éditions de l'éclat, philosophie

CHRISTIAN MARAZZI
LA PLACE DES CHAUSSETTES


 


II. Démesure et règles



 




2. La place
des chaussettes


3. La valeur
de l'information
dans l'économie


4. Espaces d'interprétation

1. La foire des sens.

L'affirmation graduelle du post-fordisme à partir de la deuxième moitié des années 70, jusqu'à l'explosion de la récession, d'abord aux États-Unis (1989-1991), puis en Europe et au Japon (1991-1994), a généré un «mal être existentiel» croissant, un climat d'insécurité diffus, un désarroi social et politique dont l'explication n'est pas seulement conjoncturelle49.Certes, le chômage de masse, la précarisation et la paupérisation de couches toujours plus amples de la population active, la conscience que les investissements créent toujours moins d'emplois et les réduisent dans l'absolu, comme également les problèmes du vieillissement de la population et les difficultés financières qui en résultent, sont des phénomènes qui concourent à expliquer ce climat d'insécurité, ce «no future» amplement anticipé par certains mouvements de jeunes des années 70. Mais ce n'est que dans ces années de récession que ce qui était latent auparavant, a révélé son caractère dramatique et sa complexité. La récession du début des années 90 a enfin déchiré «le voile d'ignorance» derrière lequel avait réussi à se cacher la confrontation politique avec le nouveau paradigme socio-économique.
Avant d'analyser à la racine la «crise de sens» et ses aspects politiques les plus immédiats, il est nécessaire de s'arrêter sur les motifs du décalage entre les processus réels de transformation de la société, la prise de conscience des mécanismes sous-jacents à de tels processus et la crise de la forme politique, de la gouvernementalité même de la transformation.
Demandons-nous avant tout quels sont aujourd'hui les temps de diffusion d'un nouveau paradigme productif, d'un nouvel «instrument universel» tel que l'ordinateur («machine linguistique»), comme il y a un siècle le moteur électrique et, avant encore, la machine à vapeur.
Andrew S. Grove, directeur général de Intel Corp., répondant, dans une interview à Business Week50, à la question du temps de diffusion des nouvelles technologies informatiques, expliquait combien l'expérience de l'innovation est différente de l'expérience de l'immigration. Hongrois, ayant fui son pays durant la révolution de 1956, Grove est arrivé aux États-Unis au début des années soixante et il a été l'un des pionniers de la fameuse Silicon Valley. La différence, selon Grove, consiste dans le fait qu'alors que l'immigration constitue une rupture, une césure radicale entre l'avant et l'après, la transformation technologique dans le nouveau monde est une expérience qui se vit minute par minute, chaque jour. La transition est graduelle, et au bout d'un certain temps, on se retrouve avec un rasoir ou une brosse à dents électrique en main. On fait réellement l'expérience de la nouvelle «machine universelle» que lorsqu'elle fait déjà partie de notre quotidienneté, lorsqu'elle est déjà entrée dans nos maisons, dans les gadgets de nos enfants. Quitter son propre pays, comme l'Exode biblique, est une expérience différente parce qu'elle comporte des déchirements, des souffrances, et donc la conscience de ce qui est en train d'arriver dans sa propre vie. Lorsqu'on part, on pense toujours pouvoir revenir un jour, embrasser les parents ou les vieux amis, voir les couleurs, écouter les rumeurs, sentir les parfums des lieux où on est né. Si on ne peut retourner en arrière, la mémoire fera tout ce qui est possible pour préserver ce que nous avons laissé derrière nous.
«Il y a deux types d'immigrés hongrois de mon âge, disait-il: ceux qui continuent à se plaindre de l'Amérique, parce qu'ils n'ont pas pu y trouver ce qu'ils ont laissé en Hongrie, et ceux qui ont accepté ce qu'ils ont trouvé comme une espèce d'équivalent moral de ce qu'il ont laissé derrière eux. Dès que tu adoptes cet état d'esprit, tu entres dans le courant, et tu peux bien réussir. Les autres continuent à bouder. «Ils n'ont pas de Café-bar à New-York.» C'est un peu comme ça que ça se passe.»
La «machine universelle» s'affirme graduellement, minute après minute, et quand la crise éclate, dévoilant à tout le monde sa portée historique, il est désormais «trop tard»: on ne peut plus retourner en arrière, et soit on nage avec le courant, soit on continue à bouder le temps présent; soit on cherche à tirer «l'équivalent moral» de l'époque précédente, soit on s'empoisonne de ressentiments en faisant appel à des souvenirs toujours plus fanés. Le nouveau n'efface pas le passé, mais seulement ce qui fait du passé un obstacle pour affronter le futur avec intelligence, avec des capacités de créer de nouveaux affects, de produire de nouvelles luttes politiques. Dans cette transition les temps longs de diffusion de la nouvelle «machine universelle» entrent en collision avec les temps brefs de la vie. Comme pendant l'Exode d'Egypte, on emporte en toute hâte ce qu'on a de plus précieux pour pouvoir «errer» dans le nouveau monde sans s'y perdre. D'habitude ce sont des choses qu'on peut cacher lorsqu'on traverse la frontière. Et la chose la plus facile à emporter «clandestinement» dans le nouveau monde c'est l'amitié, le «pont sur l'abîme» qui permet de traverser des territoires inconnus, l'amitié que Deleuze et Guattari ont conceptualisé philosophiquement avant de disparaître pour toujours51.
Il apparaît alors surprenant qu'Andrew Grove affirme: «Une des applications les plus impressionnantes des ordinateurs, c'est le système de réservation des vols aériens. La raison pour laquelle c'est aussi impressionnant est qu'on réserve une place sur un vol qui aura lieu dans un temps et un espace différents, tout en restant assis sur un siège. C'est une application de la communication.» Ce qui est surprenant ce n'est pas cet exemple concret, aussi banal et toujours plus familier qu'il puisse être, par comparaison avec les discours très sophistiqués sur l'intelligence artificielle. Ce qui est surprenant c'est la référence à cette «quatrième dimension» qui va jusqu'à modifier la notion révolutionnaire du rapport espace-temps qui a inauguré le vingtième siècle. Subjectivement nous faisons l'expérience quotidienne de processus qui sont en train de révolutionner les modes de voir, les catégories de pensée, les théories scientifiques, mais cette expérience subjective élémentaire, qui modèle lentement notre perception du temps et de l'espace, entre en collision avec les langages politiques forgés à d'autres époques, vidés de toute référence à ce qu'expérimente chacun quotidiennement.
Le retard accumulé par le langage politique par rapport à la transformation post-fordiste s'explique pourtant aussi en prenant en compte ce qui est arrivé dans le monde de la recherche scientifique, dans des cercles académiques toujours plus restreints et fermés, toujours plus spécialisés et jaloux de leur exclusivité. De manière générale, il est licite d'affirmer que durant la grande transformation post-fordiste on a assisté à une prolifération des spécialisations disciplinaires, à une multiplication des champs d'enquêtes issue de l'obsession de tout mesurer et quantifier.
Il est aisé de soutenir que la tendance «physiologique» - typique de la recherche scientifique - à distinguer entre ce que l'on peut démontrer rigoureusement et ce qui peut être seulement argumenté, finit par creuser un fossé entre deux parties du discours sur la société d'égale importance, «offrant l'opportunité - pour utiliser l'expression de l'économiste Giacomo Becattini - à qui rêve de la blouse blanche du «scientifique», d'éviter les thèmes socialement les plus brûlants et embarrassants». Dans le cours de la transformation post-fordiste, la recherche scientifique quantitative, en particulier dans le champ de l'économie, a contribué à une déresponsabilisation sociale des économistes, ce qui a contribué à affaiblir ultérieurement l'autonomie critique des citoyens face à la prolifération des idéologies «prêtes à porter», plus proches de la sphère du journalisme sportif (le «succès à tout prix») que de celle de la pensée critique.
On pourrait développer une analyse des insuffisances internes aux diverses disciplines scientifiques, en particulier de la technicisation des langages disciplinaires. Il suffit de citer ici l'avertissement de Fraser, vieux de plus de cinquante ans: «De même que changent les phénomènes de la vie économique, de même changent les significations des mots utilisés pour les décrire.» On pourrait ajouter que la «diaspora de la pensée scientifique» face aux changements sociaux les plus apparents, le repliement sur l'analyse quantitative pour éviter d'interroger la société dans son mouvement complexe, dénotent la peur d'une perte de crédibilité de la part des scientifiques face aux politiques, ce qui a favorisé souvent des formes de carriérisme servile. D'ailleurs, Nietzsche avait bien expliqué comment la volonté de pouvoir agit dans la recherche quantitative «parce qu'elle enlève au monde son aspect effrayant. La peur de l'incalculable comme instinct secret de la science».
Du point de vue méthodologique, la recherche scientifique de ces deux dernières décennies a adopté la «stratégie des renvois»: s'isolant et se cristallisant en disciplines et professions distinctes, la recherche s'est organisée de manière à renvoyer à d'autres disciplines tout ce qui menace la cohérence logique interne à son propre champ d'investigation. Ainsi, à force de renvois, la recherche s'est privée de la possibilité même de traiter le changement. Au contraire, le «changement» lui-même est devenu un secteur de recherche scientifique spécifique, en ajoutant à la fragmentation du savoir d'autres secteurs disciplinaires. La délégation de l'analyse du changement à la psychologie et à la sociologie ou même la technologie (sinon tout simplement aux débats télévisés) a vidé la recherche scientifique de tous les concepts dialectiques sans lesquels il est impossible de comprendre quoi que ce soit.
Certains décrivent la situation à laquelle nous sommes parvenus en parlant de «crise de sens», à savoir l'incapacité d'élaborer et de proposer à tous les membres de la société un système de références (idées, normes, valeurs, idéaux) qui permettent de donner un sens stable et cohérent à leur existence, de construire leur identité, de communiquer avec les autres, de participer à la production, réelle ou imaginaire, d'un monde vivable et habitable. Non que notre société se caractérise par l'absence radicale de sens, mais pour la raison exactement opposée: il règne aujourd'hui une véritable «foire des sens», chacun peut se rendre maître «librement» des images, des symboles, des mythes d'appartenance qui lui conviennent le mieux. Ce qui manque, c'est un «ordre symbolique» capable de structurer et d'unifier les fragments épars de nos existences.
Le vide de sens, l'absence d'ordre «symbolique», est certainement l'apothéose du développement historique du capitalisme, de sa vocation à tout éradiquer, à tout décoder. Jamais comme aujourd'hui l'économie ne s'est mondialisée en supprimant les rituels et cérémonies anciens, en subtilisant l'efficacité des États-Nations, en désagrégeant la famille traditionnelle. Même les races disparaissent, comme «immergées» dans des processus productifs immatériels, dans lesquels les couleurs et les parfums des acteurs sont artificiellement reproductibles. On pensait que le capitalisme, en détruisant toutes les appartenances, aurait créé les conditions de la béatitude: le nomadisme de l'individu déraciné, absolu, résultat de la «déterritorialisation» inscrite au coeur du développement de l'économie mondiale. Mais au contraire, au point culminant de la mondialisation, de la «déterritorialisation» capitaliste, tout revient: la famille, l'État national, les fondamentalismes religieux. Tout revient, mais, comme l'enseigne le philosophe, sur un mode pervers, réactionnaire, conservateur. Au moment même où le «vide du sens» s'avance vers le seuil d'une époque dans laquelle les hommes semblent pouvoir se parler en accédant librement à la communication, voilà que revient l'idée de race, le mythe des origines et de l'appartenance. La promesse de liberté de la «société transparente» se transforme en son contraire, en intolérance raciste, en défense de ses frontières, de sa propre demeure. Seul importe le mythe, le symbole, le semblant d'une origine historique en vertu de laquelle ordonner le chaos avec la haine.
Mais surgit alors le soupçon que ceux qui entreprennent la recherche d'un nouvel «ordre symbolique», d'un nouveau «modèle de société» ou d'une «nouvelle utopie» en dénonçant sur des bases humanistes le vide auquel le développement capitaliste nous aurait menés, commencent en réalité leur recherche de sens du mauvais pied. Nous ne voulons pas contester l'esprit noble qui anime les chercheurs de modèles alternatifs au chaos dans lequel nous sommes immergés. Nous voudrions seulement éviter d'alimenter les illusions avec d'autres illusions, de répondre au «besoin de sens» qui chaque jour et à tout moment se propage en nous, avec des formules qui risquent d'alourdir l'existence, au lieu de l'améliorer.
Pour cette raison, avant de définir les règles dont nous avons besoin aujourd'hui pour éviter que la déréglementation nous conduise à la guerre de tous contre tous, il est nécessaire de réfléchir sur les «lieux» où naissent et se constituent les règles. Nous le ferons en analysant la «règle» implicite dans le principe (constitutionnel) de l'égalité entre homme et femme.

 

2. La place des chaussettes.


Le débat sur le travail domestique, le travail reproductif «historiquement» effectué par les femmes, fournit des éléments essentiels pour poursuivre la recherche des règles, et de l'unité de mesure qui les définit, nécessaires pour faire face à la déréglementation qui sévit dans l'époque du post-fordisme.
La controverse n'est dépassée qu'en apparence entre ceux qui considèrent le travail domestique comme un travail économiquement productif et de ce fait en revendiquent le paiement («un salaire pour le travail domestique») et ceux, au contraire, qui, définissant le travail domestique comme «un travail pour soi», indispensable pour délimiter la sphère privée, proposent la réduction généralisée du temps de travail salarié («travailler moins, travailler tous»), et la répartition-coopération du travail domestique entre hommes et femmes.
Les critiques du salaire pour le travail domestique soutiennent que cette proposition contient le risque d'exclure les femmes de la sphère économique et de perpétuer l'obligation du travail à temps plein pour les hommes. En outre, selon les critiques (comme André Gorz), si l'on veut faire vraiment de la famille une unité autonome et indivisible, il est nécessaire de réaliser la réciprocité parfaite entre les activités domestiques masculines et féminines. Les «services à la personne» seront donc soustraits à la logique du travail salarié, en les transformant en de véritables occasions de «reprendre possession de soi-même», de la sphère privée, dépassant la division sexuelle du travail (avec le cumul pour les femmes du travail salarié, éventuellement, et du travail domestique), typique de l'organisation capitaliste du travail salarié.
Ce sont, très synthétiquement, les termes du débat théorico-politique. Il manque pourtant dans cette manière de poser le problème certaines choses essentielles. De fait, le travail domestico-reproductif est depuis longtemps déjà tendanciellement rétribué, mais il l'est de telle sorte qu'il reproduit la division de classe, l'exploitation, à l'intérieur du genre féminin.
Au cours des dernières décennies, beaucoup d'activités reproductives, autrefois effectuées à l'intérieur de la famille, sont devenues des services disponibles sur le marché: restauration, laveries et teintureries, logement mais aussi soins aux enfants, aux personnes âgées, aux handicapés et aux malades. L'expansion de ce marché des services aux personnes, à haute intensité de travail, a nécessité une armée de femmes salariées, et de plus en plus souvent de femmes de «minorités ethniques» ou immigrées, «disposées» à être peu payées. La salarisation du travail domestique, à la maison avec «les aides familiales», à l'extérieur dans le secteur des services, n'a pas modifié la division de genre, ni de race, mais a hiérarchisé le travail reproductif par pans entiers: femmes des classes moyennes, blanches, d'un côté ; femmes souvent d'autres ethnies, à faible capacité contractuelle, de l'autre.
Cette évaluation semble confirmer la thèse de Gorz pour qui il est nécessaire de réduire la sphère du travail reproductif rétribué (les services «de proximité» ou aux personnes, mal payés), pour rétablir l'égalité homme-femme et entre les femmes.
Mais le débat posé en ces termes semble incomplet, peu analytique et surtout, faible politiquement. Des études «d'ethnologie de détail» démontrent combien il est difficile d'atteindre juridiquement l'égalité entre les sexes, sans tenir compte de la dynamique réelle, subjective, qui s'instaure à l'intérieur de la «trame conjugale», c'est-à-dire du couple.
Selon Jean-Claude Kaufmann, sociologue français spécialiste de la famille et de la vie quotidienne, «l'analyse démontre que le centre de résistance à l'égalité entre les sexes se trouve dans la famille, à la maison, dans les pratiques domestiques les plus élémentaires»52. En analysant dans les moindres détails, et entièrement, le processus de travail domestique, on découvre en fait qu'à parité de temps et de technologies, il existe une différence d'intensité entre le travail domestique de l'homme et celui de la femme. Il y a intensification du travail, selon les préceptes du Scientific Management de l'ingénieur Taylor, lorsque, à technologie constante, le même nombre de travailleurs/travailleuses produisent dans la même unité de temps une plus grande quantité de produits, et dans ce cas l'augmentation des produits résulte de la croissance du rythme de travail grâce à l'élimination des «pores», des temps morts dans le cours de la production.
Prenons, parmi une infinité d'autres exemples, celui des chaussettes: l'homme considère qu'elles sont toujours à leur place, quand, en fait, elles ne le sont pas pour la femme, qui les remet donc à la place qu'elle estime être la bonne. En faisant le geste machinalement, sans en parler, en remettant les chaussettes «à leur place», la femme crée une nouvelle habitude, qui déplace les positions initiales des deux partenaires, et reproduit à son désavantage le contraste sexuel. D'après des enquêtes de terrain, le fait que, mis en situation de ne pas pouvoir utiliser son partenaire, 65% des hommes contre 90% des femmes s'occupent du linge et 44% des hommes contre 87% des femmes repassent, trouve son origine dans le rôle spécifique du vêtement lié aux rapports entre les sexes: le vêtement est un «instrument» central de la séduction féminine. La technique, le lave-linge (capital constant) aide certainement l'homme à faire siennes certaines activités domestiques, mais il continue de refuser un contact trop intime et trop respectueux avec le linge. Il ne réussit presque jamais à sélectionner le bon programme. C'est le linge qui contient les secrets pour l'homme, pas la machine: l'homme craint le linge, peut-être craint-il le rapport sexuel inversé qui se reflète dans le linge, symbole de la division sexuelle des rôles entre homme et femme. L'homme a inventé le lave-linge, mais manifestement cette invention n'a pas été suffisante pour rétablir un rapport de réciprocité quantitativement correct entre lui et la femme.
L'idée féminine de la «juste place des chaussettes» vient de très loin. Ce geste contient une infinité de classifications d'ordre sexuel et social. Mais le cumul de ces gestes silencieux infinis qui traversent toute la gamme du travail domestique contraint à parler avec beaucoup de précaution de la réciprocité entre homme et femme, de la juste répartition du travail domestique pour reconstruire la sphère privée. Même à l'intérieur d'un cadre juridico-économique d'égalité entre les sexes, l'exploitation de la femme par l'homme se reproduit.
C'est la question, de portée politique générale, qui va au-delà du cadre strictement domestique, de l'unité de mesure. Aucun juriste, aucun économiste ne pourra jamais définir suffisamment, sinon a posteriori, l'unité de mesure avec laquelle quantifier de manière équitable l'égalité entre homme et femme. A égalité de droits ou de temps de travail, histoire et sensibilité diverses recréent des hiérarchies et des exploitations que l'on croyait dépassées dans la forme juridique. La «place des chaussettes», le geste silencieux dans lequel se condensent des milliers d'années de division sexuelle des rôles, pose sur un plan qualitativement différent la question des droits.
Amartya Sen démontre avec justesse comment dans la théorie économique officielle «apparaissent des individus et des entreprises mais pas des familles», et comment lorsqu'on a cherché à élaborer une théorie économique de la famille on n'a rien fait d'autre que d'appliquer aux échanges entre les membres de la famille les schémas de l'économie de marché. «Il est aisé de dire que définir le mariage comme une entreprise de deux personnes dont chacune est l'entrepreneur qui emploie l'autre et reçoit des profits résiduels, est un mode très simple de concevoir une relation très complexe53
Il ne s'agit pas de contester la nécessité d'avoir une quelconque unité de mesure pour tenter de définir de la façon la plus équitable possible l'échange entre l'homme et la femme à l'intérieur du noyau familial. Pendant ces années de recherches sur les «nouvelles pauvretés» ont été élaborées des «échelles d'équivalence» pour améliorer la redistribution des richesses entre les économies domestiques, mais on a peu prêté attention à la redistribution interne au noyau familial (sauf dans le cas des familles mono-parentales, dans lesquelles le premier enfant équivaut à un conjoint).
Il s'agit, en revanche, de débattre de la nature de l'unité de mesure. L'unité de mesure économique qui reproduit dans la sphère familiale le principe juridique de l'égalité homme-femme, se révèle incapable de confronter le travail de l'homme avec celui de la femme. Dans la famille il y a certainement des éléments de coopération comme de purs éléments conflictuels qui, pris ensemble, définissent le «problème de la négociation» entre les membres qui composent le noyau familial.
Mais l'échange entre le travail de l'un et le travail de l'autre ne se réduit pas, en fait, à la seule dimension «syndicale», la dimension qui, par exemple en cas de divorce et du calcul de la pension alimentaire, est régulé par la voie légale par l'intermédiaire des avocats ou au tribunal. L'échange entre homme et femme va au-delà de la forme «syndicale», au-delà de la dimension quantitative de la négociation de la «juste valeur économique», même lorsque, et dans la meilleure des hypothèses, dans le calcul de la valeur de l'activité domestique des femmes est pris en compte le concept de patrimoine familial (la capacité de revenu du mari assurée par la disponibilité de l'épouse à assumer une série de tâches de soutien)54.
L'idée d'une égalité homme-femme est socialement et syndicalement forte, mais presque toujours individuellement inaccessible. Le piège s'insinue entre la représentation (universalité du droit) et les pratiques réelles (particularité concrète des habitudes), entre constitution formelle et constitution matérielle. Dans le travail domestique, comme d'ailleurs sur le terrain des violences sexuelles, le rapport avec le pouvoir et l'autorité est central. A ce propos se confrontent des critères de valeur incommensurables. Inutile de prétendre éliminer le pouvoir masculin en portant l'échange homme-femme au régime commun de parité. Dans cet échange, il y aura toujours un excédent, une différence de subjectivité, d'histoire vécue qui refuse toutes réductions à une unité appelée à mesurer des quantités de travail concret qualitativement hétérogènes entre elles.
Le problème de la mesure, comme on le sait, se pose à divers niveaux. En premier lieu, on fait abstraction de la diversité des travaux concrets: il y a qui repasse et qui s'occupe des enfants, ou qui travaille à l'extérieur du domicile et qui travaille à domicile. Cette abstraction, dans le cas du travail en milieu domestique, s'effectue normalement en comparant le travail de l'un et de l'autre en termes de quantité de temps (si un travail spécialisé a demandé une certaine quantité de temps pour son apprentissage, celle-ci doit être incluse dans la comparaison quantitative). Mais dans cette abstraction, comme le montre l'exemple de la «juste place» des chaussettes, intervient «l'histoire vécue» de la femme qui rend problématique la réduction à une même unité de temps, l'attribution d'une valeur au travail effectivement accompli. A parité de temps de travail domestique, celui de la femme est beaucoup plus intensif que celui de l'homme. Cette intensité n'est pas réductible à la seule dimension quantitative, comme si elle était la conséquence d'une spécialisation acquise avec le temps par la femme depuis son enfance, mais cela tient à la division sexuelle des rôles. Derrière il y a toute l'histoire de l'asymétrie dans les rapports de pouvoir. C'est le pouvoir sur les femmes qui met en crise la possibilité même de mesurer la quantité de temps de travail en utilisant la même unité de mesure.
A la lumière d'une analyse minutieuse du processus de travail domestique, la définition de l'égalité des droits sur la base de la réciprocité, de la répartition égale du temps de travail entre homme et femme, démontre toute sa faiblesse politique. La quantité de temps peut être égale, elle peut même inclure à la limite le temps de formation nécessaire pour se spécialiser dans des fonctions déterminées, mais dans la même unité de mesure il y a des vécus subjectifs et historiques totalement différents. On pourrait donc dire que dans l'Un, dans l'unité de mesure, se cache la différence (dans ce cas entre l'homme et la femme) et se niche le multiple.
On remarque que tout ce qui est dit à propos de l'échange entre homme et femme à l'intérieur de la sphère privée a une portée générale, et occupe une position centrale dans le paradigme de la transformation du mode de production capitaliste. Le premier à s'apercevoir que dans l'échange entre des quantités de travail équivalentes (échange qui, sur le marché du travail, est à la base de la détermination du salaire) s'insinue une contradiction, fut Adam Smith, le père de l'économie politique. Certes, disait Smith, il y a la quantité de travail contenue dans les marchandises que l'ouvrier acquiert avec son salaire établi par contrat, mais il en va tout autrement de la quantité de travail commandé durant le processus de travail. Le salaire commande plus de travail que ce qui est nécessaire pour produire les biens acquis avec ce salaire. Le commandement sur le travail s'effectue une fois que l'ouvrier entre dans la production et que son activité est complètement déterminée par la machine et par l'organisation de l'entreprise appartenant au capitaliste. C'est précisément en vertu de cette crise de la mesure, lucidement indiquée par Smith, qu'il y a croissance économique, développement. En effet, si le salaire commande plus de travail que celui contenu dans les biens que le salarié achète, ce commandement mesure la productivité du travail et, par conséquent, la croissance capitaliste55.
A partir d'Adam Smith la science économique a fait tout son possible pour éliminer la contradiction qui est à l'origine de la démesure. Ce que la science économique a cherché à faire, c'est à éliminer cet aspect qualitatif, cette «place des chaussettes», ce surplus derrière lequel se cache l'histoire de la différence subjective entre celui qui travaille et celui qui commande. La science économique a donc cherché à résoudre logiquement une contradiction qui tient à la «sphère» politique des rapports de pouvoir, en simplifiant sous forme d'identités formelles des catégories différenciées et dialectiques. Ce faisant, elle a évacué du champ disciplinaire la question de l'origine politique de la crise de la mesure, elle est devenue Économie après être née comme Économie Politique. La crise actuelle des indicateurs économiques révèle l'insuffisance de la science économique dans l'analyse de la transformation en acte, une insuffisance qui dérive de la «mission» même de l'économie, dont l'objectif est d'éliminer du champ d'enquête l'analyse politique du pouvoir et de ses effets sur les grandeurs micro et macro-économiques.
Mais la «place des chaussettes» et la crise de la mesure qui se reflète en elle, démontrent deux autres choses également centrales dans le paradigme actuel de la transformation.
Dans la sphère du travail domestique on est confronté avec un type de travail particulier qui devient central à l'intérieur du régime post-fordiste. Il s'agit du travail vivant dans lequel «le produit est inséparable du producteur». Ce travail, qui trouve en lui-même son propre accomplissement, caractérise tous les services aux personnes, et s'étend toujours plus à l'intérieur de la sphère directement productive sous forme d'activités relationnelles.
Il s'agit le plus souvent de travail vivant parce que bien sûr, dans la sphère domestique, la machine (capital constant) joue un rôle moins important que le travail personnel. S'il est vrai qu'au cours de ce siècle la technologie est entrée dans les maisons, ce qui a sûrement soulagé de toute une série de travaux domestiques particulièrement fatigants (comme laver à la main), ces technologies n'ont pas en fait réduit la quantité de travail vivant accompli par les femmes. Ce constat paradoxal a été plusieurs fois démontré par des recherches sur les effets de l'innovation technologique sur le travail domestique. La présence de biens électroménagers, telle que la machine à laver, n'a pas réduit la quantité de travail vivant (de fait, il y a eu au contraire augmentation) parce que les valeurs, les standards esthético-culturels (par exemple la recherche de toujours plus de propreté, d'ordre, etc.) ont amené la femme à multiplier le travail domestique dans de nouvelles directions. Par exemple au lieu de laver les enfants une fois par semaine, aujourd'hui on les lave une fois par jour, avec des effets multiplicateurs sur le volume de travail féminin.
La technologie a réduit ou éliminé toute une série d'activités physiquement fatigantes, mais le contexte socio-culturel a fait croître la quantité et la qualité du travail vivant domestique. Le travail vivant, en vertu du fait qu'il est à la fois partie et effet du contexte socio-culturel, a englobé une série de caractéristiques qui le rapprochent toujours plus d'un type de travail communicativo-relationnel: en lavant et en repassant des chemises une fois tous les deux jours, au lieu d'une fois tous les dix jours (quand les standards de la propreté étaient moins exigeants), la femme réinterprète par son travail les besoins relationnels de son mari et de ses enfants en dehors de la famille, au travail et à l'école. Son travail reproduit la possibilité même de maintenir ces relations sociales extérieures (impossible de laisser sortir le mari avec une chemise de deux jours, il en irait de son image et de sa crédibilité «sociale»).
Le travail vivant domestique reproduit donc dans la sphère privée un contexte relationnel public. Par cela même, il s'agit d'un travail vivant toujours plus chargé de symboles, de signes, d'images et de représentations de ce contexte socio-culturel. Pour qu'il en soit ainsi l'activité domestique de la femme comporte une augmentation de ses qualités cognitives, parce qu'il est nécessaire d'interpréter constamment, et de traduire en travail vivant, les signes et les informations qui proviennent du contexte dans lequel la famille est insérée. Inviter un tel ou une telle à dîner, décider de ce qu'il faut cuisiner «pour être à la hauteur» de la situation, élaborer des stratégies relationnelles pour faciliter la carrière du mari, investir dans les réseaux de rapports socio-culturels pour assurer aux enfants un environnement favorable à leur éducation. Le travail vivant devient de la sorte toujours moins un travail matériel dans le sens de mécanique et d'exécution, mais toujours plus un travail de relation et de communication, ce qui n'en réduit pas la quantité, mais en modifie la substance.
La quantité de travail vivant ne diminue pas, elle augmente même, contredisant toutes les théories du développement technologique qui établissent un rapport linéaire de cause à effet entre innovation technologique et travail nécessaire. La science incorporée dans les machines, dans le capital fixe, permet d'éliminer la partie industrielle du travail, la partie du travail matériel, d'exécution mécanique. Parallèlement à la réduction du travail de type industriel le travail communicativo-relationnel augmente. Il fait appel aux qualités cognitives et interprétatives de celui qui travaille dans un contexte déterminé. Le travail, pour ainsi dire «s'intellectualise», se «mentalise», tout en restant un travail vivant fatigant. La fatigue du travail communicativo-relationnel n'est plus seulement physique, mais aussi cérébrale, comme le montre la prolifération des nouvelles pathologies liées au stress du travail56.
Il n'est pas surprenant de ce point de vue que le terrain de la lutte des femmes se soit «déplacé» au cours de ces dernières années de la mobilisation autour du droit à l'égalité vers des formes moins visibles, mais non moins significatives et efficaces, luttes dont l'axe semble être la dynamique de relation et de communication (donc le langage). C'est en apparence seulement que ce changement stratégique de terrain de lutte dénote une défaite sur le plan de l'égalité homme-femme sur le marché du travail. L'inégalité salariale n'a certes pas diminué, elle s'est même aggravée là où d'autres facteurs (conjoncturels, ethniques, migratoires) ont affaibli la position de la femme sur le marché du travail. La récession a frappé les femmes en premier, les rejetant en arrière par rapport à ce qu'elles avaient réussi à obtenir pendant la phase d'expansion.
Il faut pourtant dire que «la sortie» du travail salarié, qui est le principal lieu de la discrimination, a commencé dans de nombreux cas avant la récession, comme le démontrent des recherches effectuées aux États-Unis à la fin des années 80. Selon certaines chercheuses, l'augmentation du nombre moyen d'enfants par femme, toujours aux États-Unis, s'explique aussi à la lumière de ce «repli» sur le privé, après que la «longue marche» à travers le marché du travail n'a pas donné les résultats espérés.
Il est certainement difficile d'établir des rapports de causes à effets dans un univers très complexe comme celui-là, mais on peut avancer l'hypothèse que, face à l'aggravation ou, en tout cas, à la persistance de l'inégalité salariale entre homme et femme pendant toutes ces années (malgré le droit constitutionnel), le déplacement des pratiques de lutte sur le terrain de la relation et de la communication révèle, plus qu'une défaite, une véritable innovation dans les instruments de la lutte politique féministe. S'il est vrai que le travail domestique est toujours plus de type relationnel-communicatif, il se peut que le choix du langage comme terrain de définition de l'identité et de la différence féminines découle aussi de cette mutation. En tout cas, le fait que l'expérience du travail domestique se renouvelle continuellement explique pourquoi les femmes ont développé avant les hommes des formes d'antagonisme sur le terrain de la communication linguistique et relationnelle.
Le langage, la faculté de communiquer, est en fait beaucoup plus universel que les droits inscrits dans la Constitution. La différence consiste dans le fait que l'universalité des droits, comme le droit à l'égalité, est purement formelle et, en tant que telle, doit tenir compte de la réalité des rapports de pouvoir dans la vie quotidienne, au travail ou à la maison. Le droit formel se détache bien vite des personnes lorsqu'il descend dans l'univers du travail et des rapports directs, privés, entre homme et femme. Le langage, au contraire, a ceci de particulier par rapport aux droits formels, que de nature aussi publique et universelle qu'eux (comme les droits constitutionnels), le langage ne se détache pourtant jamais des personnes, il «transcende» toujours la réalité des rapports de force personnels, c'est une ressource immanente à laquelle on peut recourir pour redéfinir constamment sa propre identité et sa différence par rapport à l'autre qui commande. Le langage est ce «lieu» dans lequel se conjuguent le mieux Je et Nous, singulier et collectif, privé et public. Dans le cas du langage et de la communication féminine, ce qui est réellement nouveau par rapport aux pratiques de luttes classiques c'est le fait que la sphère publique est immédiatement constitutive de communauté politique.
L'innovation politique de portée générale est «dans les formes qu'on choisit pour parler ou se taire, pour changer la réalité ou interpréter la réalité qui change: pour faire de la politique et du lien social. Jamais ce ne furent les mêmes formes, les mêmes gestes et les mêmes mots que ceux de la politique des hommes. Maintes fois il nous a été dit que nous parlions trop et que nous n'en faisions pas assez: la vérité est que nous faisions et que nous parlions autrement (...) La révolution féminine est ainsi, elle ne suit ni les dispositifs ni les modèles classiques de la visibilité et du conflit. Nous n'avons pas perdu de vue l'adversaire: nous le découvrons ailleurs que sous ses masques classiques. Nous n'avons pas perdu la parole ?dans une ligne de retraite prudente': mais nous ne faisons pas de la politique avec des communiqués de presse, et même pas avec des manifestations. La parole féminine est à portée de main, pour qui veut l'écouter: dans les maisons et dans les usines, dans les parlements, dans les syndicats, dans les partis, dans les journaux». Inutile, peut être, d'ajouter qu'ici «ne sont pas en jeu ?seulement' les femmes, mais les paradigmes de la transformation, le réalisme de l'utopie. La politique ne se joue pas sur la table des gouvernements, mais dans le champ des interprétations»57.

3. La valeur de l'information dans l'économie

Dès que sont apparus les premiers signaux de la reprise en 1991 aux États-Unis, et au début de 1994 en Europe et au Japon, il a été clair que la sortie de la récession avait modifié quelques rapports économiques fondamentaux. L'un d'eux, en particulier, a fait l'objet de nombreuses discussions, c'est celui de la relation entre emploi et investissement. La «croissance sans emplois» (growth without jobs) est devenue en très peu de temps un slogan capable tout à la fois d'inspirer la peur et de susciter des espérances: peur de ne plus trouver un poste de travail pour celui qui l'a perdu durant la récession; espérance de changer de vie en se libérant finalement de l'obligation de travailler, pour d'autres. L'ambivalence de l'expression «croissance sans emplois» doit donc être explorée au-delà des simplifications, des enthousiasmes comme de l'angoisse.
Une chose est certaine, c'est que l'application des technologies informatiques transforme radicalement le rapport entre investissement et emploi, au sens où il se produit une scission dans la linéarité de causes à effets qui a toujours lié investissement et emploi. Ce qui signifie qu'à un volume déterminé d'investissements peut succéder soit une réduction, soit une augmentation du nombre d'emplois. Le sens de cette relation n'est pas donné a priori, il dépend des décisions des entreprises, des syndicats et de l'État de créer ou non des postes de travail dans un rapport proportionnel entre le volume de richesse productible et le type d'emplois qu'on choisit de créer.
Depuis la découverte, en 1942-1943, de cette «grandeur physique observable» qu'un groupe d'ingénieurs de l'entreprise américaine de télécommunications Bell Corporation appela «information»58, on s'est souvenu que l'on se trouve confronté à une nouvelle dimension de la matière. Norbert Wiener, l'un des pères de la cybernétique, définit l'information par ce qu'elle n'est pas: «L'information n'est ni la masse ni l'énergie ; l'information c'est l'information.» Et Boulding déclara à l'Académie des sciences des États-Unis: «Voilà la troisième dimension fondamentale de la matière.» A son tour l'ingénieur Shannon développa la théorie de l'information en tant que grandeur physique observable, dont l'utilisation assure une meilleure transmission des signaux (nous étions en pleine Seconde Guerre mondiale, et les Américains avaient besoin de protéger, grâce à des systèmes d'informations, les convois de navires à destination de l'Europe).
Ainsi définie, l'information est la base des nouvelles technologies productives. La définition de cette troisième dimension de la matière est complètement tautologique : «L'information c'est l'information59.» Il s'agit tout de même d'une tautologie productive en vertu des règles, de la syntaxe, en somme du software spécifique qui fait fonctionner cette étrange machine linguistique. C'est une machine qui fonctionne sur la base d'une unité élémentaire d'information, le bit (contraction de binary digit). Le bit n'est en aucune façon une unité de «sens», c'est une unité qui peut prendre indifféremment deux valeurs distinctes, en général 0 et 1. Le sens de l'information n'est pas déterminé a priori, mais dépend de la façon dont est organisé le programme et dont l'opérateur l'utilise.
A partir du moment où les technologies informatiques sont appliquées aux processus productifs et distributifs, le développement de l'emploi suit des logiques différentes de celles qui gouvernent traditionnellement les relations entre investissements en machines et création de postes de travail pour faire fonctionner ces mêmes machines. La diffusion des technologies informatiques rend problématique la création d'emplois parce qu'elle met en crise les indicateurs prévisionnels classiques.
D'une part, le développement accéléré des technologies informatiques diminue à vue d'oeil l'importance de l'enveloppe physico-matérielle dans laquelle se trouve le programme informatique. Les prix du hardware baissent constamment, alors que, dans le même temps, les nouveaux systèmes de programmation augmentent de façon phénoménale la puissance des technologies informatiques. Assez pour faire sauter les indicateurs statistiques construits sur la base du rapport entre coût du capital fixe (machines) à prix constants et volume financier des investissements.
D'autre part, l'emploi de nouvelles technologies n'a rien d'évident.Il est vrai qu'un nouvel ordinateur peut être utilisé comme une machine à écrire améliorée, mais il est également vrai que le même ordinateur peut entraîner des utilisations multiples et extrêmement productives. Cela dépend du type d'organisation qui se construit «autour» des nouvelles technologies: cela dépend des programmes de formation, de l'école élémentaire jusqu'aux instituts polytechniques; des choix politiques d'utiliser les nouvelles technologies en économisant du travail ou en maintenant constant le volume d'emplois, ou les deux choses ensemble (par exemple, en réduisant le personnel fixe, mais en faisant appel à des travailleurs intérimaires à temps partiel). La logique de ces décisions est, pour le moment, de type opportuniste: dans des situations déterminées il convient de licencier, dans d'autres il est préférable d'attendre (comme le font aujourd'hui les secteurs de la banque et des assurances) pour conserver une certaine image; dans d'autres encore, il peut être approprié d'investir dans les réseaux qui relient des unités de production éparpillées dans le monde et de créer des postes de travail à l'extérieur plutôt que dans le pays d'origine.
Un exemple de l'incertitude dérivant des nouvelles technologies en ce qui concerne les stratégies d'investissement et leurs effets dans le domaine de l'emploi, est donné par le reengineering, la dernière «mode» dans la science de la gestion de l'entreprise60. Traduisible par le terme «reconfiguration», le reengineering consiste à modifier radicalement le fonctionnement d'une entreprise en faisant éclater l'organisation verticale («déverticalisation») et en appliquant au maximum les nouvelles techniques informatiques (systèmes experts, vidéodisques, télécommunications, etc.) qu'on s'était contenté d'utiliser mécaniquement jusqu'à aujourd'hui, sans changer les procédures. Avec le reengineering, il s'agit de mettre à profit les potentialités des ordinateurs dans la gestion de l'entreprise en repensant l'organisation, plutôt que de continuer, comme par le passé, à utiliser les ordinateurs avec les vieilles techniques bureaucratico-administratives.
Le terme reengineering est étroitement dérivé de l'informatique; il a été inventé par Michael Hammer, professeur d'informatique au Massachussetts Institute of Technology. L'idée lui en est venue en enseignant à des clients comment utiliser au mieux les calculateurs pour améliorer l'efficience de l'entreprise. Il s'agissait de démonter les vieux programmes de software pour la gestion de l'entreprise et de les reconstruire, en les adaptant aux nouveaux ordinateurs plus puissants. La tâche était d'autant plus urgente que, depuis les années 70, tout le monde avait acheté un ordinateur, sans pour autant obtenir de significatifs retours d'efficience. Dans de nombreux cas il s'était même produit le contraire: aux salariés en place s'en rajoutaient de nouveaux chargés des ordinateurs. C'était alors un coût supplémentaire, supportable en période d'abondance, mais moins en période de raréfaction.
On se rendit rapidement compte que les programmes concernés incorporaient des procédures et toute une organisation du travail (par exemple une segmentation excessive des procédures) et que c'était justement là que se trouvait la véritable cause de l'inefficacité. D'où l'effort pour repenser l'organisation; dans quelques cas cela s'est traduit par une restructuration «normale» de l'entreprise, à savoir des licenciements ; dans d'autres cela a produit des expérimentations et des innovations originales, éliminant des travaux nocifs ou simplement stupides, réagrégeant des fonctions auparavant distinctes (abolissant par exemple les frontières entre ingénieurs et employés au marketing).
«Le reengineering donne de l'efficience à l'entreprise et montre la porte aux travailleurs», a titré le Wall Street Journal, ajoutant que des millions de postes de travail pourraient être supprimés au cours des prochaines années. Pour John Skerrit, de l'entreprise de consultants Anderson, cela peut être la question des prochaines années. Paradoxalement, si par le passé les ordinateurs ont été introduits comme synonymes de modernité et d'efficience, leur utilisation mécanique et peu intelligente en a révélé l'inefficience, avec des répercussions négatives sur la qualité de la vie des personnes. Dès que les bénéfices ont commencé à diminuer, il a été fait appel à des techniques tel que le reengineering pour réduire le personnel, ce qui dénote une myopie de l'entreprise et même des syndicats. D'un côté les entreprises investissant dans les ordinateurs ont reproduit mécaniquement les mêmes défauts de procédures existant avant leur introduction, de l'autre les syndicats, n'ayant rien demandé ni obtenu de mieux (un travail différent) lorsque c'était possible, sont aujourd'hui récompensés de la pire manière, par une perte sèche de travail.
Dans de tels cas, les incitations fiscales pour stimuler les industries innovantes produisent l'effet inverse à celui désiré: en rendant préférable de mettre le capital au travail, plutôt que de mettre les personnes au travail, on arrive à une situation dans laquelle les entreprises qui utilisent des ordinateurs licencient et les entreprises qui produisent ces mêmes ordinateurs licencient. Si, malgré tout, le recours à la main d'oeuvre à bas prix est facile, comme dans les régions frontalières, la mécanisation est remplacée par l'utilisation abondante de force de travail («mexicanisation») dont le coût est inférieur à celui des machines. Etant donné que dans les bassins d'immigration saisonnière le niveau de formation a augmenté ces dernières années, il arrive souvent, comme dans la Silicon Valley, que soient embauchés des travailleurs précaires pour monter des petits appareils très compliqués dans des garages ou dans des appartements suroccupés.
Le reengineering n'est pas une technique d'organisation d'entreprise comme les autres; son application est loin d'être linéaire, puisque ses propres promoteurs admettent un taux d'insuccès de 60 à 80%, bien que 69% des entreprises américaines et 75% de celles d'Europe soient déjà en train de se «reconfigurer». Le fait est que, sans une stratégie qui tienne compte de la multiplicité des éléments en présence, l'utilisation même la plus intelligente des technologies informatiques peut se révéler tout à fait inefficace.
Une caractéristique fondamentale des nouvelles techniques ou technologies, qui permet d'analyser les stratégies d'investissement et leurs effets sur le volume d'emploi, est la perte progressive d'importance du capital fixe, des machines, dans la détermination de la valeur économique.
Personne désormais n'achète une action d'Apple Computer ou d'ibm, ou de toute autre entreprise en prenant en considération les biens matériels dont dispose la société. Ce qui compte ce ne sont pas les immeubles ou les machines de l'entreprise, mais les contacts et les potentialités de la structure de marketing, de sa force de vente, la capacité organisationnelle de sa direction et la force d'invention de son personnel.
Il s'agit de ce qu'on appelle les biens ou actifs «intangibles», de véritables symboles, pour lesquels il n'existe pas encore un instrument de mesure statistique et comptable. Etant donné qu'une action est un symbole de propriété (d'une partie des bénéfices de l'entreprise), et que le capital que l'action représente est à son tour un ensemble de symboles de la «capacité à produire» de la richesse, on assiste à une prolifération de symboles qui se renvoient les uns aux autres comme des miroirs, s'éloignant à l'infini. Le capital devient rapidement, comme le soutient Alvin Toffler, «supersymbolique».
La détermination du capital intellectuel de l'entreprise en est seulement à ses débuts, mais il existe déjà un «mouvement» de chercheurs qui, ayant compris le rôle central de la connaissance et du travail immatériel dans la «nouvelle économie», sont en train d'effectuer des recherches dans ce domaine. Les banques, par exemple, ont un besoin extrême de connaître la valeur des «intangibles» (des «actifs soft») des entreprises qui s'adressent à elles pour obtenir des crédits, et à leur tour les entreprises doivent être en mesure de pouvoir calculer la valeur de leur capital intellectuel pour développer les stratégies de développement sur un marché fortement concurrentiel61.
La perte d'importance du capital fixe dans la détermination de la valeur du capital - au point que, désormais, il existe une littérature sur les «entreprises virtuelles» d'un futur pas si éloigné - change notablement les termes sur la base desquels la valeur économique a été étudiée par le passé. «La valeur des biens tangibles peu se diluer en une nuit. Mais comment valoriser les intangibles?» C'est la question que se pose Rob Peterson, vice-président de la Canadian Imperial Bank of Commerce.
Avant tout, la valeur est extraite dans tout le processus de production/fourniture d'un produit/service62. L'économie post-fordiste n'est pas caractérisée par le fait que les gens ont commencé de façon improvisée à assouvir leurs propres besoins au travers de consommations immatérielles, mais du fait que les activités appartenant à la sphère économique sont toujours plus intégrées.
Les apports fondamentaux du nouveau paradigme de production sont la connexion au lieu de la séparation, l'intégration au lieu de la segmentation, la simultanéité en temps réel au lieu des phases séquentielles. En d'autres termes, la production ne commence pas et ne finit pas dans l'entreprise. On peut donc affirmer que la productivité, en tant que mesure de l'augmentation de la valeur économique, commence bien avant que le travailleur n'arrive sur son lieu de travail.
Dans la valorisation/estimation du capital intellectuel des entreprises, en fait l'idée centrale est que le savoir est en même temps matériel, intellectuel et relationnel, contenu et culture. Il ne s'agit donc pas de construire des indicateurs gigantesques, une sorte d'Encyclopédie du savoir similaire à celle des Lumières, mais d'élaborer des cartes du savoir diffus permettant aux entreprises de retrouver les «lieux» dans lesquels les savoirs naissent, dans et hors de l'entreprise. L'objectif est de surveiller les personnes qui se souviennent des formules, pour ensuite développer les technologies grâce auxquelles «les faire parler». Selon Arian Ward, théoricien du business engineering, «les gens pensent en termes d'histoire, non en termes de faits», et il est donc nécessaire de construire des cartes qui rappellent les «voies des chants» dont Bruce Chatwin a parlé à propos des aborigènes australiens: voies, sentiers, parcours de savoir informel, «autoroute de la connaissance», métaphores qui renvoient à d'autres métaphores, dans lesquelles se cache le savoir originel dont on a besoin pour se différencier sur un marché toujours plus homogénéisant. Selon Leif Edvinson, premier «directeur de capital intellectuel» au monde pour le compte de la société scandinave Assurance & Financial Services, «nos actifs financiers restent ici après dix-sept heures, mais une grande partie de notre capital intellectuel s'en va à la maison».
Le travail ponctuel tout au long du processus productif n'est donc pas mesurable avec des critères traditionnels. La définition classique de la productivité, c'est-à-dire la valeur des produits finis rapportée au coût des facteurs de production (travail et/ou capital investi) n'a plus aucune signification opérationnelle. C'est un critère de mesure qui avait un sens à une époque où les télécommunications, les services et les technologies immatérielles n'étaient pas diffusés ni décisifs. Aujourd'hui on assiste au contraire à la naissance du «cognitariat», une classe de producteurs qui est «commandée», pour utiliser la terminologie d'Adam Smith, non plus par les machines extérieures au travail vivant, mais par des technologies toujours plus mentales, plus symboliques, plus communicationnelles. Le nouveau capital fixe, la nouvelle machine qui commande le travail vivant, qui fait produire l'ouvrier, perd sa caractéristique traditionnelle d'instrument de travail physiquement individualisable et situable, pour être tendanciellement toujours plus dans le travailleur même, dans son cerveau et dans son âme.
Ce qui revient à dire que le nouveau capital fixe est constitué de l'ensemble des rapports sociaux et de vie, des modalités de production et d'acquisition des informations qui, se sédimentant dans la force de travail, sont ensuite activés tout au long du processus de production. A l'immatérialisation progressive des moyens de production correspond une sorte de spatialisation des ressources socio-culturelles qui concourent à produire le «cognitariat», la classe des producteurs immatériels post-fordistes. Chaque contexte social peut devenir ce capital fixe qui, mis au contact du travail vivant, a cette possibilité de le rendre productif, donc compétitif sur le plan international.
De fait la ressource humaine intellectuelle est la véritable origine de la valeur, mais elle est nulle si elle n'est pas capturée, transformée en propriété de l'entreprise. Ce qui nécessite l'élaboration de structures intellectuelles, comme les systèmes d'information, les analyses de la clientèle et la connaissance des rapports avec elle, sur la base desquels est reproduite en quelque sorte la «cartographie» des interactions entre les savoirs. «La capacité d'apprentissage c'est g multiplié par g», selon la formule de Dave Ulrich de l'Université du Michigan: la capacité de l'entreprise de générer de nouvelles idées multipliée par sa capacité à les généraliser à l'intérieur de toute l'entreprise.
La productivité n'est pas mesurable sur la base d'une quantité de produit par heure travaillée, elle ne peut se rapporter à une entreprise ou à un secteur spécifique. Elle mesure au contraire un ensemble de facteurs caractérisant l'espace social-régional qui, transcendant le travailleur singulier, permet à celui-ci d'être créateur de richesses en tant que membre d'une collectivité. Ce n'est donc pas un paradoxe si là où on étudie comment mieux mesurer la valeur des intangibles, les stages de perfectionnement internes à l'entreprise ont été abolis. Ce n'est pas seulement une question de coûts (énormes) dont il est difficile de quantifier les bénéfices. C'est surtout une stratégie différente de diffusion/accumulation du savoir par des voies toujours plus informelles. Les salariés peuvent étudier avec des textes, ou bien s'adresser à d'autres salariés, ils peuvent, s'ils le désirent, suivre des cours, mais pour l'entreprise ce qui compte réellement c'est l'appréciation du développement du capital humain, plutôt que la quantité d'argent investie dans les stages de formation. La vraie évaluation consiste dans la «validation sociale» du capital intellectuel ainsi développé, à savoir dans le taux de satisfaction de la clientèle qui se traduit en volume de ventes. Comme d'habitude, c'est dans l'acte de vente que les ressources humaines activées tout au long du processus productif sont finalement monétarisées, donc mesurables. L'argent, forme abstraite de la valeur par excellence, sanctionne la valeur du capital humain, le «réduit en marchandise», en révèle l'adéquation au marché et fournit les informations (de la même manière que pour les stocks accumulés) concernant le lieu et la manière d'intervenir pour mieux adapter la production à la demande provenant du marché.
Il s'ensuit que les décisions d'investissement, si elles sont prises sur la base d'un calcul fait exclusivement par l'entreprise, par exemple pour réduire le salaire direct et/ou indirect (charges sociales) face à une concurrence internationale féroce, risquent de produire des effets boomerang sur la même entreprise. Celle-ci peut y gagner à court terme, mais dans le moyen et long terme elle contribue à détruire le contexte socio-culturel dans lequel elle est inscrite, et qui est fondamental pour alimenter sa propre efficience productive. Les systèmes de comptabilité encore en usage considèrent tout ce qui est «immobilier» comme des biens en capital, alors qu'ils considèrent le capital intellectuel comme une dépense63 !
Les stratégies d'investissements et les incitations que la collectivité élabore pour promouvoir les investissements, sont de plus en plus fondées sur la croissance de la «machinerie socio-culturelle», du capital cognitif «identitaire» qui, au contact avec le travail vivant, produit de la richesse. Et il est clair qu'une entreprise n'est pas innovatrice par le seul fait d'investir dans des technologies avancées: ce ne sont pas les technologies en soi, ni les modèles d'organisation d'entreprise «à la mode» qui assurent le développement économique local ou régional. L'innovation qui mérite d'être réellement encouragée est celle qui développe le capital cognitif social auquel chaque entreprise puise avec les modalités qu'elle préfère pour son développement.

4. Espaces d'interprétation.

La crise de la mesure de la valeur ne pouvait pas ne pas se réfléchir à l'intérieur des diverses théories du salaire qui, à partir de la fin des années 70, ont été proposées pour expliquer ou légitimer des choix déterminés de politique salariale au niveau de l'entreprise. La diffusion graduelle du post-fordisme a comporté un renversement complet de la conception du salaire: il n'apparaît plus seulement comme le prix de la force de travail, venant de l'application d'une règle particulière (de la demande et de l'offre), mais comme le résultat d'interprétations d'un ensemble de règles. Ce changement radical de perspective s'inscrit dans la nouvelle manière de traiter la majeure partie des problèmes économiques: le centre de gravité de la théorie économique s'est déplacé du marché vers l'entreprise. L'impossibilité de tout prévoir, l'opportunisme typique du post-fordisme, ont remis en question les modèles traditionnels de la rationalité illimitée, contraignant à définir des domaines circonscrits de calcul rationnel (rationalité limitée).
De ce point de vue, la recherche collective Working under Different Rules64 du National Bureau of Economic Research dirigée par l'économiste américain Richard B. Freeman, professeur à Harvard, a mis en évidence le rôle décisif des règles et des institutions dans la dynamique du marché du travail sur la base d'une comparaison entre États-Unis et Canada, Europe et Japon. Les résultats de cette étude peuvent être résumés comme suit:
1) Au cours des années 80 l'inégalité salariale a augmenté partout, mais il n'y a qu'aux États-Unis qu'on a connu une baisse importante des salaires réels, en particulier pour la force de travail la moins qualifiée. La création de postes de travail aux États-Unis a été possible grâce à des taux de pauvreté nettement supérieurs à ceux des pays européens et du Japon.
2) La représentation ouvrière au niveau des entreprises (commissions ouvrières) ou de certaines branches a diminué fortement aux États-Unis, alors que dans les pays comme l'Allemagne ou même le Canada (dans ce pays pour des questions limitées liées à la santé et à la sécurité sur le poste de travail) les commissions ouvrières ont démontré qu'elles sont des institutions «robustes», en mesure de résister en période de crise de la négociation collective et de perte progressive de pouvoir des syndicats.
3) Aux États-Unis les salariés bénéficient d'une formation professionnelle à l'intérieur des entreprises moins importante qu'en Europe et au Japon. Il s'agit d'une formation «sur le tas» qui augmente la productivité à court terme, et qui est pourtant insuffisante à moyen et long terme.
4) Dans la pyramide salariale, la couche la plus basse des ouvriers américains a des niveaux de vie bien en-dessous de ceux des Européens et des Japonais. Le système de sécurité sociale n'assure pas de revenus suffisants pour les catégories les plus basses de la population américaine. L'aggravation des taux de pauvreté américains par rapport aux autres pays économiquement avancés est apparue entre la moitié des années 70 et la moitié des années 80.
5) A la base des dynamiques différentes entre les États-Unis et les autres pays avancés se trouve la capacité ou l'incapacité des institutions représentatives des intérêts de la force de travail à intervenir dans la détermination du salaire et de la formation. Le rôle de l'État dans la garantie de niveaux conformes de formation professionnelle apparaît fondamental pour tous les pays sauf aux États-Unis.
6) De la comparaison entre les différents pays il résulte qu'une représentation ouvrière efficace au niveau de l'entreprise n'est possible seulement que si elle est convenablement soutenue par les lois du travail.
7) La protection de l'État social est essentielle pour réduire les inégalités des revenus bruts créées par l'économie de marché, c'est-à-dire pour améliorer la distribution des revenus disponibles. Cette amélioration comporte donc un coût pour la collectivité en termes fiscaux et/ou de déficits budgétaires.
8) La sécurité sociale a des effets limités sur le fonctionnement du marché du travail, spécialement lorsque les mesures redistributrices sont directement ou indirectement liées à des mesures de réintégration dans le monde du travail.
9) L'inégalité dans les niveaux d'éducation et de formation contribue fortement à aggraver les inégalités dans la distribution des revenus. Les politiques tendant à augmenter l'offre de force de travail qualifiée donnent naissance à des processus positifs dans la recherche d'amélioration des revenus à travers la requalification.
10) La garantie de niveaux de revenus dignes pour les catégories de la force de travail les moins qualifiées, partout supérieurs à ceux des États-Unis, a eu comme contrepartie des taux supérieurs de chômage, mais généralement elle a réussi à éviter l'aggravation des perspectives d'emploi pour les chômeurs de longue durée.
11) Dans le cours des années 80, les pays européens qui ont essayé de rendre fluide le marché du travail en imitant le «modèle américain» (en particulier la Grande Bretagne) n'ont pas réussi à faire baisser le chômage d'une manière significative.
La question qui se pose à ce sujet est de savoir si les «vertus» des systèmes sociaux européens et japonais dont, selon les chercheurs, les États-Unis devront s'inspirer pour sortir de la spirale «création de postes de travail/paupérisation», sont en mesure de survivre dans un régime post-fordiste fortement mondialisé.
Dans tous les pays européens la récession du début des années 90 a été utilisée pour imposer la déréglementation à l'américaine. La flexibilisation de l'emploi pour répondre en temps réel aux oscillations du marché est la stratégie pratiquée pour réduire les salaires ouvriers et augmenter la productivité ponctuelle du travail. Aux États sociaux européens pressés par la classe patronale de comprimer les revenus de substitution (en particulier les indemnités de chômage) il ne reste plus qu'à réarticuler la sécurité sociale dans la direction de la garantie du minimum d'existence, même si sur ce terrain on ne peut résister qu'en mobilisant les forces sociales, comme cela s'est passé en France.
D'autre part, la lutte contre le chômage structurel n'est possible qu'à condition de légitimer d'un point de vue socio-économique les activités communicativo-relationnelles des services aux personnes.
Dans le rapport entre salaire direct et salaire indirect la déréglementation du marché du travail tend à mettre au premier plan la question de la récupération des gains de productivité par rapport au versement des pensions, des indemnités de maladie et de chômage. Selon une enquête effectuée en Allemagne par le cabinet de consultants Mc Kinsey65, pour réduire les coûts du travail et la pression financière des charges sociales sans accroître le chômage de longue durée, il convient d'augmenter de manière consistante le quota de travail à temps partiel.
Selon l'étude Mc Kinsey, ce n'est qu'avec la réduction du temps de travail pour une fraction croissante de personnes actives (évaluée autour de 60% de la population active actuelle) qu'il est possible de flexibiliser la production en gagnant en productivité. Il ressort de cette étude que la productivité du travail peut augmenter de 3 à 20% partout où sont réduites les heures de travail grâce à l'augmentation du produit par personne, à la gestion plus élastique des fluctuations de la demande et grâce à l'extension de la durée de fonctionnement des entreprises. La productivité du travail pourrait en outre croître en conséquence par une augmentation de la motivation au travail, une réduction du stress et de l'absentéisme.
Le transfert de parts de productivité sur le salaire est donc décisif dans cette stratégie de généralisation du travail à temps partiel. Le cabinet Mc Kinsey a évalué que la réduction de 25% du temps de travail ne devrait pas comporter une réduction des salaires de plus de 15%, en particulier dans le cas des catégories de salaires les plus basses pour lesquelles la garantie par l'État d'un minimum vital est cruciale. D'autre part, pour être effectif ce modèle devrait inclure des garanties de pouvoir revenir du temps partiel au temps plein et le choix de la réduction du temps de travail devrait protéger du licenciement en cas de réduction des effectifs de l'entreprise.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur le modèle Mc Kinsey, ce qu'il faut souligner c'est la centralité de la réduction du temps de travail pour mieux conjuguer flexibilité, productivité et réduction des coûts du travail. La garantie d'une réduction moins que proportionnelle du salaire d'autre part, introduit la notion de règles établies entre entreprises, salariés et État social. Il s'agit de règles qui, pour éviter la pratique récurrente de détournement vers la sous-traitance chaque résistance à la réduction du salaire, doivent nécessairement inclure les sujets qui forment la constellation de la sous-traitance sans lesquels l'interprétation des règles établies est stérile dès le départ.
Règles et interprétations sont en fait les deux termes qui caractérisent les plus récentes théories du salaire66. Dans ces théories, la notion de «dissonance cognitive» est centrale et caractérise les interprétations des règles locales et générales sur la base desquelles sont fixés les paramètres de calcul du salaire total, des rendements de productivité, de la sécurité du poste de travail. Afin que les règles puissent être interprétées, il est nécessaire de définir les espaces à l'intérieur desquels elles peuvent être également interprétées sur le terrain par les sujets. S'il est vrai qu'une règle existe dans la mesure où elle est appliquée, l'application d'une règle comporte son interprétation, ce qui veut dire la possibilité pour les multiples sujets qui concourent à sa mise en oeuvre d'expliciter les savoirs, les connaissances qui définissent leur identité spécifique.
En d'autres termes, la déréglementation du marché du travail en appelle à l'existence de la notion d'espace d'interprétation comme espace pour la négociation, essentiel pour éviter les effets négatifs «du style américain» sur la qualité de la force-travail. Le salaire ainsi défini devient à son tour un dispositif de distribution des savoirs collectifs, les savoirs que les sujets de la négociation sont appelés à expliciter pour pouvoir interpréter les règles proposées.
Cette tendance vers l'ouverture d'espaces d'interprétation caractérise l'effort pour éviter que le tournant linguistique de l'économie ne soit accompagné d'un tournant, aussi crucial, des espaces et des modalités de la négociation salariale. Si l'agir communicationnel et l'agir instrumental coïncident sur le versant de la production de biens et de services, ils doivent le faire également sur celui de la reproduction des rapports sociaux, de la distribution collective du salaire et du savoir.

49. Cf. Alain Bihr, «Crise du sens et tentation autoritaire», dans Le Monde Diplomatique, mai 1992, pp. 16-17.Retour
50. «The World according to Andy Grove», Business Week, 13 juin 1994, pp. 60-62.Retour
51. Voir l'«Introduction, Ainsi donc», de Qu'est-ce que la philosophie, de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Editions de Minuit, Paris, 1991). En tant que «producteurs de concepts», en tant que travailleurs immatériels, si on peut dire, les philosophes ont un rapport d'amitié avec leurs concepts, parce que l'ami est la condition de l'exercice de la pensée. Le philosophe, à la lettre, est «l'ami de la sagesse».Retour
52. Jean-Caude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Nathan, Paris, 1992, p. 192.Retour
53. Amartya Sen, Ethique et économie, P.U.F., Paris, 1993.Retour
54. Cf. Marzio Barbagli, Provando e riprovando. Matrimonio famiglia e divorzio in Italia e in altri paesi occidentali, Il Mulino, Bologne, 1990.Retour
55. Sur l'indivision de la contradiction, la théorie de la valeur-travail du côté d'Adam Smith est importante ici, voir Claudio Napoleoni, Valore, isedi, Milan, 1976. A noter que le premier à vouloir résoudre la contradiction entre travail contenu et travail commandé fut David Ricardo. Marx, pour sa part, n'optera ni pour Smith, ni pour Ricardo, mais pour la contradiction entre les deux approches, celle de Smith valable pour l'explication du développement, celle de Ricardo pour l'échange dans la circulation-distribution des marchandises. Plus généralement, la contradiction ne peut pas se résoudre, selon Marx, parce que l'on est confronté à deux qualités différentes de travail: l'un, le travail contenu, est un travail mort, un travail déjà exécuté, alors que l'autre, le travail commandé, est un travail vivant, «subjectivité en acte», travail qui doit être commandé pour être exprimé dans un système économique dans lequel les travailleurs ont un rapport d'étrangeté aux moyens de production.Retour
56. Voir l'important travail de Juliet B. Schor, The Overworked American. The unexpected Decline of Leisure, Basic Books, 1993, pp. 1-15. Voir également M. Barbagli, op. cit., chapitre VI.Retour
57. Ida Dominijanni, «La sordità degli uomini», dans Il Manifesto, 13 septembre 1994.Retour
58. Cf. Jacques Robin, «Mutations technologiques, stagnation de la pensée», dans Le Monde Diplomatique, mars 1993, p. 12.Retour
59. Sur la tautologie des paradigmes productifs basés sur le conventionnalisme, post-newtonien et post-galiléen, voir de P. Virno, Convenzione e materialismo, cit., pp. 37-52.Retour
60. Voir Michael Hammer, James Champy, Reegineering, Dunod, Paris, 1993. De Franco Carlini, «Gli stagionali dei chips. USA, alta tecnologia a bassa occupazione», dans Il Manifesto, 6 avril 1993. Pour une approche critique voir «Reengineering reviewed. Reengineering is the fad of the hour, as many reengineering dole claimans know to their cost. But is it doing any good?», dans The Economist, juillet 1994, p. 64. Retour
61. Cf. Thomas A. Steward, «Your Compagny's Most Valuable Asset: Intellectual Capital», dans Fortune, octobre 1994, pp. 28-33. Retour
62. Cf. A. Toffler, Les Nouveaux pouvoirs, cit.Retour
63. Voir l'important travail de Charles Goldfinger, L'utile et le futile. L'économie de l'immatériel, Odile Jacob, Paris, 1994, en particulier le chapitre IV.Retour.
64. Op. cit., voir note 28. A ce propos, voir Lester Thurow, Head to head, The coming economic battle among Japan, Europe and America, Warner Books, New York, 1993, et également, de Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil, Paris, 1991. De conclusion opposée, exaltant la déréglementation, il faut ajouter deux études publiées fin 1994: «The OECD Jobs Study: Evidence and Explanations» et «Employment Performance», McKinsey Global Institute.Retour
65. L'étude a été résumée par Helmut Hagmann, directeur de la filiale McKinsey à Munich, et le texte a été rapporté par le Wall Street Journal, le 27 octobre 1994. Retour
66. Théorie dont les travaux déjà cités de B. Reynaud donnent de nombreuses synthèses exhaustives.Retour

Chapitre suivant

 

SOMMAIRE