l'éclat |
L'enseignement Louis Guillermit
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Louis Guillermit, lecteur de Platon
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L'homme d'abord. L'exigence et la générosité. Exigence à l'égard de lui-même. C'est un kantien pratiquant. Une générosité infinie à l'égard des autres; une disponibilité totale. L'écouter parler est une leçon de morale ; la dissertation, une discipline. L'entendre expliquer un texte était d'une austère séduction. Justement, la chance veut que nous ayons conservé quelques-uns de ses cours consacrés aux dialogues platoniciens. Louis Guillermit plaçait les Grecs et la langue grecque au-dessus de tout. Il disait, en manière de plaisanterie, qu'un Grec ne pouvait dire de sottises, parce que la langue grecque lui rendait la chose impossible. Il connaissait admirablement la littérature grecque, bien évidemment la philosophie grecque ; mais déjà je peux préciser deux choses: Il répugnait à parler sur les fragments des philosophes. C'est ainsi qu'il affichait la plus grande méfiance à l'égard de ce qu'on pourrait tirer des Pré-Socratiques. Il mettait au-dessus de tout Platon. Pour lui, Platon était le plus grand philosophe de l'histoire de la philosophie. Ce n'est donc pas un hasard s'il nous reste heureusement des pans entiers de son enseignement sur Platon. Ce qui reste doit être distingué en deux catégories : Un manuel, conçu avec Khodoss, initialement prévu pour la collection des Grands textes philosophiques des PUF, et qui a été publié en 1988 aux Éditions de l'Éclat sous le titre Platon par lui-même. Cette introduction à Platon est composée de textes traduits et regroupés par Louis Guillermit. L'autre catégorie consiste en un ensemble de cours plus ou moins longs, sur les dialogues suivants :
Ce sont des cours rédigés, comportant toutes les références, avec parfois des notes marginales, et quelques notes séparées. Il n'y a pas de projet, par exemple, d'un essai sur la pensée de Platon. Pour lui avoir demandé bien des fois, «pourquoi n'écrivez-vous pas un Platon?», je ne suis pas étonné. Louis Guillermit affirmait qu'il aurait fallu être d'une prétention folle pour écrire un «Platon». Mais ce que nous possédons est extrêmement précieux et devait être publié. Deux volumes suivront ce premier ensemble sur Charmide, Lachès, Lysis, Euthyphron, et les deux Hippias: l'un consacré aux cours sur Gorgias, Ménon et Phédon; l'autre à ceux sur la République et le Sophiste. Comment se présentent ces cours ? Pour la plupart des dialogues, il s'agit d'un ensemble de feuillets d'écritures diverses. Je distinguerai trois types d'écriture. Une écriture d'une encre noire, assez charnue, qui est celle de la jeunesse. Une écriture plus régulière, plus serrée aussi, qui est celle que j'ai bien connue quand je suivais ses cours au Lycée Henri IV à la fin des années 50. Une écriture beaucoup plus fine, beaucoup plus contractée, plus petite et plus nerveuse, celle des dernières années. Ces écritures diverses montrent comment Louis Guillermit n'a cessé de travailler sur les mêmes textes. Il revenait sur tel passage du Phédon, reprenait l'explication ou le commentaire, considérait qu'une partie d'un cours antérieur pouvait être satisfaisante, et réorganisait la totalité de son exposé. Ainsi l'on peut dire que nous avons vraiment l'état de la pensée de Louis Guillermit sur ces dialogues, au moment de sa disparition. L'organisation des papiers est son fait. J'esquisserai seulement ici un aperçu de ce qu'ils contiennent. Il n'est pas question évidemment, de faire autre chose que de donner un éclairage sur quelques points qui me semblent particulièrement importants. Et d'abord sur la conception du dialogue platonicien lui-même. Il y a plusieurs niveaux d'analyse. Il faut considérer d'abord l'unité organique qu'est le dialogue. «Les dialogues écrits, dit Louis Guillermit dans une note, ne sont qu'un jeu, mais c'est un jeu sérieux. Ils ne sont qu'une incitation sensible, mais c'est celle de l'intelligible, l'index de la forme éternelle de l'Être et de ce qui est au-delà de l'Être, son principe, l'Un ou le Bien.» Le sujet du dialogue importe peu. Sur n'importe quel sujet le dialogue peut rendre plus dialecticien. Il faudra donc éviter, à l'égard du dialogue, une attitude esthétique c'est une erreur profonde de croire que le dialogue est une uvre d'art et une attitude littéraire et frivole, qui amènerait par exemple à considérer que le changement d'interlocuteur serait dû au souci de la variété. La première chose à faire, le premier devoir, sera donc d'expliquer le texte. Très souvent, en marge des cours, l'on trouve une formule du genre: «Il convient ici d'expliquer le texte.» Expliquer le texte, préalable inconditionnel, signifie rendre raison de toutes les données du texte, considéré comme philosophique. C'est-à-dire que tout doit être considéré comme nécessaire en vue de la démonstration ou de la découverte d'un problème authentiquement philosophique. Cela suppose que tout est nécessaire, que rien n'est laissé au hasard. À propos du genre «libre» du dialogue, c'est s'imposer une attitude de lecture qui implique la traduction, une méthode philologique sûre : mais qui refuse la varietas, le poikilon, qui récuse l'interprétation rhétorique, mais exige qu'on rende compte d'une particule, d'une réflexion apparemment insignifiante d'un interlocuteur, d'un détour socratique, d'un dicton, d'une anecdote. Il faut donc refuser l'alogos aisthesis chère au rhéteur. Pourquoi Platon a-t-il choisi le dialogue, et non une démonstration more geometrico? Parce que, ajoute-t-il dans la même note, «le dialogue est l'unique antidote possible à la nocivité de l'écrit, le seul moyen de préserver ce qui est essentiel à la philosophie, une recherche vivante et interminable qui ne saurait se figer dans des dogmes». Le Platonisme, contrairement à ce que l'on entend dire parfois, est une philosophie ouverte, inachevée dans son essence, et le cours sur Platon avait, je le pense, cette fonction cathartique fondamentale de nous empêcher de courir aux systèmes, dans le désir que nous en avions parfois, aux philosophies closes de type hégélien, par exemple. Il existe une pensée platonicienne, ou plutôt une pensée de Platon, qui coïncide avec l'ensemble de la trentaine de dialogues écrits qu'il a laissée. Cela implique un certain nombre de conséquences : Le dialogue doit être expliqué en lui-même. Expliqué et commenté, dans un commentaire continu. Cela suppose une attention scrupuleuse à l'égard du caractère du dialogue, de son sujet, de la qualité des interlocuteurs, et surtout une notion à laquelle je reviendrai, si fondamentalement grecque, celle de kairos, l'occasion. C'est ce qui relie le dialogue au temps, à la durée, ce qui ne veut pas dire au hasard. Car, et c'est la contrepartie nécessaire, il ne faut pas oublier qu'à ce kairos est attaché tout l'enjeu de la philosophie. Le dialogue doit donc être considéré aussi comme une partie d'un ensemble qui est la pensée platonicienne, c'est-à-dire qu'il doit être mis en relation avec cet ensemble. C'est ce que Louis Guillermit nous fait admirablement sentir. Telle phrase a l'air d'une banalité. En général le traducteur ne manque pas de rédiger une note pour faire apparaître soit le peu de sérieux, soit la banalité de l'expression. Je prends un exemple précis dans le cours sur le Gorgias, à propos d'une formule des Lois (IX, 854d), à propos de la fonction du châtiment : «Ou bien la peine aura rendu meilleur celui qui a été soumis à cette peine, ou bien elle l'aura rendu moins pervers.» «Formule, écrit Louis Guillermit, qui dans son apparente banalité a besoin d'être interprétée, faute de quoi, on pourra croire comme Croiset dans sa note, que le point de vue qu'expose Platon est celui-là même qu'exposait déjà Protagoras (324ac), ce qui semble d'emblée fort douteux... Il faut partir d'un texte du Sophiste (228d sq) définissant les deux maux de l'âme.» Je cite ce passage, mais on trouve constamment cette démarche. Elle exige bien évidemment, une connaissance précise de toute l'uvre platonicienne. Mais c'est bien plus qu'un éclairage donné au texte par un autre texte. Cela implique une cohérence, une persévérance, et même une obstination de la pensée platonicienne. C'est un point de vue qui n'est pas si constant sur l'uvre de Platon qu'on met facilement en contradiction avec lui-même, en renvoyant justement à la diversité, au caractère poétique de l'uvre. Certes, il peut y avoir des ruptures évidentes, volontaires, dans la pensée de Platon, par exemple, l'abandon de la théorie de la réminiscence au niveau du Timée. «Là, écrit Louis Guillermit, l'effacement complet de la réminiscence dans le Timée s'explique par des raisons précises concernant la conception platonicienne du Temps.» (Cours sur le Ménon). «Quand la différence du sensible à l'intelligible devient celle du divisible indéterminé à l'indivisible déterminé et que, comme dans le Timée, l'âme se présente comme dans un mixte d'indivisible et de divisible, un intermédiaire, il lui faut seulement, pour connaître, débrouiller par analyse la confusion qui est en elle. Cela suffit, alors que l'âme tombée et déchue avait besoin, pour remonter et se relever, de l'artifice de la réminiscence.» «C'est confirmé par le Phèdre qui mêle les deux conceptions et que, pour d'autres raisons, on met à la charnière des deux périodes du platonisme.» Nous sommes là au niveau d'une articulation de la pensée platonicienne, qui tente une solution nouvelle du rapport entre le sensible et l'intelligible. Mais que dire des «contradictions» que l'on se risque parfois à trouver chez Platon ? Avant de parler de contradiction, il faut examiner si l'on ne se trompe pas, c'est-à-dire si notre lecture n'est pas insuffisante. Je ne saurais donner un meilleur exemple de cette attitude qu'en citant la polémique entre Vlastos et Louis Guillermit, à propos d'un écrit de Vlastos. Cette polémique tenait à cur à notre maître; il m'en avait parlé plusieurs fois. Et j'ai eu le bonheur de la retrouver mise en forme par lui-même, dans ses papiers, accompagnée d'une lettre qu'il a dû adresser à Vlastos. Nous allons voir que si cette discussion importait à Louis Guillermit, c'est parce qu'elle engageait la méthode d'approche de la pensée platonicienne, et finalement mettait en doute le sérieux de cette pensée. Je vais essayer de restituer brièvement cette polémique, en suivant les articulations du raisonnement de Louis Guillermit, telles qu'il les donne. Thèse de Vlastos : dans les Lois, Platon renonce à la conception de la Justice qu'il exposait dans la République, en substituant l'égalité géométrique au ta eautou prattein [que chacun fasse ce qui le concerne]. Objection de Louis Guillermit : avant de l'affirmer, ne faut-il pas essayer de donner valeur canonique au texte de Lois V, 739ac? La notion de la Polis idéale de la République est intégralement maintenue (739de). Platon écrit les Lois après avoir pris conscience des raisons qui rendent la loi nécessaire, et passe ainsi de la sphère de l'idéal à celle du possible. Vlastos se fondait pour établir sa thèse, sur une citation du Timée 72a. Voici ce que dit le texte : «C'est une vieille et juste formule que celle-ci : Au sage seul, il appartient de faire et de connaître ce qui le concerne (to prattein kai gnônai ta te eautou) et de se connaître lui-même.» Mais la référence au ta eautou prattein, dans le Timée, à cet endroit, qui traite du foie, avant de passer à la rate, est très limitée. «Il paraît donc excessif et aventuré de tirer d'un texte aussi topiquement déterminé une conclusion aussi grave que celle d'un abandon de la définition de la justice proposée dans la République.» Il est vrai que les Lois marquent explicitement le décalage entre le possible qu'elles préconisent, et l'idéal de la République qu'elles rappellent sur deux points : 740a: la propriété. À défaut d'un communisme réel, on aura une conception communautaire de la propriété privée. 875cd : À défaut de la souveraineté absolue de la science et de l'intelligence, il faut choisir comme second best l'ordre et la loi. Mais au contraire, en ce qui concerne la gêometrikè isotès, il n'y a plus aucun écart à marquer ; c'est impossible, car ici il y a identité. Elle était bien au principe de la genèse du modèle de la République comme l'a reconnu l'auteur de la Grande Morale. C'était le principe constitutif qui permettait de recueillir finalement la définition de la Justice par le ta eautou prattein. Elle devient explicite dans les Lois qui doivent lui faire jouer un rôle régulateur, ou plutôt instrumental pour conquérir une égalité de droit sur une inégalité de fait. Il semble bien que c'est cette identité de principe qui est marquée dans Lois VI, 757cd. «Car il est bien certain que pour nous la politique est toujours précisément cela : la justice en soi, maintenant encore c'est en y tendant et en ayant les yeux fixés sur cette égalité qu'il faut que nous fondions la cité qui est présentement en train de naître.» Le jeu des adverbes aei et nun marque précisément l'articulation du possible sur l'idéal par l'égalité géométrique. Celle-ci n'a pas cessé d'être l'axe de la pensée platonicienne depuis le Gorgias 504a (taxis kai kosmos) jusqu'aux Lois 875d (taxis kai nomos). J'ai cité longuement parce que le raisonnement illustre parfaitement la méthode de Louis Guillermit. L'erreur de Vlastos est de faire reposer une thèse d'une exceptionnelle gravité sur une argumentation d'une exceptionnelle légèreté. La citation du Timée ne tient pas compte de la topique ; elle saute sur l'identité de l'expression : ta eautou prattein sans tenir compte du contexte, du niveau du dialogue. L'intérêt de ce coup de force qui veut fonder une thèse paradoxale, est dérisoire en comparaison de la constance de l'affirmation de l'égalité géométrique dans l'uvre de Platon. Dans ses cours, Louis Guillermit nous faisait ainsi sentir la gravité de l'enjeu. Cette gravité impliquait une morale, et cette morale se révélait d'abord dans l'attitude à l'égard du texte ; le respect philologique et le pari pour le sens, pour la cohérence, aussi bien au niveau du passage, qu'au niveau du dialogue, et au niveau général de l'uvre. Il faut se méfier, lorsqu'on trouve un abandon, une contradiction chez Platon, il y a de fortes chances que cela soit dû à notre propre insuffisance plutôt qu'à celle de l'auteur. C'est qu'on n'a pas été assez loin dans l'effort de l'analyse : c'est qu'on a réduit quelque chose, quelque part. Le lecteur aura tout loisir, en ces volumes, d'admirer le contenu des cours que Louis Guillermit a laissés. Je voudrais simplement, et de manière toute subjective, retenir quelques aspects de ces cours, qui montrent sa méthode et le fonds de son platonisme. Je choisirai le traitement de quelques problèmes qui suscitent bien des interprétations, par exemple la métempsychose, la réminiscence, le mythe. Je choisis ces questions parce qu'elles engagent souvent les commentateurs soit à abandonner ces thèmes comme des curiosités historiques, soit, ce qui revient finalement au même, à les exalter comme des produits de l'imagination «poétique» de Platon. L'une et l'autre attitude ne sauraient qu'être récusées par le philosophe, comme le montre Louis Guillermit. Il ne s'agit pas de refuser l'histoire. La méthode de Louis Guillermit n'est pas anhistorique. Platon est bien le contemporain de ces mythes. Mais il les a adressés à d'autres fonctions. Le problème sera donc de mettre en évidence «le relief du contexte que Platon a su leur trouver». 1° La métempsychose. On ne peut bien comprendre l'utilisation de la théorie de la ré-incarnation ou de la métempsychose que dans la problématique du châtiment où elle est exposée. Le spectacle de la vie humaine a quelque chose d'absurde et de scandaleux, la justice paraissant souvent bafouée et le juste paraissant puni tandis que l'injuste prospère. Quelles sont les solutions proposées à ce scandale ? 1) Le tribunal divin : «Le scandale sera effacé et l'équilibre rétabli grâce à un tribunal divin dont la justice est infaillible.» 2) L'anomalie n'est qu'apparente. Il doit y avoir une raison, perdue dans un passé lointain. Le juste paie pour un ancêtre coupable. Il reste solidaire d'une faute ancestrale dont il est souillé. C'est la solution tragique, pourrait-on dire. C'est celle que tentera de sauver Plutarque dans les Délais de la justice divine. 3) La métempsychose propose cet avantage : «Bien que le lien de causalité soit distendu jusqu'à devenir irrationnel, il est resserré jusqu'à l'identité : c'est le même individu qui paie dans sa réincarnation présente ses fautes passées.» Mais il faut prendre garde que Platon ne s'oriente pas vers une solution de la chute des âmes comme le pensent les Pères de l'Église, qui font surtout état de la chute de l'âme dans le mythe du Phèdre, de l'attelage ailé. C'est oublier que le Phèdre est amené à faire «un discours entièrement exempt de persuasion». Le problème du Phèdre est différent et doit être interprété à la lumière du Timée (41-43) qui, lui, se propose de faire un conte vraisemblable (29d). Platon prend avec insistance le double thème populaire du tribunal divin et de la réincarnation pour leur faire assumer une fonction bien différente de celle dont les charge la foule. En fait, c'est au service d'une théorie que Platon reprend les deux conceptions religieuses de la métempsychose et du tribunal divin. Cette théorie est la suivante : «Ce n'est pas à autrui, c'est à elle-même que l'âme fait du mal lorsqu'elle fait du mal à autrui.» Et c'est la clé de sa conception du châtiment. Mais est-ce à dire «que le châtiment se résorbe tout entier dans la blessure et la détérioration que l'âme s'inflige en faisant le mal»? Non. Car si le fondement du châtiment est bien là, cela ne suffit pas à lui assurer une positivité et une valeur. Platon ne s'arrête pas à l'idée d'une justice immanente, et d'un châtiment «à ce point lié analytiquement à la faute qu'il en serait l'accompagnement nécessaire». Il y a des exigences sociales et morales, qui se manifestent dans l'exécution du châtiment. «On donne à l'âme qui s'est à ce point abîmée exactement le sort qui lui convient, qu'elle mérite. C'est elle-même qui, par l'état où elle s'est mise, exige qu'on lui montre jusqu'où elle est allée ; le dernier service qu'on puisse lui rendre, c'est de lui montrer exactement à quel point elle en est.» Telle âme se réincarne dans un loup. Cette réincarnation montre, désigne ce que vaut cette âme, à elle-même et aux autres. «Le châtiment, écrit Louis Guillermit, est spéculaire à la façon dont la métempsychose est spectaculaire, et l'un et l'autre ont valeur expressive.» L'on voit comment Louis Guillermit procède ; comme il le dit ailleurs: «L'essentiel est de retrouver l'originalité de Platon précisément en tant qu'il appartient à son temps.»
2° La réminiscence. Les pages que Louis Guillermit a consacrées au Ménon et au Phédon apportent beaucoup sur la question de la réminiscence. La réminiscence est au fond une métaphore, liée à une autre métaphore, celle du monde intelligible, et ces deux métaphores se corrigent l'une l'autre (ms. Phédon). «Puisque l'idée est, et qu'elle est même le seul être véritable, l'en-soi, ce qui n'est que ce qu'il est, il faut donc qu'elle se distingue de la chose sensible, qu'elle ait son existence à part, séparée de la chose sensible, lors même que nous admettons que nous avons besoin indispensable de l'expérience sensible pour qu'elle fournisse l'occasion à la dianoia de mettre en exercice le logismos qui lui permettra de saisir l'idée.» Telle est le problème fondamental du Platonisme, tel que le pose Louis Guillermit (ms. Phédon), quand on postule finalement, comme Platon le fait, que c'est du connaître à l'être que la conséquence est bonne. L'idéalisme, «c'est la nécessité de distinguer l'opinion qui peut être vraie ou fausse, du savoir qui ne peut être que vrai, infaillible, inébranlable par la persuasion, parce qu'il peut rendre raison» (ms. Phédon). Y a-t-il une mise en rapport préalable entre l'âme et l'idée? Le mythe du Phèdre (247c-249b) avoue la nécessité de cette mise en rapport préalable. Mais la nature du rapport entre l'âme et l'idée n'est pas encore précisée. Elle ne l'est que par la référence à ce qui est véritablement un axiome de toute la pensée grecque en matière de connaissance. Il ne peut y avoir connaissance, que s'il y a suggevneia, une affinité, une parenté, une co-naturalité entre le sujet connaissant et l'objet connu. La théorie de la réminiscence est un gain avantageux, pour expliquer la relation entre l'idée et le sensible. Car si la suggevneia, la parenté entre les deux, est satisfaisante du point de vue logique, elle n'explique rien du point de vue de la chronologie, du temps, du kairos. La réminiscence apporte une solution. «Dans les deux cas, connaissance de l'idée et perception du sensible, nous parlons de condition de possibilité du savoir comme ressouvenir, sans qu'elles soient du même ordre. Dans la première on peut dire qu'elle est condition chronologique (occasion), encore que dans les deux cas, il s'agisse de conditio sine qua non.» «Lorsque je perçois le sensible, pour que je le voie tendu à l'intelligible sans y atteindre, il faut que j'aie déjà perçu l'idée ; mais l'idée de penser à l'idée, de m'en ressouvenir, ne me viendrait pas si l'occasion ne m'en était fournie par une perception du sensible.» «La connaissance de la forme est donc en droit antérieure à celle du particulier sensible qui se trouve réduit à la fonction d'occasion de la pensée ; tel est le vrai sens de la réminiscence, expression mythique = chronologique d'une antériorité en réalité logique.» «Quant au ressouvenir lui-même, il n'en est d'autre preuve que le ressouvenir lui-même; il est index sui. Il n'y a pas d'autre moyen que de faire éprouver ce qu'il s'agit de prouver.» «Une sensation, c'est une donation de sens ; or quel est précisément le sens qui se trouve donné au sensible ? Celui d'une déficience et d'une aspiration relativement à la plénitude, à la perfection de l'archétype. Par conséquent, au moment-même où, nous mettant à voir, nous nous mettons à sentir, nous nous découvrons comme ayant déjà connu ce grâce à quoi nous donnons au sensible le seul sens qu'il puisse prendre pour nous.» Ces quelques phrases que je viens de donner sur la réminiscence, sont extraites de divers cours. Mais je voudrais ajouter quelques mots sur la notion de kairos, dont il a été question plusieurs fois. C'est une notion spécifiquement grecque. Elle s'est développée dans une réflexion sur la pratique, pratique rhétorique, militaire, médicale. Le kairos, qu'on traduit en latin par opportunitas, en français par occasion, relève de la nature des choses : l'état par exemple des sentiments d'une foule, de la santé d'un patient ; mais il relève aussi d'un savoir : la connaissance que le rhéteur a du moment où l'on peut faire basculer un auditoire, que le médecin a du moment où l'on doit donner le médicament pour renverser la situation. C'est aussi du temps, mais qui est hors de la durée ; c'est l'instant fugitif mais essentiel, soumis au hasard mais lié à l'absolu. Ainsi, considérer la sensation comme le kairos est une vue très profondément grecque, parce que le kairos renvoie au cours du monde, au hasard, au déroulement imprévisible des choses, mais aussi à un savoir antérieur. Le kairos n'est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître ; il n'est qu'événement parmi d'autres pour celui qui ne sait pas. Mais, pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir, par le choc de la réalité qui se révèle comme signifiante. On ne peut être philosophe comme l'était Louis Guillermit, que si l'on s'est fait Grec, je veux dire si l'on a lu, médité, pensé les textes grecs, et non seulement les textes philosophiques. Je n'ai fait, en ce qui concerne la réminiscence, que résumer et synthétiser ce que Louis Guillermit voulait au contraire contemporain du commentaire du dialogue. Mais je voudrais dire le plaisir que j'ai eu de trouver, sous une forme synthétique, une réflexion sur le mythe chez Platon, peut-être rédigée à l'occasion d'un cours. C'est ce que j'ai jamais lu de plus profond sur le mythe platonicien ; c'est, en même temps, une démonstration de la méthode de Louis Guillermit. Il ne s'agit pas d'éliminer le jeu et l'invention de la pensée de Platon ; il ne s'agit pas de négliger le mythe, même au niveau de la simple fable, et de l'abandonner à des curiosités littéraires. Il s'agit d'intégrer le mythe et de le comprendre à sa place dans le dialogue et dans l'enjeu de la pensée platonicienne. Platon commence à écrire des dialogues. Et c'est d'abord, comme tel, une entreprise mythique puisqu'il ne s'agit de rien moins que de construire un mythe immense, d'un genre nouveau, celui de Socrate, héros du logos. Socrate avait parlé sans rien écrire, Platon écrit en dévaluant l'écrit, uniquement des dialogues, pour garder l'essentiel de l'enquête infinie et toujours recommencée de Socrate. J'ajouterai que cette aventure mythique est arrivée deux fois à Socrate. Une fois déjà avec Aristophane, dans les Nuées, qui a construit un personnage à côté de Socrate, double de Socrate, nommé Socrate ; et ce Socrate a tellement pris la place de l'autre qu'il a contribué, comme le lui fait dire Platon, à le mettre en péril. Mais revenons à Platon. À l'origine de tout il faut placer le thaumasion et l'atopon ; le merveilleux, et l'étrange. «L'homme, écrit Louis Guillermit, comme sujet conscient est le lieu où tout lieu se supprime. Il n'est un lieu dans le lieu du monde que pour son corps. C'est cette absence de lieu qui est au principe de la philosophie, à la fois condition de possibilité et son objet ; et c'est de cela qu'il faut rendre raison.» Cette merveille fait surgir l'émerveillement, principe de la philosophie, comme le dit le Théétète. Il faut se garder d'atténuer ce qui nous dérange, d'esquiver, de normaliser, c'est-à-dire de banaliser. Ainsi Socrate croit aux rêves. «Cébès : Pourquoi t'es-tu soumis à mettre en vers chantés les contes d'Esope ? Socrate : À cause de l'ambiguïté du rêve.» Louis Guillermit rapproche cette croyance dans les rêves du fameux démon socratique. Voilà encore ce qui rend Socrate atopique. Le XIXe siècle, comme je l'ai étudié avec Lélut, a voulu donner de ce démon une explication psychopathologique; le livre de Lélut est d'ailleurs fort bien fait, et pose des questions théoriques importantes. Socrate aurait été un halluciné, un psychotique, comme nous dirions maintenant, dont son époque, qui croit aux démons, aurait laissé croître la psychose, sans que pour autant on ne le sentît point comme anormal, puisque le démon intervient dans le procès que l'on fit à Socrate. Ainsi à l'origine de la philosophie se trouverait la psychose d'un homme. J'ai rapproché, pour ma part, le Démon de Socrate de Lélut de l'article d'E. Benvéniste, Catégories de pensée et catégories de langues qui réduisait la philosophie à une ratiocination sur la grammaire grecque, et auquel J. Vuillemin a répondu ; et de l'article de G. Devereux, The nature of Sappho's seizure, qui place le lesbianisme de Sappho à l'origine de notre sensibilité occidentale. Si je m'égare un peu ici, c'est pour montrer l'originalité et l'importance philosophique de la position de Louis Guillermit sur Socrate et sur le mythe, et sur sa manière d'intégrer l'irrationnel et le merveilleux platonicien. Pour lui, le démon de Socrate ne saurait bien entendu être pathologique. Le démon ne saurait non plus être assimilé, donc réduit, à la «voix de la conscience». «C'est, dit Louis Guillermit, une normativité rationnelle mais à laquelle son propre fondement n'est pas transparent ; idée capitale pour un rationalisme que ce maintien d'une corrélation essentielle de la raison à l'irrationnel (cf. Kant et la raison finie) que la pensée ne soit pas en droit d'être certaine qu'elle est à elle-même la source de sa propre lumière.» Le vrai germe du nouveau mythe, est donc l'atopie de Socrate (Socrate-Silène, Socrate-Satyre du Banquet) ; et la source de la mythification réside dans la mort injuste de Socrate. Reste à savoir quel sens ou quels sens il faut donner au mythe dans la pensée platonicienne. Il y a plusieurs niveaux d'intégration du mythe. Le premier niveau, celui que lui assigne Friedländer, est celui du mythe comme index de l'insuffisance tantôt provisoire, tantôt de principe, du discours rationnel, du discours que la raison de l'homme peut tenir sur l'âme ou sur l'État et le Cosmos. À un second niveau, le mythe peut prendre la valeur de passage, de médiation : passage à l'idée, médiation de l'amour, passage de la vie à la mort, passage à la connaissance. Socrate lui-même est présenté par Diotime comme metaxuv. Le mythe introduit alors à l'ascension dialectique qui mène à la vision du beau. «Il est central et signifie l'opacité du noyau qui unifie le Cosmos. Le Politique dira ce qui empêche le monde de se dissoudre et de disparaître dans le chaos infini.» Il faut aussi prendre garde à la place des mythes dans le dialogue ; il faut comparer la structure mythique du Gorgias, du Phèdre, de la République. «Les grands mythes finaux, au premier chef, sont évocation d'un au-delà inconnaissable, au terme d'une construction rationnelle d'ordre théorique et éthique qui déjà est constamment réglée sur les essences éternelles, les Idées. «Dante, dit Louis Guillermit, a proposé une vue profonde sur le mythe platonicien, en disant que son sens résidait dans la directio voluntatis. Il impose le reflux nécessaire de la théorie qu'il achève sur une pratique qu'il impose.» Avec le Phèdre et le Timée resurgit un matériel conceptuel archaïque, celui des Pré-Socratiques, Parménide, Empédocle, Héraclite et surtout Alcméon. Avec le Timée le mythe coïncide avec le dialogue lui-même. «Si les coordonnées du système métaphysique des Idées avaient été Parménide et Héraclite, si le pythagorisme inspire l'idée d'une structure mathématique du monde, les concepts des précurseurs physikoi vont être utilisables et transposables dans la cosmologie du Timée (Parménide, Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Diogène, Apollonie, Alcméon).» «Après Socrate on ne peut toujours qu'imaginer la genèse du monde, mais on ne peut l'imaginer comme avant. Il faut donner un avenir à la promesse d'Anaxagore de tout expliquer par le seul principe du nous.» Il faut éviter deux passages à la limite, en ce qui concerne le mythe: celui de Hegel qui voit dans le mythe une préparation au logos ; celui de ceux qui pensent que le mythe est la forme la plus haute de la pensée platonicienne. «Le mythe a une fonction d'ironie qui révèle et dissimule. Il fait alliance avec le dialogue pour servir d'anecdote au dogmatisme du discours écrit.» L'on voit par ces quelques aperçus que je donne de cette étude sur le mythe, ce que Louis Guillermit entendait par rendre raison. Il ne s'agit en aucun cas de justifier à tout prix, de normaliser, de banaliser. J'ai essayé brièvement de rendre quelques aspects de la pensée de notre maître à propos de Platon. Je suis heureux que ce que nous a laissé Louis Guillermit sur Platon soit publié, et nous devons remercier un éditeur courageux, passionné et devenu un ami. Mais je n'ai pas dit, et permettez-moi de le faire en quelques mots, l'émotion que j'ai eue à retrouver cette exigence qui nous a formés, cette rigueur institutrice à laquelle il tenait tant et dont il donnait l'exemple le plus ferme ; la joie que j'ai éprouvée, le même choc, devant une pensée qui se retenait d'être séduisante, mais qui l'était infiniment par cette retenue-même. Il est beaucoup d'entre nous pour qui le cours sur le Ménon ou sur le Gorgias sont des moments fondamentaux de notre vie, intégrés à notre existence. Je voudrais citer une anecdote. Quand j'ai annoncé la mort de Louis Guillermit à un de mes amis khâgneux, non philosophe et qui l'avait peu revu depuis la khâgne, il m'a dit : «J'aurais aimé lui dire qu'il est des choses que je ne me suis jamais permises, des choses que je me suis imposées, dans ma vie, et surtout dans mon enseignement, à cause de lui.» Telle était l'influence qu'il a eue sur nous par son engagement fondamental dans son enseignement de la philosophie qu'il ne distinguait pas de l'enjeu-même de la philosophie. L'époque engendrait des modes qui se succédaient, mettaient en pleine lumière, pour quelque temps, quelques philosophes et quelques philosophies. Platon était un sain retour à la vérité de la philosophie, et à la rigueur. C'était l'uvre à laquelle il fallait mesurer les autres. Mais il fallait d'abord éviter le flou, le jargon, ne pas se payer de mots. À nous, qui étions de jeunes rhéteurs amoureux des discours, des petits sophistes, des jeunes chiens comme dans la République Adimante et Glaucon, il proposait la retenue d'un discours qui refusait la séduction. C'était d'abord un exercice de morale. Nous ne saurions plus jamais prendre un texte comme l'occasion de dire n'importe quoi ; nous ne saurions jamais faire autrement que parier pour le sens ; isoler le texte sans rendre raison de cette coupure, comme le bon cuisinier platonicien ; nous ne saurions rien dire sans d'abord expliquer le texte, selon cette formule qui revient dans les marges «D'abord, expliquer le texte». C'est en cela que nous sommes devenus des élèves de Louis Guillermit. Son exemple, c'était aussi son travail. Les papiers qu'il nous a laissés montrent quel travailleur inlassable il était, avec quel souci de se mettre sans cesse en cause, d'approfondir continuellement la lecture. L'homme qu'il était, je l'ai bien connu plus tard. Il était, dans la vie, la rigueur et la gentillesse infinie. Toujours disponible, il vous écoutait comme si et ce l'était vraiment pour lui ce que vous disiez était essentiel. Il savait rire et plaisanter. L'amitié était sacrée. Quel bonheur de dégringoler la colline de Sanary, de le trouver à sa table de travail, dans son pensoir comme on disait. Le chahut des enfants, les propos qui fusaient, rien n'était alors plus important et son temps si précieux, si compté mais nous ne le savions pas , il nous l'offrait avec bonheur. Nous l'aimions. Je ne saurais oublier ici celle qui veillait sur lui avec une admirable tendresse, Marguerite Guillermit. Et voilà que ce livre voit le jour, vingt ans après sa mort, au moment où son meilleur ami, Jules Vuillemin, disparaît à son tour.
Jackie Pigeaud |
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