l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






7.

 

Le téléphone sonne. C’est Sam. Sa voix n’a presque pas changé. Les voix changent moins vite que les visages. Le temps intérieur ne se laisse pas impressionner par les verdicts de l’existence. Pour lui, la sentence aurait pu être sévère, et puis non, il a bifurqué. L’ombre du premier homme couvrait la terre entière, paraît-il. Ses veines et ses artères étaient un réseau de sentiers et de voies à la surface du monde, pleins de méandres et de croisements. Après, nous avons considérablement rétréci, mais nous avons gardé une tendance à changer de destination. Un silence… puis il reprend: «Nell?» Il dit mon nom comme s’il s’agissait d’une formule sacrée. Tendance à l’exagération chronique. «Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait plaisir que tu penses à moi.» La voix se rapproche, il parle tout près, «Nell! tu m’écoutes?». La voix s’éloigne à nouveau… Je l’imagine maintenant. Est-ce qu’il m’appelle du métro? Est-ce qu’il marche dans la rue? Impossible de voir Sam au volant d’une voiture, coincé dans un embouteillage. Ses cheveux noirs glissant sur mon ventre, ses longues mains occupées à nettoyer sa seringue, ses yeux qui s’éloignent dans l’inaccessible, un autre Sam. «T’es pas bavarde, ma vieille! Et moi, je dois filer dîner, ma petite famille m’attend.» Ça doit être vrai s’il le dit, il a donc trouvé un autre lieu inaccessible. Sam n’aime pas être suivi, aime disparaître. Un homme vague. Flux et reflux. Je réponds seulement: «Et?» «Et rien, je peux passer chez toi après le dîner, ça te va? ... Nell? Tu m’entends? T’habites toujours là, là…» «Oui, oui. Rue Lucien Sampaix. Tu vois je ne suis pas partie loin.» «Le temps aussi ça fait du loin… Et tu cherches Arthur? … Moi, je ne sais pas où est Arthur, c’est toi que j’ai envie de voir.» «On dit revoir…» «Si tu veux… alors 9 heures, ça te va?» « Je t’envoie le code de la porte par SMS. À plus.»

Sam et moi, nous nous sommes connus en 68, rue Gay-Lussac, sur une barricade. Un coup de foudre au milieu des pavés. Une semaine d’amour et de révolution. Je suis retombée sur lui six mois plus tard. Il avait commencé à se shooter, ne faisait plus de politique et errait dans les rues. Je l’ai ramené chez moi et je ne lui ai pas fait la leçon, même si ça me démangeait. Il est resté. Amour? Amitié? La question ne se posait plus. Et puis Arthur a débarqué dans nos vies. Et Gillette, et Jeff. Nos liens n’étaient pas définis, mais ils n’étaient jamais rompus. Jusqu’à ce que…
Voilà, c’est parti! J’ai ramené le passé sur le tapis. Il ne s’est pas fait prier longtemps, le passé. Moi qui croyais une chose pareille impossible, la machine à remonter le temps. Savoir jusqu’où elle peut s’emballer?

Sam est entré sans frapper. J’avais parié avec moi-même qu’il le ferait et j’avais laissé la porte ouverte. Je n’avais pourtant pas prévu que j’allais m’endormir dans mon fauteuil. Un bruit me réveille, il a heurté une chaise dans la pénombre. J’allume la lampe près de moi et le regarde un court instant. C’est étrange, il a l’air plus jeune qu’avant. Il n’a plus cette dégaine à la Gainsbourg qui faisait fondre les cœurs et les petites culottes des filles. Il semble avoir grandi. Tout semble plus grand, ses yeux, sa bouche, ses mains. Je suis impressionnée par cet homme que je ne reconnais que par bribes. Comme si dans un texte écrit dans une langue étrangère, on s’émerveillait de reconnaître les points et les virgules. J’ai envie de lui dire que c’est merveilleux d’être comme ça, fait de virgules et de points, mais il dit:
— Tu dormais? C’est marrant, attendre, ça t’a toujours fait dormir.
— J’ai bavé?
— ­Un tout petit peu.
— C’est à force de rêver d’escargots...
— … d’escargots?
— Écrabouillés dans un filet de quelques tonnes. Et ce n’est qu’un début, ça va sûrement me mener à un autre truc plus dégoûtant encore.
— T’as pas changé, toujours dans l’énigmatique et dans le décoiffé.
— Décoiffée, c’est sans solution. «Pas changée», c’est vite dit...
Il s’assied face à moi sur la chaise de bureau qu’il a tiré. Quand ses yeux sont passés sur les cahiers, il n’a eu aucune réaction. Manifestement il ne les a jamais vus. Maintenant nous sommes face à face et il m’observe, ses yeux sourient, mais pas sa bouche.
— Je suis content de te voir.
— Eh bien moi aussi. Je suis passée chez toi, Bernadette a dû te le dire, et après je ne savais plus si j’avais envie de te voir… Je veux dire te voir, oui, mais déranger… Oh et puis merde, je ne sais pas comment le dire.
— Tu veux dire que tu n’étais pas sûre de vouloir rencontrer le nouveau Sam, c’est ça?
— Une jolie jeune femme, une belle enfant, un grand appart...
— Si je ne te connaissais pas, je dirais que tu m’envies.
— Tu me vois avec une jeune femme?
— Laisse tomber, c’était juste pour éviter tes sarcasmes. Mais oui, ça va. Ou tu aurais préféré me retrouver dans l’état où tu m’as laissé? Au fond, c’est peut-être pour ça que tu as mis les voiles, tu en avais marre des épaves.
— Qui d’autre?
— Arthur.
— Mais non, Arthur n’était pas une épave, il avait son saxo.
— Prends ça dans les gencives, Sam!
— Faut dire les choses comme elles sont, c’est tout... Au fait, merci.
— De quoi?
— D’avoir réglé les factures, toutes les factures, appartement et le reste. Ça fait du bien de rentrer chez soi et de ne pas trouver les Durant-Dupond à sa place. Je les aurais sûrement étranglés, je serais en tôle maintenant.
— Il n’aurait plus manqué que tu sois à la rue en rentrant. J’aurais dû te prêter mon canapé et supporter les bouderies de Bernie.
— Les bouderies de Bernie? Bernie, c’est pour Bernadette?
— Voui, Bernadette de Saint-Hubert.
— ­Tu veux dire que maintenant elle s’appelle Bernie Bernovski? Ça a dû faire un choc aux de Saint-Hubert, un changement aussi radical.
­— On n’est pas mariés. Ça viendra peut-être. En attendant, elle est de Saint-Hubert, et Lorraine et moi, Bernovski. Et puis-je me permettre de te rappeler que les factures et tout ça, c’était il y a dix ans. T’es restée assise là à baver pendant tout ce temps?
— Mais oui, un long décalage horaire.
— Je ne me souviens même plus d’où tu revenais… Faut dire que tu revenais toujours de quelque part…
— D’Afrique.
— Ah oui, vous aviez tendance à vous croiser Arthur et toi. Tu allais ici, il était là-bas, et puis il allait ici et tu te tirais là-bas… Enfin un truc dans le genre…

Le grincement de l’ascenseur nous fait sursauter, nos regards se croisent, s’évitent, un instant je me demande si nous avons déjà tout dit. Plus je l’observe et moins je le reconnais. Quelqu’un a pris la place de Sam, il lui ressemble comme un frère dont la vie se serait déroulée autrement, sans douleur. C’est comme si tout ce qu’il s’est enfilé dans les veines pendant des années faisait effet maintenant, mais en douceur, sans l’horreur qui allait avec. Oui, c’est ça, il a l’air anesthésié.
— Arthur est allé en Afrique? Et où ça?
— Dans pas mal d’endroits. Au Togo assez longtemps. Il m’a écrit une lettre inoubliable, je ne savais même pas qu’il écrivait si bien.
— Et après?
— Après? Il est rentré… Mais dis donc, tu fais une enquête?
— En quelque sorte.
— Bizarre que tu saches pas tout ça. Je vous croyais très proches.
— On peut être proches et ne jamais se voir.
— Tu dis ça pour nous?
— Je dis ça comme ça s’est passé. Mais non, je ne voyais plus Arthur, je ne l’ai pas vu pendant longtemps et j’ai perdu le fil. Et il était seul en Afrique?
— Oui, pour ce que j’en sais, mais tu le connais, il n’a jamais tout raconté.

Je me suis levée. Maintenant que la réponse est peut-être là tout près, je me sens vidée. Le jeu peut prendre fin dans la minute qui suit, ou rebondir sur tout autre chose, mais auquel je ne serais pas préparée. Ne pas le laisser répondre tout de suite, ne pas anéantir ces quelques jours de loufoquerie, garder encore un peu de fantaisie, rien que quelques minutes.
— Tu veux boire un truc? Tu peux fumer, tu sais, on n’en est pas encore à se faire dénoncer par les voisins.
Il sort un paquet d’herbe de sa poche et du papier à rouler.
— Ah, j’aime mieux ça! Tu reprends du poil de la bête.
— Ne me dis pas que t’as pas de tabac.
Je sors du tabac à rouler de ma poche et le lui tends. Je me retrouve des années en arrière. Un soir d’hiver comme tant d’autres, Sam qui tente de décrocher d’une drogue dure en fumant joint sur joint d’une drogue douce, et moi qui sort du labo pour tirer une taffe, lui demande de changer le disque et repart bosser pendant qu’il plane au-dessus des déserts qu’il n’a jamais vus.
— Et maintenant, t’en as vu des déserts?
— Quelques-uns, oui. J’ai vu le désert de Gobi, le Néguev, le Nevada. Et vois-tu, contrairement à ce qu’on croit, ils ne se ressemblent pas. C’est dans le Néguev que j’ai vraiment décroché. Ce dont je ne suis pas peu fier, parce que là-bas tu trouves ce que tu veux. J’ai bossé dans un kibboutz, levé à cinq heures du mat, couché à dix, toute la matinée dans les champs, tout l’après-midi à apprendre l’hébreu, le soir il ne restait plus rien de moi. Plus le temps de penser à me shooter, j’en suis ressorti tout neuf.
— Moi qui croyais que c’était l’œuvre de Bernadette.
— Non, personne ne peut faire ça. Bernie a juste rencontré un cadre plein d’énergie, tirant un peu sur le pétard, mais, juste pour se détendre, avec un passé pas net, mais un avenir bien tracé.
Enfin nous éclatons de rire.
— On se fume ce truc et je me rentre, j’ai la permission de minuit.
— T’es censé être où?
— Ici, en ta compagnie, qu’est-ce que tu crois?
— Je ne crois rien, je ne sais pas! Je n’ai jamais vécu avec personne, enfin pas comme ça, je ne sais pas comment on fait. Un petit mensonge ça doit aider de temps en temps. Bernadette ne voulait pas entendre parler d’Arthur, elle a sûrement ses raisons, alors elle doit bien se douter que ça va venir sur le tapis. Je voudrais pas te causer des ennuis.
— C’est moi qui n’ai pas voulu en entendre parler pendant des années, donc on n’en a plus parlé et comme ça, elle ne sait pas que maintenant, je m’en tape. Mais si tu veux parler d’Arthur, parlons-en.
— C’est si grave que ça?
— Ça ne l’est plus. Si ça te suffit, moi, ça me va. On en parlera peut-être un jour, mais pour le moment, j’en ai pas très envie. C’est long dix ans, et ces dix dernières années, c’est toute ma vie. Avant, je ne sais pas, c’était peut-être toute ma mort, une de ses formes en tout cas. OK, la prochaine sera définitive, seulement moi, j’aurais déjà eu un aperçu. Bernadette a une immense qualité, c’est qu’elle m’a connu vivant, elle n’a pas eu à veiller un cadavre. Au kibboutz, j’ai eu le temps de réfléchir, j’ai même eu le temps d’arrêter de réfléchir, et tout n’en ressortait pas embelli par le souvenir, si tu vois ce que je veux dire. Arthur, quand je l’ai revu, j’avais plus envie de lui foutre mon poing dans la gueule que de lui sauter au cou. Le nuage de poudre dissipé, les flonflons de sa musique envolés, il me faisait l’effet d’un sacré connard, un gosse de riche. Ouais, je sais ce que tu penses… «comme moi», sauf que lui, il y avait la gloire en plus, et qu’il aurait pu rendre tout le monde heureux depuis belle lurette avec le fric de son père, toi en premier. Tout! il avait tout dans son berceau. Je vais pas te faire le coup de la valise en carton, d’ailleurs tu la connais mon histoire, mais quand mes vieux ont débarqué, c’était pas suivis d’un Steinway et de meubles tricentenaires. Ça a pris du temps pour qu’on mange à notre faim. Il n’y avait pas de soirées musicales tous les mardis, il y avait le kaddish pour les morts d’Auschwitz et le cancer de ma mère pour couronner le tout. Il avait une fâcheuse habitude, Arthur, très fâcheuse! il avait besoin que ça se défonce autour de lui, t’en sais quelque chose? Non? Pour ça il avait toujours du pognon, sinon, la cloche, et ça lui allait si bien. Sa musique était géniale, ça, je peux pas dire le contraire. Mais qui? Hein? Qui était heureux à côté de lui? Ou peut-être pas heureux, mais je sais pas moi…
— Épanoui?
— Si tu veux. En tout cas pas comme on était. Toujours sur la brèche, entre le LSD et le shit, pire encore pour moi.
— Mais personne ne voulait être épanoui, personne. C’était pas dans l’air du temps. On pleurnichait inlassablement pour quelque chose. La guerre, la famine, l’injustice, ça n’en finissait pas. C’était quand même pas Arthur qui inventait tout ça? Je ne me souviens pas avoir souffert à cause de lui. Plutôt le contraire. Sa musique, c’était mon unité de réanimation. Ça te fait rire? C’est pas comme ça qu’on dit? Et permets-moi de te rappeler que quand je t’ai retrouvé, tu te shootais déjà. T’avais pas besoin d’Arthur. Ceci dit t’as peut-être d’autres raisons de lui en vouloir, des que je connais pas.
— Des «que-tu-connais-pas», et c’est mieux comme ça. On se prendra un long dimanche d’hiver, quand Bernadette et Lorraine seront à la campagne et on sortira les violons et les bazookas.
— T’y vas pas à la campagne?
— Tu me vois dans le terroir? Fumant des pétards en douce, avec maman et papa de Saint-Hubert?
— J’ai déjà du mal à imaginer ma propre vie, alors celle des autres… Mais y’a quand même un truc que je voudrais savoir… «Dita», ça te dit quelque chose ?
— Dita? Pourquoi elle t’intéresse? il y a longtemps qu’elle n’est plus dans le circuit.
— Donc elle existe.
— Évidemment puisque tu m’en parles. Tu croyais quoi?
— Que c’était une invention d’Arthur. C’est complexe et ce soir on n’aura pas le temps de tout déballer...
— Arthur l’a rencontrée en Colombie, puis de nouveau à Paris, puis perdue, puis retrouvée, je ne sais combien de fois et à chaque fois ou presque, elle avait changé de prénom. Tu l’as peut-être connue qui sait? Giordane, Alma, Sabine? Ça te dit rien? Une rousse, extrêmement maigre, blafarde?
— Là tout de suite, je vois pas... je ne voyais quasiment pas de filles à côté d’Arthur, à part Gillette…
— Et toi?
— Moi?
— Ah! oui, c’est vrai! «Celle qui n’est pas elle!» Tu t’es vissé ça dans la tête…
— En quoi ça te perturbe?
— Il me semble que si quelqu’un est perturbé, ce n’est pas moi…
Je bafouille, cramponnée au pétard de Sam, tentant de disparaître dans le nuage de fumée, les mensonges bien préparés ne sortent pas, ma voix s’est retranchée quelque part.
— Je te l’ai dit, c’est complexe… et c’est une longue histoire… Arthur a juste prononcé ce nom…
Lui, il a pâli et son corps a eu un mouvement de bascule vers moi, comme si tout ce que nous allions dire maintenant était confidentiel. Il chuchote:
— Tu as vu Arthur? Tu l’as vu?
— Huum!
— Et?
— Et… rien. Il ne m’a pas vue, lui.
— Tu t’es cachée? Toi? Qu’est-ce qui t’a pris? Une soudaine timidité?
— Il ne m’a pas vue parce qu’il ne voit plus rien.
Nos têtes qui s’étaient rapprochées, s’écartent d’un coup. La voix de Sam retentit, aiguë :
— Tu veux dire...
Sa voix s’étrangle, ses yeux se ferment, il semble aspirer quelque chose en lui-même. Sans me regarder, les yeux toujours fermés comme si la réponse était inscrite derrière ses paupières, il chuchote en bégayant:
— Arthur… est aveugle.
— Oui…
— Eh bien! Tu mets dix ans à m’appeler, et quand ça arrive, c’est pas le genre de tout repos… Bonjour ça va? et toi? t’as pas changé… tu sais… bon… j’ai un couscous sur le feu! À la revoyure! C’est plutôt le genre bombe à neutrons, anxiogène et…
— Sam, t’es complètement défoncé!
— Non, il m’en faut plus que ça! Arthur est aveugle et tu me laisses vider mon sac de rancœur, de vieil aigri de mes deux...
— Et alors? Ça change quoi? Tu vas me faire le coup de la compassion maintenant? Je regrette ce que j’ai dit, et tout le baratin? Ou bien, comme nous tous, tu ne peux pas t’empêcher de l’aimer. Au fond, c’est ça? Hein?
— Ouais… c’est loin d’être aussi simple. Il y a longtemps qu’Arthur a été détrôné dans mon panthéon personnel, très longtemps. Et Dita n’y est pas pour rien... Excuse-moi, je... j’ai un SMS... faut que je... si c’est Bernie... je... Merde, je dois y aller, Lorraine fait des siennes, ça lui arrive de temps en temps, tu sais... je ne sors pas souvent, surtout seul, je vois pas où j’irais, je... je n’ai plus le temps de parler de tout ça… désolé...
— Alors on va aller se coucher avec nos mystères bien saignants et tout prêts pour le grand découpage et on verra lequel de nous deux a le plus d’insomnie. Mais je parie que ça sera toi!
— Je file, Nell… Putain! Merde! Arthur, aveugle!
Sur le pas de la porte, il se retourne:
— Hey! Dis-moi, jeune fille, si t’as vu Arthur, pourquoi tu m’as dit que tu le cherchais désespérément?
— Je ne sais pas… une idée comme ça… pour te faire réagir…
— T’avais pas besoin de ça… Je t’aime encore tu sais...
— C’est ça! Moi aussi. Dégage maintenant…
Il se marre, puis sa voix se perd dans l’escalier. Je ne lui ai même pas demandé s’il voulait un taxi.

Je cherche, mais qu’est-ce que je cherche? Je ne le sais pas moi-même. Je fouille le passé, comme on parcourt une ville qu’on a depuis longtemps quittée. Il y avait bien un mur ici, une porte là, un café sur cette place, mais où est la place maintenant? Même la mer avance, change ses rives, submerge des routes, ronge des falaises. Et moi je voudrais retrouver des pans entiers de vies éteintes depuis des années. Nous sommes tous, maintenant, tellement différents de ce que nous étions. Nous sommes des êtres numérisés désormais. Dans le photoshop de la mémoire, ni les visages ni les lieux n’apparaissent plus dans les calques, l’historique est effacé depuis trop longtemps. Un peu de lumière a été ajouté ici, un flou opéré par là, mais il n’y a pas de colonne à droite pour nous rappeler l’ordre de nos choix, et encore moins pourquoi on les a faits. Le visage d’Arthur est là, en pleine lumière. Une foule passe au ralenti et j’allume un projecteur. Vous! Oui, vous! Vous êtes désigné pour représenter tous les autres. Allez! allez! On ne discute pas. Vous l’avez déjà fait une fois. Vous étiez sur la scène et nous dans le parterre. Vous avez eu l’audace de nous hypnotiser, de nous envoûter, et j’en passe. Vous n’allez pas nous dire maintenant que tout ça s’est fait à votre insu. Que c’est pas votre faute ou je ne sais quelle excuse à la noix. Vous allez cracher un dernier morceau avant le départ. Il va falloir justifier le prix du billet d’entrée!
C’est abject. Je suis abjecte. Je peux pas lui foutre la paix à Arthur? Le problème, c’est qu’on ne sait jamais jusqu’à quel point les autres ont envie qu’on leur foute la paix, jusqu’à quel point ils n’ont pas envie justement qu’on leur donne l’occasion de mentir. L’occasion de se travestir. Soi, et tous les autres à la fois. Dans un bal masqué gigantesque, sous les fenêtres du monde. De notre monde.
Mais notre monde était tout petit. C’était une ville. Et encore, même pas ça. Quelques quartiers dans une ville, quelques rues. Des vraies rues, agitées et crasseuses. Jamais tranquilles, pas sûres, pleines de combinards et de rebuts et de petites gens comme on disait, qui trimaient et ne s’en laissaient pas compter. Des rues qui chlinguent, qui fouettent, avec des latrines publiques, mais seulement pour les hommes. Leur pisse nous poursuit jusque dans les cages d’escalier. Nous sommes toujours avec cette odeur dans les narines. Dans les escaliers aussi ça pue. Les chiottes sur le palier, les odeurs de cuisine grasse. Les mômes qui chouinent. Les parents qui gueulent. Paris et tous ses quartiers populeux. Quelle aura magique les couronnait pour que les fils et filles de famille viennent s’y incruster? Moi, j’étais passée de Montreuil à Belleville, ça représentait presque une ascension sociale. Mais les autres? Qu’est-ce qui les poussait à déserter les salles de bain familiales pour venir s’encrasser dans des taudis?
C’était hier, et dans cette puanteur, dans cette misère, nous passions comme des anges. Clinquants, colorés, pailletés. Toujours un rêve à la bouche, une idée derrière la tête, un joint dans le bec. Nous étions plein d’amour, une vraie rage que nous nous jetions les uns sur les autres jusqu’à la nausée. Nous aimions tous ces miséreux, chacun à leur tour. Nous les écoutions avec ferveur. Nous nous promettions de leur offrir des chiottes en or et l’éclairage public, comme l’autre, le camarade Oulianov. Nous les entraînions dans nos délires, ils nous crachaient à la gueule. Notre musique les révulsait, ils se levaient tôt, n’en avaient rien à cirer des hurlements de nos vinyles, et des saxophones, et des guitares. Nos fringues les faisaient rougir. Nos amours les faisaient crier au scandale. Nos drogues les inquiétaient et bravement nous allions jusqu’au bout. Et les filles en rajoutaient une couche. Nous avortions, nous quittions un mec pour un autre, nous dévoilions tout ou presque, seins, jambes, cuisses, épaules. Alors que dans les églises moches de ce petit bout de monde, les premières communiantes défilaient encore en blanc virginal. Prêtes pour le deuxième round, toujours aussi blanc et virginal, et toujours dans l’odeur des cierges phalliques et des gâteaux à figurines. Seules, pour la première cérémonie puis flanquée d’un pingouin pour la deuxième, l’ancêtre des poupées barbies, faut croire. Tout ça sous les yeux larmoyants des parentés endimanchées, endettées jusqu’au trognon pour cette bonne cause. Et nous étions là, vêtus de hardes, de nippes, de haillons de soie et de velours, ayant rejeté tout ce qui faisait leur vie, mariage, religion, famille, patrie, et ce qui va avec. Tant de siècles de souffrances que nous voulions abolir par la magie des mots. Liberté, imagination, révolution... Plus d’écoles grises où on battait les mômes, plus de femmes emprisonnées dans leurs cages familiales, plus d’hommes pressurés jusqu’à la dernière goutte par le labeur. Abolir la grisaille et la mesquinerie. Se déchirer de plaisir et non plus de haine. Y’en avait un paquet comme ça, tous les jours on en découvrait.
Ce tout petit monde était à nous. Et nous nous proposions de le parfaire, de le recréer meilleur, bien meilleur. Mais meilleur pour nous, pas pour eux. Dans un nuage d’opium et de shit, dans des cristaux d’acide et des frémissements électriques, dans des peaux nues et odorantes frottées les unes contre les autres, dans des festins orgiaques et des kilomètres de blabla. Pas de quoi s’étonner maintenant si leurs arrières-petits-enfants nous revendent notre jeunesse sous silicone. Le passé recomposé, vendu et revendu jusqu’à ce qu’il ressemble à ces habits de poupée de papier que nous découpions dans notre lointaine enfance, en suivant le pointillé, tirant la langue, préparant notre fuite dans un monde en vingt-cinq dimensions. On les a assez fait chier leurs aïeux! Pas de raison que, finalement, ils ne fassent pas fructifier l’héritage. Un joli coup de pub, notre jeunesse! Il n’en est donc resté que le merchandising? le marketing? Une forme de pantalon et un niveau de jupe? Et nos folies et nos discours et nos rires et nos délires? Trop difficile à placer dans le catalogue? Et nos morts, nos paumés, nos éclopés? et notre liberté? ah oui! chut! La ferme, Nell! Pas un mot à dire par les temps qui courent. D’un côté ça fait mal et d’un autre ça se fait plus, c’est pas tendance, t’as rien compris. Les modes reviennent, mais pas celle-là.
Alors, Arthur? Il était celui qui ne voulait pas, ne se laissait pas emporter vers l’avenir. Pas de pub, quelques enregistrements en clandé, des concerts improvisés. La liberté sexuelle pour lui, c’était de ne même pas avoir de sexualité. Pas d’emblème ni de panoplie. Un pas sur le bitume, un miroitement de cuivre, un murmure de voix, un hurlement de saxo, une main moite de vie, aveugle déjà à ce qui se dessinait. Mais Dita? La fausse note? Le démon d’Arthur? La femme rousse dans le tableau? Vampire? Succube? La tentation de saint Arthur? Ou son double féminin que je n’ai jamais soupçonné?

Sam me cache des trucs. Sam n’était pas convaincant dans sa fuite et son étonnement. Il savait pour la cécité, sinon il serait tombé sur le cul et n’aurait pas décollé avant deux plombes du mat. La nuit me rend lucide, ou l’herbe que j’ai fumée, ou alors je suis complètement parano, ou les trois à la fois. Comme chaque fois que j’oscille entre des lignes d’écrits fantômes, je suis du doigt les tranches des livres dans la bibliothèque, comme un paysan caresse ses épis de blé ou un avare son magot. Les titres se rencontrent, se disjoignent, se disputent. J’ai même un manuscrit que j’ai piqué. Je le parcours sans le lire, l’encre a bruni, comme si du sang s’y était mêlé. Le temps s’écarte entre le passage de la plume et le présent. Une blessure goutte à goutte sur la page. Rimbaud: l’âme des vieux soleils s’allume emmaillotée dans les tresses d’épis où fermentaient des grains. Je vais me coucher là-dessus, je n’irai pas plus loin. Un lit de paille incandescent, il ne s’en présente pas à tout instant, faut le saisir quand il est là. C’est le secret.

 

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