chose incroyable construite par de minuscules termites, j’avais décidé qu’ils seraient mes frères. J’avais chanté pour eux dans mon délire, j’avais inventé des prières. C’était la première fois. C’est lui, le sorcier, qui m’a expliqué que les termites étaient aveugles, qu’ils faisaient tout ça sans voir. Dans une obscurité sans fin. Écoute bien ce que je vais te dire maintenant, parce que c’est la première fois que je le dis et sans doute la dernière. Quand j’ai recouvré la vue, le visage de cet homme m’est apparu pour la première fois. C’était un vieil homme de la savane, décharné, le visage tout strié de scarifications et de rides fines. Il avait l’air tranquille et simple. Il n’avait sûrement jamais violé sa fille, ni aucune autre fille ou femme. Mais c’était plus fort que moi, une phrase ne cessait de me traverser, une voix de femme disait:
«Maintenant le temps du sacrifice est venu. »
Cette phrase revenait sans cesse dans mon délire, «Maintenant le temps du sacrifice est venu». Je pensais que c’était la voix de la reine des termites, elle aussi violée sans répit par le mâle, fécondée jusqu’à la mort, contrainte à pondre des milliers d’œufs, enflée jusqu’à éclater. Cette phrase me martelait le cerveau. La voix était aiguë, une voix de soprano coloratur. Elle s’enfonçait dans mon crâne douloureux. J’ai pris le couteau pour les scarifications qui était dans le coffre du vieil homme. Le manche en métal était froid dans ma main. Je l’ai tenu longtemps devant moi. La lame était effilée comme un rasoir. Des visages d’enfants avec leurs cicatrices fraîches et sanglantes s’y reflétaient. Le vieillard est entré, il a vu le couteau dans ma main, ses yeux roulaient dans leurs orbites. Il a crié quelque chose. La peur était là dans mon ventre, aiguë, tranchante. Derrière moi, pour me soutenir, j’entendais le bruissement des armées de termites aveugles. Tout est devenu rouge devant mes yeux, le couteau s’est mis à ruisseler, les murs à s’embraser, je voyais les yeux du vieux sorcier, exorbités, affolés, et c’était comme si les termites me poussaient, guidaient ma main vers ces yeux rouges… D’un seul geste, j’ai labouré la chair et les yeux de l’homme avec la lame tranchante. Une fois, et l’étonnement a figé son cri; une fois encore, et la douleur lui a arraché un long gémissement. Il est tombé à genoux et avant de poser ses longues mains sur ses orbites sanglantes, il a levé la tête vers moi. Voulait-il que je voie mon œuvre? Je n’ai pas attendu qu’il hurle ou appelle, c’était l’heure où presque tout le village était dans les champs. J’avais une chance de leur échapper, alors j’ai attrapé un pagne pour m’abriter du soleil et je me suis enfuie. C’était mon premier sacrifice à cette religion étrange, ce culte des termites. Si je n’avais pas fait ça, il est sûr et certain que ce délire aurait disparu avec la fin de la fièvre et mon retour dans la ville. Mais ce sacrifice a scellé une alliance avec les termites, je ne pouvais pas reculer, je ne peux plus reculer. Je ne peux plus... «Maintenant le temps du sacrifice est venu.»
Pendant tout ce temps les images qu’elle décrit sont venues se superposer à celle du jeune homme jouant du saxo dans la boîte de nuit à Londres. La savane, l’enfant, sa marche, les termitières, etc. Quand elle lève enfin son stylo et regarde devant elle, il retire le bec du saxo de ses lèvres et ouvre les yeux. On ne voit que deux orbites vides, et, en tâtonnant, il retourne s’asseoir au bar. On entend une musique de saxo, bourdonnante, comme des milliers d’insectes.
Elle écarte le livre qui lui servait de sous-main, se lève, et enlève son short. Elle enfile un pantalon de toile large qui flotte autour d’elle, des sandales, se coiffe, dépose quelques objets dans un petit sac à bandoulière et sort sans le saxo. Elle marche très vite jusqu’à une boîte de nuit. Le trottoir devant l’entrée est encombré de voitures et de gens. De très belles filles, habillées avec des robes très chatoyantes et des types blancs et noirs, tous très bien sapés. Elle entre. Une musique africaine dansante, une boule qui tourne. Un côté un peu ringard. Un bar où s’ennuie une brochette de types blancs. Un barman qui danse en préparant des cocktails. Elle a un sourire moqueur. Elle va vers le bar, s’assied et commande une bière. Un des types blancs la regarde avec insistance. Au bout de quelques instants, il se lève et vient s’asseoir sur le tabouret près d’elle. Il s’accoude au bar, et la tête sur la main, tourné vers elle, il continue à la regarder, mais on voit nettement qu’il hésite, que son regard balaye la salle et le bar à la recherche d’une fille plus à son goût. Gros plan sur son visage sans grâce, très viril, ses cheveux courts. Puis la caméra recule tandis qu’il amorce une conversation avec Dita. On n’entend pas ce qu’ils disent, la musique recouvre leur dialogue. Ils se lèvent et rejoignent la piste. Ils dansent l’un en face de l’autre. Elle ne le lâche pas des yeux. Lui, il est déjà pas mal bourré. Elle l’entraîne vers la sortie, toujours en dansant. Il la suit avec un sourire figé. La suite est saccadée. À la sortie de la boîte, elle lui prend le bras et le guide rapidement dans les rues. Il se plaint de ses premiers jours à Lomé, de la chaleur, des moustiques, de la nourriture trop épicée, des odeurs, de la lenteur des affaires, de la bêtise des nègres. Il dit ça, «la bêtise de ces gens, ces nègres». Elle ne lui répond pas. Elle rit d’une manière artificielle. Ils sont arrivés au bord de l’océan. La plage, dans la nuit, est déserte, le fracas des rouleaux couvre leurs paroles. La caméra filme vers l’océan. On voit une bande de sable, les énormes vagues blanches dans la nuit et la chemise blanche de l’homme. Dita est plus sombre. On doit oublier que la ville est juste derrière. La caméra se rapproche et les prend en contre-plongée. Le visage pointu de Dita et la mâchoire carrée du type, tous deux face à face. Elle tourne autour de lui en courant de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’il l’attrape par un bras et la jette violemment sur le sable. Elle roule lentement d’un côté à l’autre, puis elle s’assied et le regarde en souriant, les bras tendus derrière elle, en appui sur les mains. Il commence à ouvrir sa braguette. Il a déjà tiré sa chemise hors de son pantalon. Elle fouille dans son sac. Croyant qu’elle cherche un préservatif, il dit «t’es parée, hein! ma petite salope». Rapidement, elle sort un objet qu’on ne voit pas et le pose près d’elle dans le sable. Quand il s’allonge à côté d’elle et commence à essayer de la déshabiller, elle lui échappe vivement et s’accroupit au-dessus de lui. Elle tend la main gauche vers le sexe de l’homme, tout en le regardant avec un sourire. Il se détend et se laisse aller en arrière. Alors de l’autre main, elle saisit l’objet qu’elle a posé dans le sable, on entrevoit une lame courte. En un éclair, elle lui laboure le visage d’une tempe à l’autre. La caméra en plongée se rapproche du mouvement de va-et-vient sur les yeux de l’homme couché. Le mouvement est le même qu’avec le sorcier, elle passe sur un œil et continue sur l’autre. Puis elle recommence dans l’autre sens. Elle l’observe un instant. Lui, replié sur le côté, a ouvert la bouche et posé ses mains sur ses orbites, ses cris sont assourdis par le fracas des vagues. Il lève les bras et tente de la saisir. Ses jambes miment le mouvement de ses bras. Dita lui échappe et les mains du type se referment l’une sur l’autre dans un geste d’étranglement. On entend des gémissements, des bribes d’insultes. Elle se relève alors et court vers l’océan. Elle marche dans l’eau jusqu’à ce qu’elle n’ait plus pied, puis elle nage le plus vite qu’elle peut, s’approchant dangereusement de la barre, la vague immense (à cet endroit il n’y a pas de route submergée pour la retenir). Quand la vague l’atteint, elle ne lutte même pas. Un solo de saxo très free et suraigu accompagne cette dernière scène. Son sac avec la lettre est resté sur le sable. L’homme est maintenant à genoux, les mains sur les yeux, la bouche ouverte, son hurlement est englouti dans les fracas mêlés du saxo et de l’océan.
La dernière image est une immense termitière dans la savane. On entend un son étrange de vent s’engouffrant dans des tiges creuses et des rires très cristallins. Des rires de très jeunes enfants.
F I N
Je referme le cahier du bout des doigts et retire mes mains vite fait. Il est là, devant moi, avec sa couverture verte, d’un vert de moisissure. Une couleur empoisonnée. C’est à ce moment que j’avale enfin ma salive. Comme si ma lecture avait suspendu toutes mes fonctions vitales. Ai-je respiré? transpiré? salivé? Je suis comme une pierre ou une coulée de plâtre. Évidemment, ça aurait pu être pire. Nous aurions pu en arriver à des histoires d’œil autrement plus corsées, si j’ose dire. Des festins de prunelles roulées dans la chapelure, des yeux introduits tout humides dans des vagins. Mais ça reste vraisemblable, à la mesure d’une vengeance névrotique et c’est ça le pire. La vraisemblance. Jusqu’à son autosacrifice coupable. Les yeux fermés, je cherche dans ma mémoire les formes des termitières cathédrales. C’était il y a si longtemps et je ne suis jamais retournée en Afrique. M’avaient-elles plus étonnée que le reste ces constructions d’argile? La traversée de la Savane avait été un long apprentissage de la poussière, j’aurais voulu marcher, c’était impossible. J’étais bringuebalée à l’arrière d’une camionnette. Peu à peu, mes cheveux, mon visage, mes vêtements s’étaient recouverts d’une pellicule de poussière rouge, une gangue, une carapace. Moi aussi, j’avais pensé aux insectes, admis qu’eux seuls pouvaient survivre dans cette poussière. Eux, et les troupeaux que je voyais passer au loin. Vol d’insecte, viol d’inceste. Se rendait-elle compte de sa naïveté? Naïveté ou pas, son scénario n’est pas si mal. Mais qu’est-ce qu’il vient foutre là? On retourne la carte Arthur et c’est la carte Dita qui apparaît, masquant la carte Nell. Les jeux sont loin d’être faits. Et puis, elle est là, soudain, près de moi. Une présence terrible. Sa vie en moi, le long de mes veines. Elle parle des pères d’un autre temps. Non, je me suis trompée, elle n’est pas naïve, c’est seulement que la lucidité n’a que faire des complications. Elle est sous une douche de lumière et l’ombre qu’elle désigne est pleine jusqu’à la gueule. Du condensé d’obscurité. D’un noir illimité… De si mauvaises éducations. Des enfants élevés dans la peur. Toutes ces figures mauvaises qui tremblaient dans les coins, dans les caves, sous les escaliers. La peur comme un moyen de nous immobiliser, de nous faire prendre la mesure de leur pouvoir. À coup d’angoisses. Nos voix qui se cassent devant l’autorité suprême. Lui dire, ne pas lui dire, lui demander, ne pas lui demander. Tous les boulons de la mémoire qui sautent sous sa voix. Et puis ceux qui, certains, ceux qui allaient plus loin, la chair de leur chair. À eux. Y imprimer leur marque, l’avaler. Chronos ressuscité. Allant jusqu’à se repaître de ce qu’ils ont engendré. Autre temps. Celui des maîtres, des chefs, des guides, des pères de la nation. Des hommes élevés en des temps boueux. Des hommes façonnés à l’image de l’homme, dans la boue de l’homme. Des temps sans femmes. Sans leurs voix. Un monde ancien. Elle est là. Je sens ses pulsations, elles emplissent l’espace, dérangeantes, réveillant des bribes d’enfance sans joie. Des menaces, des interdictions. «Si au moins, j’avais eu un fils, il…» Il, il. Que n’aurait-il pas fait ce IL? On se le demande. Et c’est sur ces ruines que nous avons posé nos campements provisoires, nos genres bouleversés, nos nefs de folles. Et puis, bien sûr, les édifices ont recommencé à pousser, à s’enfler, mais le mal était fait et bien fait. Nous avions envahi l’agora et dévêtu les philosophes.
Je me roulai une cigarette et laissai passer du temps comme s’il était en son pouvoir de remettre ma vie à sa place. Lorsque je pensais être redevenue suffisamment insignifiante, lorsque les poussières eurent fini d’ensevelir les fantômes d’enfance, je pris les cahiers et les rangeais dans un coin de la bibliothèque. La vue de mes livres me rappela que je devais retourner travailler, restaurer et classer d’autres livres jusqu’à ce que ma tête ressemble à ces meubles pleins de petits casiers où l’on range des boutons dans les merceries.
Tourner en rond, déplacer des objets, ne m’avance pas à grand-chose. Chacun de ces objets me rappelle ma vie passée. Son décor s’est figé autour de moi. Et chaque objet est lié à mes amitiés. Ce sont eux que je retrouve le soir après avoir marché dans une ville que je ne reconnais plus. Dita n’est plus nulle part. J’ai beau soulever les cailloux, les boîtes, les prismes, les tessons de poterie. Inspecter la poussière. Rien. Et rien ne prouve qu’une Dita en chair et en os, et quel que soit son véritable prénom, ait vécu cette histoire. Comment a-t-elle pu passer inaperçue? Et pendant des années. Alors que je n’ai jamais cessé de voir Arthur, même de loin en loin. Est-elle encore là, cachée derrière ses yeux morts? Armée d’une pointe, fouillant l’intérieur de sa tête?
Reste qu’elle a peut-être été violée et qu’elle a eu besoin d’inventer un décor pour ne pas seulement couvrir des pages entières des mots: haine, viol, père. Mais est-ce vraiment tout ce qui reste? Quelque chose se dissimule, un fil que je refuse de saisir. Ma vie est devenue si terne depuis des années. Chaque jour, un peu plus, et avec désespoir, j’ai construit ma nouvelle apparence et je lui ai fourni les accessoires nécessaires. Est-ce que j’ai envie de bouleverser la vie de cette femme sérieuse, peu séduisante pour ne pas dire pas sexy, maigre pour ne pas dire desséchée, fuyante, pas bavarde, coupée du monde pour les raisons évoquées plus haut? Suivre Arthur est ce que j’ai fait de plus original depuis des années. Ça, et marcher la nuit. Que pouvais-je attendre de ma lecture? Être à nouveau transportée dans l’éblouissement de nos jeunesses? Entendre des mots oubliés, teintés d’hallucinations et de cruauté?
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