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1. Limites du clintonisme.
Moins d'un an avant la première élection de Bill Clinton comme président des États-Unis, l'économiste Robert Reich, professeur à la School of Governement de l'Université de Harvard, a publié The Work of Nations67. Il s'agit d'une contribution politico-économique décisive pour ce qui sera défini par la suite comme la clintonomics, le programme de transition du fordisme au post-fordisme après douze années de politiques néo-libérales. La nomination de Reich comme ministre du travail dans la nouvelle administration ne fait que confirmer le poids que ses thèses ont eu dans l'élaboration de la stratégie clintonienne.
Dans toute l'analyse de Reich de l'époque post-fordiste le travail immatériel joue un rôle central, soit comme base pour la définition d'une puissance américaine rénovée sur le plan mondial, soit pour la reconstruction d'un ordre politique et social capable de se substituer à la désintégration de la classe moyenne qui s'est produite dans le courant des années 80, cette même classe moyenne, pleine de ressentiments et de craintes pour son avenir, qui avait permis à Ross Perrot d'obtenir presque 20% des voix.
Le travail immatériel, l'activité de «manipulation de symboles» selon la définition de Reich, représente un seul aspect du «clintonisme». L'autre, tout aussi important, est constitué par la redéfinition du Welfare State, l'État social qui doit savoir gérer la croissance économique post-fordiste, avec une attention particulière pour les coûts de la santé et les politiques d'assistance. Avec un système de santé privé à 60%, les États-Unis dépensent un pourcentage du produit intérieur brut deux fois plus élevé que les pays dans lesquels le système sanitaire est public à 70-80%, et dépensent par individu trois fois ce qui est payé en France, par exemple, en ayant pourtant un système inefficient et inique (près de 35 millions d'exclus). La transformation du système sanitaire de privé en public passe d'abord par la réglementation des prix des médicaments, la réduction des honoraires des médecins, la baisse des tarifs des hôpitaux et des cliniques - trois fronts sur lesquels les États-Unis détiennent le record absolu - ce qui a rendu difficile l'acceptation du programme de réforme dirigé par Hilary Clinton, et a obligé à en diminuer la portée et à étaler sa réalisation dans le temps.
Mais le clintonisme se définit également davantage dans le sillage de l'électorat perrotiste que républicain. Pour ceux qui soutenaient Ross Perrot, c'est le déficit fédéral et non le déclin de la ville ou la misère de millions d'Américains qui est la question centrale à affronter. De fait, Clinton a gagné les élections parce que Perrot a pris des voix à Bush dans les villes satellites, la banlieue habitée par de tranquilles retraités et accueillant une grande partie des entreprises à haute technologie. Seul, Clinton aurait obtenu un résultat inférieur de 3% au résultat électoral atteint par Dukakis en 1988. Le réservoir des électeurs perrotistes est en faveur de réductions fiscales et de coupes dans les dépenses publiques, surtout dans les zones urbaines. Les quartiers défavorisés qui, avec les émeutes de Los Angeles, avaient révélé au monde entier les conséquences du reaganisme, ne préoccupent plus beaucoup les démocrates misant, au contraire, sur la population blanche du tertiaire située dans les faubourgs (la «majorité périurbaine»), elle aussi aux prises avec la crise de l'emploi.
La géométrie politico-institutionnelle qui ressort de ce croisement d'objectifs risque d'aggraver la ségrégation spatiale résultant du déplacement des entreprises et des commerces vers les banlieues. Dans les dix dernières années les centres urbains américains ont perdu près de 30% des postes de travail, pendant que les banlieues enregistraient une augmentation de 25%. Le processus d'ethnisation des zones urbaines polarise les revenus de manière impressionnante: si en 1980 le revenu par tête dans les centres urbains était égal à 90% de celui des banlieues, en 1990 il n'est plus que de 59%. Pour tenir sur le front perrotiste, l'administration démocrate se trouve devoir consacrer les investissements publics à la construction de voies ferrées très coûteuses, à la production de fibres optiques et à des projets autoroutiers inter-états dont bénéficieront essentiellement les électeurs de Perrot qui habitent dans les banlieues, et les entreprises de construction dirigées par des blancs.
On a donné en général une interprétation essentiellement économique du programme de Clinton, en disant qu'il s'agit presque «d'un retour de Keynes» (et de Kennedy), sans tenir compte de la ségrégation sociale, ethnique et territoriale qui s'était consolidée au cours des deux dernières décennies. Mais il est impossible de faire abstraction du bouleversement socio-politique de la société américaine engendré par les politiques reaganiennes et que Ross Perrot a, d'une certaine manière, mis au jour avec sa croisade populiste. La répartition spatiale des voix, avec les «minorités» qui s'entassent dans les quartiers défavorisés et la classe moyenne composée très majoritairement de blancs, dans les banlieues, a contraint à changer sélectivement la destination des investissements publics. L'«effet Perrot», avec l'emphase sur la réduction du déficit public, rend tout à fait volontariste l'analyse du clintonisme en termes purement économiques. Plus que d'une intervention keynésienne, il s'agit d'une ingénierie économique et politique, un ensemble non nécessairement cohérent de mesures visant à circonscrire la multiplicité des situations conflictuelles qui traversent les États-Unis.
Il est certain qu'avec Bill Clinton et son équipe, la politique industrielle acquiert une nouvelle centralité après une époque dominée par la finance et par la consommation à crédit. La centralité de l'entreprise se base sur la théorie du développement endogène dont Ronald Coase (prix Nobel), Robert Reich et Paul Romer (professeur d'économie à Berkeley en Californie), sont les porte-parole les plus en vue. Selon cette théorie, les interactions entre les agents économiques ne passent pas nécessairement par le marché. Il existe donc des «externalités» positives (la formation professionnelle) ou négatives (la destruction de l'environnement), c'est-à-dire des bénéfices et des coûts additionnels qui ne sont pas inclus dans les transactions du marché et que la collectivité doit en quelque sorte réglementer. Ces externalités légitiment l'intervention active de l'État, parce que seul l'État est en mesure de prendre en compte l'efficacité ou l'inefficacité collective. L'intervention publique est en somme justifiée par le fait que l'équilibre spontané de la somme des initiatives individuelles n'est pas à la hauteur de l'équilibre collectif optimal.
Il ne fait pas de doute que les désastres écologiques causés par la politique de déréglementation sauvage des années 80 constituent les précédents «historiques» de cette théorie économique. La «main invisible» du libre marché s'est rendue en réalité très visible avec les catastrophes atmosphériques et maritimes, avec la destruction des forêts, la pollution des eaux, et ainsi de suite. Se sont des «signes» tangibles qui démontrent la faillite du marché, auxquels on a cherché à donner une réponse en marchandisant ce que le marché seul ne réussit pas à faire, c'est-à-dire en donnant un prix (des «droits de propriété») pour l'utilisation des ressources de l'environnement pour décourager les abus ou, symétriquement, en stimuler une utilisation parcimonieuse.
A côté de la question écologique, pour corroborer les thèses de ce courant d'économistes américains - dont s'inspire Clinton - on retrouve l'analyse de l'inégalité de la répartition des revenus et de l'éducation. Selon les études d'«économistes urbains», comme Paul Romer par exemple, la polarisation entre riches et pauvres, héritée des politiques de Reagan, travaille contre la croissance économique elle-même. Il s'agit d'un basculement, et non des moindres, de la thèse courante selon laquelle seule une rapide croissance économique, laissée libre, crée les conditions pour une meilleure distribution des revenus et, donc, pour une réduction des inégalités. Jusqu'à récemment on pensait que l'inégalité était le résultat, et non la cause de la lenteur de la croissance.
Tout semble au contraire démontrer qu'à l'origine du ralentissement de la croissance économique du début des années 90, se trouvent les inégalités entre riches et pauvres qui, avec le classique «effet domino», ont aggravé des comportements contraires à ceux souhaités pour faire fonctionner les lois du marché (chômeurs découragés, jeunesse démotivée à l'école, trafic de drogue pour pallier la perte de revenu dans les centres urbains).
La constatation de l'inefficience de la déréglementation du point de vue des rythmes de la croissance économique est très préoccupante pour l'administration Clinton, d'autant plus qu'elle a beaucoup investi stratégiquement dans le développement des industries technologiquement avancées. La dégradation de la formation, causée par les inégalités et l'absence de règles aptes à protéger l'environnement socio-culturel, menace à la racine tout programme de relance qualifiée et compétitive des États-Unis sur le plan mondial. On peut en effet investir autant qu'on veut dans la formation sans avoir de résultats significatifs, si les disparités de revenus et de chances persistent et même s'aggravent.
James O'Connor68 a soutenu qu'à l'origine du reaganisme, de ses succès et de ses échecs, se trouve le problème foncier. La terre est, avec la force de travail, ce bien qui, dans une économie toujours plus mondialisée, caractérisée par l'émigration des industries vers des pays avec de bas coûts salariaux, reste dans le pays. Pendant les années Reagan le sol a été l'objet de spéculation immobilière et de stratégies d'achat à crédit, ainsi que d'alliances fiscales, de grande importance. Mais le sol a surtout été le «lieu» de la croissance de services de toutes sortes, avec une grande partie de postes de travail mal payés et non protégés syndicalement (76% des postes de travail sont dans les services, et 42% de ceux-ci sont mal rétribués). Selon O'Connor, la catégorie de la rente foncière est devenue, avec Reagan et Bush, encore plus importante que celles du salaire et du profit.
Dans un tel contexte, ce n'est pas de politique industrielle que l'on discute, mais plutôt de politique économique du territoire, d'une politique qui soit capable de valoriser l'interdépendance entre industrie et territoire. Dans le «keynesianisme industriel» qui sert de référence au programme de la nouvelle administration, le secteur des services est sous-évalué à l'avantage principalement des industries de pointe, ce qui implique d'intervenir structurellement sur les origines des déséquilibres sociaux, ethniques et raciaux générés par l'exploitation économique typique de ce «secteur». En d'autres termes, si derrière la centralité de l'entreprise se niche, de fait, la centralité du «travail immatériel» tel que le définit Robert Reich, c'est justement sur la manière de territorialiser-spatialiser le travail immatériel que le programme n'est pas clair. Le développement endogène, les synergies entre investissement individuel et productivité collective que l'État est appelé à gérer, passent par la territorialisation du travail immatériel. Ce passage est déterminé par la totale interpénétration entre industrie et services, du fait que d'une part l'industrie est toujours plus tertiarisée et que, d'autre part, les services sont toujours plus industrialisés. Impossible de favoriser un seul pôle de cette relation de réciprocité sans endommager l'autre. Les industries technologiquement avancées s'alimentent des ressources sociales et culturelles dispersées sur le territoire et vice-versa. Là se trouve la principale aporie du clintonisme.
Déjà dans l'étude de Reich, il était évident que le paradigme économique post-fordiste souffrait d'un certain «réductionnisme sociologique», au sens où la critique reichienne, tout à fait raisonnable, de la tripartition classique de l'économie (primaire, secondaire et tertiaire) la reproduisait pourtant avec une nouvelle tripartition: travail répétitif, de routine (taylorisé) ; services aux personnes ; travail immatériel («manipulateurs de symboles»). A long terme, soutient Reich, ce sont les produits du travail intellectuel qui comptent vraiment pour chaque nation: recherche scientifique et technologique, formation de la force de travail, amélioration du management, communication de pointe, réseaux financiers électroniques. Dans l'univers du travail intellectuel figurent: chercheurs, ingénieurs, informaticiens, avocats, quelques comptables créatifs, consultants en management, conseillers financiers, publicitaires, les «créateurs», éditeurs et journalistes, professeurs d'université. Cette «couche» est destinée à accélérer la perte d'importance de toutes les activités de type taylorien, répétitives et d'exécution, facilement reproductibles dans les pays à bas coût de la force de travail, alors que les services aux personnes, bien qu'importants dans une société fortement tertiarisée et en voie de vieillissement, ne pourront bénéficier d'améliorations matérielles car ce ne sont pas, toujours selon Reich, des activités créatrices de valeur.
Le raisonnement de l'économiste est grosso modo le suivant: la mondialisation de l'économie ne permet plus de parler de propriété du capital en faisant référence à la composition nationale de la propriété des moyens de production. Une Ford, par exemple, est le résultat d'activités partielles et combinées dispersées sur la planète entière, concertées à l'intérieur de réseaux globaux (global webs), dans lesquels ce qui compte c'est l'efficience, la productivité de la communication. L'automobile qui résulte de ce processus de production est composée de parts produites dans diverses nations, sur la base d'un capital à propriété multinationale.
Donc, ce qui se perd par la dénationalisation de la propriété du capital (à savoir des moyens de production, du capital constant), se récupère sur le plan de la propriété du travail immatériel, du contrôle sur la production de la connaissance. A la dénationalisation du capital physico-matériel fait contrepoids la nationalisation du savoir, le commandement sur son organisation. «Achète américain» signifie désormais: «Valorise le savoir américain.» Le caractère national, toujours selon le raisonnement reichien, se récupère en investissant stratégiquement dans les activités qui apportent davantage de valeur, à savoir les activités immatérielles qui innervent le mode de production post-fordiste. Il est donc nécessaire de nationaliser les revenus générés par l'activité immatérielle pour faire face au chômage de force de travail américaine non qualifiée (en concurrence avec la force de travail des pays émergents), pour réduire les disparités de revenus entre qualifiés et travailleurs pauvres sans inhiber les avantages comparés entre les États-Unis et le reste du monde. L'orgueil américain devrait fonctionner comme lien social: la richesse plus importante, générée par la meilleure productivité et qualification du travail immatériel par rapport aux pays concurrents, offrira les moyens fiscaux pour colmater la détérioration des conditions de vie de la population américaine non qualifiée et perdante.
La difficulté logique du raisonnement tient à la définition d'une couche sociale économiquement et politiquement centrale, à partir de l'analyse de la quantité de valeur ajoutée par elle, ce qui présente les mêmes connotations qu'à l'ère fordiste, à savoir la tripartition statistique du marché du travail. De sorte que le travailleur immatériel est situé géographiquement par Reich dans les banlieues résidentielles et dans les campus universitaires, soit précisément dans les lieux de la ségrégation de classe qui a contribué à aggraver la désagrégation de la société américaine au cours des dernières décennies. Pourquoi la classe des travailleurs immatériels devrait-elle renoncer à sa richesse pour équilibrer le sort du reste de la population américaine réduite à vivre dans les conditions du Tiers-Monde? Quelle est la source de solidarité (le nationalisme?) si la définition même de cette classe se base sur son exclusivisme spatial, culturel, soit tout simplement racial? Pourquoi un technicien commercial ou un chercheur qualifié qui vit dans un quartier résidentiel de Los Angeles ou de New York, doit-il se sentir «américain» plus que son équivalent suisse qui vit dans un quartier résidentiel protégé de Zurich? La dénationalisation du capital ne conduit pas linéairement à la nationalisation du travail immatériel, à savoir des avantages que les pays avancés détiennent comparativement aux pays émergents, dotés de ressources abondantes, à bas coût, mais moins qualifiées professionnellement. L'État peut-il fonctionner comme «courroie de transmission» entre l'économie globale et l'«intérêt national»? Il semblerait que tout conjure contre la rénovation du rôle de l'État-nation: le nationalisme ne va certainement pas dans la direction de la protection des plus faibles, des chômeurs américains non qualifiés, des jeunes à la marge du marché du travail et à la dérive du fait de la drogue, du respect envers les immigrés multi-ethniques.
La question de la définition du travail à l'intérieur du régime post-fordiste n'a rien d'académique, elle n'est pas réductible à une querelle entre sociologues du travail. C'est au contraire une question cruciale qui est à la base des stratégies politiques et des conflits internationaux des prochaines années.
Il est certain que la mondialisation de l'économie contraint les pays développés à concentrer leur attention sur les avantages comparés, à savoir sur la plus haute qualification et productivité du travail immatériel, pour faire face à la croissance des pays émergents69; mais il est aussi certain que le croisement entre innovation technologique et augmentation des importations de produits manufacturés des pays émergents est à l'origine de la destruction des postes de travail non qualifiés et de la fracture entre conditions de vie dans les pays riches; par contre il n'est pas certain que «dans la longue période», la transition permettra aux pays riches de reconquérir des taux de croissance élevés sur la base des avantages comparés (productivité du travail immatériel) et aux pays en voie de développement de consolider leur force économique sur la base des avantages comparés actuels (force de travail non qualifiée, et aussi qualifiée, mais à faible coût)70.
Le maillon faible c'est l'endettement international. Sur le plan international, l'immatérialisation du travail fonctionne grosso modo ainsi: un couturier de renom acquiert pour trois dollars au Vietnam ou en Thaïlande une chemise conçue à Paris ou à Zurich. Le produit sera vendu en Occident à quarante-cinq dollars par le «couturier immatériel» du Nord. Grâce aux brevets, aux patentes, aux marques et aux droits de propriété intellectuels, à la rémunération du savoir beaucoup plus élevée que celle du travail matériel d'exécution, la richesse est détournée vers le Nord. Mais le Sud, qui peut aussi bénéficier en termes d'exportations vers le Nord des produits qu'ils se charge de réaliser, doit tout de même recourir aux crédits des pays riches, non pas tant pour financer les importations des moyens de production (le marché libéralisé des capitaux, toujours plus dirigé vers les pays émergents, s'en charge), mais pour financer le savoir-faire, le savoir incorporé dans les biens et les services du Nord. Par conséquent, avec l'aggravation de l'endettement international causé par la centralité du travail immatériel, les pays du Sud continueront à fonctionner comme réservoir d'émigration vers le Nord. L'amélioration de la formation de nouveaux immigrés pauvres, conséquence des meilleurs taux de développement et de scolarisation au Sud, permettra aux entreprises du Nord d'en tirer des avantages même à l'intérieur de la classe des travailleurs immatériels, en différenciant les revenus, en exploitant du travail clandestin hautement qualifié, en utilisant le racisme pour favoriser à nouveau les citoyens du Nord.
La définition sectorielle du travail immatériel est doublement erronée: elle ne tient pas compte des dynamiques réelles sur le plan mondial et elle est politiquement faible. La preuve en est les difficultés que l'administration Clinton ne cesse de rencontrer pour faire passer ses projets de réforme de l'État social (l'exemple de l'assurance maladie est suffisant) et qui naissent précisément de la résistance de la part de cette classe sociale sur laquelle Clinton a investi stratégiquement pour gagner les élections, forgeant un programme centriste pour ne pas trop favoriser Ross Perrot. Cette classe sociale résiste politiquement à toutes les tentatives de redistribution équitable des fruits de la croissance américaine justement parce qu'elle vit de et dans cette inégalité, parce qu'elle se sent productive en vertu de la segmentation du travail immatériel et de son exclusivité. Avec pour résultat, le fait que la redéfinition du rôle hégémonique américain à partir de la centralité du travail immatériel finit par reproduire à l'intérieur même du pays la polarisation Nord/Sud.
La transition vers le post-fordisme nécessite un État social capable de gérer la décomposition du vieux régime fordiste, ses effets sur le travail non qualifié, la précarisation du travail qui lui est propre. Clinton l'avait très bien compris, ce qui lui avait assuré l'appui du capital avancé américain, malgré le même genre de scandales qui, peu auparavant, avaient fait sauter des candidats autrement plus qualifiés. Mais la construction d'un État social à la hauteur de la transition a besoin d'alliances politiques fortes, résistant aux attaques des classes les plus privilégiées qui s'opposent à toute redistribution fiscale de la richesse et des investissements dans les infrastructures urbaines pour améliorer les conditions de vie des minorités ethniques et des chômeurs de toutes les races.
L'administration Clinton a forgé une stratégie faible parce que faibles étaient ses prémisses théorico-politiques, en particulier la définition du travail immatériel en terme de couche sociale, quand, au contraire, le travail immatériel a une dimension spatio-territoriale qui résulte du paradigme post-fordiste lui-même. Le travail immatériel, le travail de «manipulation de symboles, données, paroles», n'est qu'un secteur du travail communicativo-relationnel beaucoup plus ample, qui, lui, est central dans le régime post-fordiste. L'activité communicativo-relationnelle se déploie tout le long du circuit de production-distibution-reproduction, comprenant des activités multiples, vieilles et nouvelles, immatérielles mais aussi artisanales, technologiquement avancées mais aussi traditionnelles, linguistiques, mais aussi d'exécution silencieuse. Limiter la stratégie politique à un secteur seulement de cet éventail d'activités signifie fragiliser fortement le succès de la stratégie de réformes.
De fait, l'administration Clinton a été conduite au bout de deux ans à «accroître la sécurité de chaque quartier américain» avec une loi contre la criminalité qui n'est rien d'autre qu'une augmentation des mesures répressives et disciplinaires en direction de la population pauvre des ghettos urbains, accompagnée d'une forte réduction du budget des dépenses pour la prévention. Sur le front de la «réforme de l'assistance publique» Clinton n'a réussi à promouvoir qu'une simple réduction à deux ans de la période de versement de l'assistance aux plus faibles, et une réduction du montant des aides pour inciter à la réinsertion dans un marché du travail précaire et sous-payé71. Le «réformisme clintonien» semble ainsi une réédition des politiques républicaines en matière de Welfare, avec tous les risques politiques et sociaux que cela comporte inévitablement. Et comme toujours dans l'histoire américaine, les limites réformistes internes sont toujours «sublimées» avec le même zèle interventionniste sur le plan international.
2. L'idée de classe moyenne.
Des expressions qui reviennent comme «assaut du centre», «extrémisme centriste», «alliance au centre» pour gouverner, sont la démonstration la plus sûre que la transition post-fordiste a cassé non seulement les équilibres politiques et institutionnels qui s'étaient consolidés durant les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, mais a laissé un vide de catégories politiques et d'instruments d'analyse qui contribue à augmenter la confusion des interprétations du présent.
Les difficultés que les partis, les nouveaux mouvements et les nouvelles configurations politiques rencontrent dans la définition de programmes et d'alliances institutionnelles, trouvent leurs origines dans le bouleversement de la base électorale résultant de la transformation du mode de production et de distribution de la richesse. Si la chute du mur de Berlin semble avoir infligé un coup fatal à la «société divisée en classes», en réalité ce qui en ces années a émergé avec force, c'est la recherche de la définition politique du nouveau «tiers État», cet ensemble de sujets productifs et sociaux qui, bien que «faisant tout», «n'ont rien», c'est-à-dire n'ont pas de pouvoir et ne sont pas représentés en lui. Comme le dit John Betjeman: «Ce sujet omnivore est maintenant et sera toujours pour nous ce qu'il a été : «la classe».»
La «classe» dont on cherche la «substance», la «composition» interne (par type d'emploi, de revenu, de naissance, de choix du partenaire dans le mariage, d'instruction, de «mode de s'exprimer», etc.), est et ne peut être que la «classe moyenne », la classe qui est à la base de la possibilité même de gouverner la société. S'il est évident que l'«intérêt général» fait allusion à la moyenne des intérêts particuliers qui segmentent la société, la manière dont cette «classe moyenne» peut être représentée aujourd'hui est moins évidente. Représenter signifie «présenter avec force», choisir une image et pas seulement un objectif, ce qui présuppose que la classe moyenne soit socialement visible72.
Et pourtant, jamais la classe moyenne, dont on recherche désespérément le soutien électoral, n'a été aussi difficilement définissable selon les critères et les indicateurs sociologiques et politologiques traditionnels. Les instruments normalement utilisés dans les différentes sciences démontrent sa crise, s'il était nécessaire, et même sa disparition tendancielle. Il est statistiquement manifeste que dans le cours de la transition du fordisme au post-fordisme la classe qui a le plus souffert des effets de la restructuration productive et de la polarisation des revenus est la «classe moyenne», cette classe qui, durant le fordisme, avait trouvé une stabilité professionnelle et sociale, ce qui en avait assuré la prévisibilité des comportements et la fidélité partisane.
Sur ce sujet, comme dans le cas du cycle économique, les indicateurs dont on dispose n'indiquent rien; ils reflètent simplement leur inadéquation prévisionnelle. Mais cela n'empêche pas la transformation en cours de s'appuyer sur le concept, l'image, l'idée d'une «classe moyenne». Au contraire, on pourrait dire que plus la classe moyenne est sociologiquement et économiquement inaccessible à la synthèse, plus elle est politiquement revendicative et active dans la prolifération de ses «agitateurs» et de ses Ligues. Aujourd'hui la classe moyenne est une «classe impossible», inaccessible à la synthèse, mais encore plus impossible à maîtriser. C'est peut être pour cela que tout le monde se sent autorisé à la représenter.
C'est en fait autour du concept de classe moyenne que s'est depuis longtemps développé un débat qui a des racines très lointaines. Les termes de la question rappellent ceux de l'antique «controverse» entre les socialistes utopistes et Marx, en particulier lorsqu'il s'agissait de distinguer entre composition technique et composition politique des classes. A l'époque, comme aujourd'hui, les processus de restructuration technologique avaient créé de nouveaux métiers, éliminant une grande quantité de travaux traditionnels, et le problème politique par excellence concernait (et concerne) l'analyse du type de rapport entre capital et travail en train de s'affirmer, du type de commandement du capital sur le travail en train d'intégrer et de socialiser ses propres fonctions, de la forme de la représentation politico-institutionnelle de cette réarticulation de classe.
On rappellera que ce furent les ouvriers anglais du coton, guidés par leurs «aristocraties» et les «petits patrons» qui réclamèrent le suffrage universel. Le Reform Act de 1832 fût la victoire de la classe industrielle et de la classe moyenne artisanale-professionnelle sur le gouvernement tory représentant de la classe dirigeante anglaise qui, depuis 1689, avait maintenu immobiles les institutions, imperméable à toute idée et toute pratique de réforme. Le Reform Act fût un chef d'oeuvre d'alliance stratégique entre le parti des industriels (les whigs), les radicaux représentant les ouvriers de l'industrie et les travailleurs agricoles: les seconds demandaient de pouvoir voter, les premiers demandaient une meilleure redistribution des circonscriptions pour assurer une représentation équitable aux centres industriels et marchands.
On arriva à la réforme électorale de 1832 grâce à la mobilisation antigouvernementale des classes sociales qui se sentaient les plus menacées par la diffusion croissante du système de fabrique, c'est-à-dire les artisans de métier, les apprentis, les petits entrepreneurs qui dans les nouveaux systèmes de production voyaient se profiler la fin de leur autonomie. C'étaient ces sujets qui, depuis les premières années du siècle, avaient démontré le plus grand dégoût envers les règles dégradantes du système de fabrique, qui avaient le plus résisté contre la perte de signification de leur travail, contre l'organisation par d'autres de leurs fonctions. La rhétorique du dédommagement, de la restauration, de la défense des droits et de la justice antérieurs, a mis en marche des processus de lutte militante qui, sur la base de la mémoire d'une autonomie vécue avant l'avènement de l'industrialisation, ont concouru à forger la classe moyenne, la classe des «gens communs», décrite par James Mill comme «la plus cordiale et la plus vertueuse de la communauté», la classe à laquelle lui-même prétendit toujours appartenir. Lord Brougham, durant l'agitation pour le Reform Bill, s'inspira de la théorie de l'éminente vertu de la classe moyenne, et Codben utilisa l'expression «un groupe d'agitateurs de la classe moyenne» pour décrire ses alliés organisés dans la Ligue contre les lois sur le blé.
De fait, la réforme électorale de 1832 assura une augmentation du pouvoir politique des industriels, dans la mesure où elle augmenta le poids politique des centres industriels, mais au détriment de ce qu'on appelait les rotten boroughs, les «faubourgs pourris», des aires de sous-développement qui avaient fonctionné alors comme base électorale des grands propriétaires terriens. Il en résulta une transformation du caractère même des partis, qui prirent le nom de «libéral» et de «conservateur». Le système bi-parti devint la forme de gouvernement de l'industrialisation centrée sur les nouveaux moyens de communication (chemin de fer et navigation) qui permirent à l'industrie sidérurgique, métallurgique et mécanique de dominer toute la structure industrielle, et de devenir, grâce à ses moyens technologiques mécaniques caractéristiques, le paradigme du nouveau mode de production et de distribution.
Il est difficile de ne pas voir dans ce dénouement politico-institutionel une forte ressemblance avec ce qui est en train d'arriver aujourd'hui dans les sociétés post-fordistes. Zygmunt Bauman, dans Mémoires de classe, soutient que «ce qui fit de la période en question une époque de conflits aigus, d'alliances instables, de consolidation de nouvelles divisions et, de manière complexe, de changement social accéléré, fût en définitive (pour reprendre le terme efficace de Barrington Moore) le sens d'une «justice offensée» de la part de ceux qui précisément se sentaient privés de leur statut et menacés sur le terrain de la sécurité. Paradoxalement, la plus profonde réarticulation sociale de l'histoire humaine a tiré son impulsion de l'hostilité au changement qui poussa les perdants et les menacés à l'action défensive (c'est-à-dire subjectivement conservatrice). L'intensité du militantisme ne reflétait pas un niveau de misère absolue, mais la distance entre les attentes et la réalité. La pauvreté était seulement faiblement en corrélation avec la protestation sociale. Les rebelles pour certains étaient pauvres, mais dans la plupart des cas ils agissaient pour conjurer le spectre de l'indigence73.»
Un an après la réforme électorale commença l'«époque des inspections» des fabriques: la classe ouvrière massifiée, formée de paysans déracinés des campagnes et d'artisans contraints par la concurrence capitaliste à abandonner leurs échoppes, fit son apparition - ce qui devint le problème du rapport politique entre capital et travail, le problème du contrôle sur le terrain désormais massifié de la lutte sur le salaire et la durée du travail, d'où naîtront les premières formes de législation sociale. Dans ce passage historique se consume définitivement l'autonomie productive du petit entrepreneur, du patron-directeur, du capitaliste-surintendant, la crise socialiste (des socialistes utopistes) du travail autonome.
Ce fut une crise dans laquelle la mémoire historique, le souvenir d'une autonomie d'«âme et de corps» vécue dans le métier, a fonctionné comme lien pour la résistance à la diffusion du système de fabrique, une crise qui permit aussi d'utiliser rationnellement l'éthique du travail pour construire des systèmes de contrôle sur la force de travail déqualifiée, pour affirmer, de fait, l'éthique de la discipline. Le système de fabrique, expérimenté sur les femmes et les enfants dans les workhouses et dans les hospices dans lesquels étaient enfermés les pauvres, se développa bien au-delà de la fabrique elle même, donnant naissance à un système de contrôle disciplinaire étendu à tous les moments de la vie de la classe travailleuse (église, école, famille), tout à fait semblable, quant aux principes fondamentaux, au Panoptique, la prison circulaire pensée pour obtenir le maximum de visibilité par Jeremy Bentham, le théoricien de l'utilitarisme et de la Constitution bourgeoise.
La classe moyenne naît dans ce passage de l'autonomie économico-productive à l'autonomie du commandement capitaliste sur les processus de valorisation, de production de la richesse. Elle naît comme catégorie sociale complexe, chargée de ressentiment, de rappel aux traditions, de volonté de dédommagement pour la perte des «droits acquis» dans l'époque précédant la révolution économico-institutionnelle. Et c'est justement la complexité dont est imprégnée la classe moyenne qui en interdit une définition unilatérale. «Il en résulte - comme l'affirme Philip N. Furbank74 - que l'idée selon laquelle les «classes» peuvent être définies sur la base de critères économiques ou matériels ou, en tout état de cause, définies sur la base de critères quelconques, est une erreur.»
Même quand Marx parle des «classes», ce n'est pas pour identifier les «classes», mais pour les créer. Le problème de Marx est de faire en sorte que les non-privilégiés se pensent comme une classe, c'est pourquoi il est nécessaire de donner naissance à un «ennemi de classe», et donc une autre classe, la bourgeoisie. Il s'agit de «fictions nécessaires» qu'il est nécessaire de rendre vraies, ce qui n'advient que lorsqu'elles agissent politiquement. Dans ce «jeu linguistique», dans cette définition rhétorique de la classe (où, pour être clair, par «rhétorique» on n'entend pas «non fondée», mais fondée politiquement), éclôt le processus constitutif de la classe moyenne: elle se pense comme telle en se voyant réfléchie dans l'image qu'elle se donne d'elle. En paraphrasant Proust dans ses considérations sur le travail de l'écrivain, on peut soutenir que «l'oeuvre du politique n'est qu'une sorte d'instrument optique qu'il offre à l'électeur pour lui permettre d'apercevoir ce que peut-être, sans programme, il n'aurait pas vu de lui-même». Il s'agit d'une véritable «oeuvre artistique», ce qui est démontré par les exemples de ceux qui, sur la base de la seule image rhétorique de la classe moyenne, ont construit leur pouvoir politique.
Les années 80 montrent comment la classe moyenne, définie sur la base de la distribution des revenus, s'est quantitativement réduite à cause de la mobilité descendante des «cols blancs», et comment la crise de cette classe moyenne représente à contretemps sa transformation qualitative. Les dumpies (down-wardly mobile professionals, professionnels en mobilité descendante, selon la définition de Business Week) ont pris la place des yuppies (young urban professionals) des années 80. Si, aux États-Unis, au début des années 80, 90% des cols blancs retrouvaient un emploi après un licenciement, à la fin de la même décennie le pourcentage tombait à 50% et, au début des années 90, il a chuté jusqu'à 25%. La récession initiée en 1989 a été, de fait, une «white collar recession», comme le démontre l'Economic Report of the President élaboré par le Council of Economic Advisers de l'administration Clinton dès 1993. Le rapport entre le taux de chômage des cols blancs et celui des cols bleus a augmenté systématiquement depuis le début des années 80, au point que déjà en 1992, 80% des licenciements concernaient les cols blancs75.
Ces tendances, semblables dans tous les pays soumis à la restructuration post-fordiste, s'expliquent à la lumière de la perte de poids des cadres intermédiaires d'entreprise (conséquence de la déverticalisation de l'organisation de l'entreprise et de la réagrégation des fonctions au niveau de l'atelier) et de l'externalisation de segments productifs entiers (avec la sous-traitance) qui a entraîné d'une part le licenciement de nombreux techniciens qualifiés et d'autre part la redéfinition du rapport entre entreprise donneuse d'ordres et «travailleurs indépendants».
Du point de vue de la distribution des revenus, on constate partout une réduction nette du nombre de ménages aux revenus compris entre 70% et 90% du revenu moyen76. Ce critère de mesure de la consistance numérique de la classe moyenne fordiste a l'avantage de mettre en évidence comment la mobilité descendante est à l'origine de sa compression.
Cette dynamique, si elle reflète la crise économique de la classe moyenne fordiste, n'explique pourtant pas suffisamment son éclatement «positionnel», sa redistribution le long du circuit économico-productif. Dans la phase de reprise du cycle économique américain, les secteurs dans lesquels on constate une création de postes de travail dans les premières années de 90, du fait de la reprise de la consommation des salariés, sont, par ordre décroissant: le secteur des loisirs77, le secteur socio-sanitaire, les services informatiques, la télévision par câble, le secteur du conseil et de la recherche, les associations d'assistance et les musées, le secteur de l'éducation. Il s'agit dans la majorité des cas de forme d'auto-emploi, de petites entreprises, d'emplois à durée déterminée, avec toutes les caractéristiques négatives pour ce qui concerne la durée de la journée de travail, l'insécurité et la précarité de l'emploi, l'absence de couverture sociale des risques. C'est dans cette galaxie d'emplois que la classe moyenne post-fordiste a été redéfinie du point de vue de l'emploi et des revenus, cherchant à capitaliser son propre stock de savoir et de créativité, mais toujours avec une forte dépendance par rapport à la demande.
C'est une erreur de croire que la disparition de la classe moyenne fordiste (mesurable par les critères classiques de la distribution des revenus autour de la moyenne ou de la médiane) coïncide avec la «prolétarisation des couches moyennes», comme c'est une erreur de présupposer son homogénéité de comportement et une communauté d'objectifs dérivant d'une position stable dans le circuit économico-productif. L'analyse des résultats électoraux les plus récents démontre partout que les déplacements à droite reflètent une base électorale extrêmement composite dans laquelle, à côté du petit et du moyen entrepreneur qui se rebelle contre le fisc, se trouvent le travailleur précaire, le chômeur et, donnée tout à fait inédite, un nombre croissant de travailleurs salariés. La versatilité des alliances politiques, qui contraste avec la fidélité partisane de la période fordiste, reflète non seulement l'insécurité comme «condition misérable», mais aussi la perte de la sécurité qui découle de l'érosion des institutions sociales protectrices traditionnelles.
S'il est vrai que ce qui est affirmé lorsque l'on utilise des expressions comme «la classe moyenne», «les couches moyennes», ou «la classe travailleuse», c'est l'existence d'un groupe de personnes qui possède quelque chose de profond en commun, dont la ressemblance de la profession, de l'instruction, des valeurs est simplement un signe, alors la terminologie de «classe» comme rhétorique convient parfaitement à la classe moyenne naissante. Elle est une «classe rhétorique», elle s'identifie aux images et aux clichés qu'on donne d'elle, c'est le produit d'une projection qui permet de se sentir partie prenante d'une collectivité au-delà de ses différenciations internes.
Utiliser la terminologie de «classe moyenne» est un acte social et signifie «entrer en relation avec les autres», ce qui signifie s'engager dans une «transaction sociale». Cette transaction est rhétorico-linguistique, comme sont linguistico-communicatives les transactions sociales qui innervent tout le processus économique post-fordiste. Le langage, l'agir communicationnel des images, des symboles et des signes de la «classe moyenne», la produisent en tant que classe, font ressortir ce qui unit profondément cet «agrégat hétérogène», à savoir sa recherche de sécurité et de stabilité, de tradition et d'identité.
Jamais un signe de valeur créé ex nihilo, sans aucune base, n'a réussi à ce point à produire consentement et pouvoir, à se réaliser ainsi dans quelque chose de tangible. Mais ceci ne serait pas possible si la communication n'était pas déjà à la base du système économico-productif, fonctionnant en lui comme une seconde nature. S'il n'en était pas ainsi, il ne serait pas nécessaire de se sentir membre de la classe moyenne, de se sentir hiérarchiquement «au-dessus» des classes sociales inférieures, mais aussi partie intégrante de la «classe travailleuse utile productive», qui mérite d'être représentée adéquatement par le pouvoir.
L'adhésion de masse à l'idéologie néo-libérale, dans laquelle l'individualisme est devenu curieusement une valeur collective, ce qui produit un sentiment d'appartenance à une collectivité supra-individuelle, n'est donc en rien mystérieuse, ni même blâmable. Cela ne fait rien si l'individualisme effréné, le «mors tua vita mea » se conjugue mal avec le désir de se sentir appartenir à une classe sociale. Ce qui compte, au contraire, c'est le désir d'appartenir à une collectivité, un désir très fort tant est réelle l'expérience de la désagrégation de la collectivité.
La rhétorique de la classe moyenne, certes, produit aujourd'hui de l'appartenance au moyen de la publicité, la sphère publique est seulement l'image inversée d'une communauté politique qui n'existe pas dans la réalité. Mais c'est en partant du désir d'appartenir à une communauté qu'il est nécessaire de renverser la rhétorique publicitaire dans le langage politique de la communauté. Le problème posé par la classe moyenne ne consiste pas dans la recherche de dépasser, de transgresser l'image qu'elle a d'elle-même. Il consiste, au contraire, dans le fait de réussir à s'y stabiliser, s'y maintenir, et résister radicalement à partir de cette image, en approfondissant cette expérience «jusqu'au point de faire briller son origine», jusqu'au point de toucher du doigt son besoin78. La critique politique de l'inconsistance des aspirations de la classe moyenne, de sa trahison pour ceux qui l'utilisent à d'autres fins, ne doit pas faire perdre de vue la force productive du langage, de la rhétorique qui définit ses valeurs et ses désirs. La lutte est dans le langage, dans le fait de savoir produire d'autres déclinaisons de la même aspiration de fond, du désir d'appartenir à une communauté. Le vrai problème est celui de savoir créer d'autres lieux en communs capables de combler l'écart entre le désir de communauté et son inconsistance concrète, c'est-à-dire politique.
3. État et marché.
La diffusion du paradigme post-fordiste dans un contexte économique toujours plus mondialisé contraint à penser en termes différents le rapport entre État et marché.
En premier lieu, dans la nouvelle économie, le renversement du rapport entre production et consommation impose de redéfinir la «Loi de Say» elle-même: ce n'est plus l'offre qui crée la demande, mais plutôt la demande qui crée l'offre. La centralité de la demande pour la détermination des temps et des modes de la production contraint à «penser à l'envers» tous les rapports de cause à effet typiques de la théorie économique conventionnelle.
On a déjà parlé de la fonction des stocks: une accumulation de ceux-ci signale un excès des capacités de production relativement à la demande effective, ce qui conduit à intervenir (en en réduisant le volume) aussi bien sur la force de travail que sur les moyens de production considérés comme responsables de l'accumulation de stocks surabondants. Le but est d'établir en temps réel l'équilibre entre demande et offre, un équilibre «dérangé» chaque fois que le marché n'est pas capable d'absorber la totalité des biens et des services produits.
La Loi de Say a ceci de particulier qu'elle définit en termes d'équilibre le rapport quantitatif entre demande et offre, dans le sens où à la quantité de biens demandés correspond une quantité identique de biens produits. Cette identité a néanmoins toujours constitué un réel problème, parce que dans une économie de marché elle doit être exprimée en termes monétaires. Cela signifie, dans la version originale de la Loi de Say, que l'offre crée une demande identique parce que les revenus monétaires sont capables d'acquérir la totalité des biens produits.
C'est facile à dire, mais terriblement difficile à vérifier dans la réalité. Le cauchemar de chaque capitaliste, en fait, a toujours été celui de vendre ses propres produits, parce que sans la vente les produits se transforment inévitablement en stocks d'invendus. Et c'est la vente, et seulement elle, qui permet de réaliser monétairement les profits. Tout au plus les biens invendus, qui en tant que tels sont comptabilisés dans le patrimoine du producteur-vendeur non à leur prix de vente mais au prix de revient, pourront être vendus en soldes à des prix cassés. En tous cas, le problème des débouchés est toujours un problème réel que les économistes ont «résolu» en tenant pour vraie l'équation de Jean-Baptiste Say, c'est-à-dire l'identité (ou la correspondance) monétaire entre l'offre et la demande.
Il n'est pas nécessaire de reparcourir tout le débat sur la validité de la loi pour voir si elle est «partiellement vraie» parce que la présence de l'argent représente un risque de rupture dans la chaîne des échanges (celui qui a vendu peut s'abstenir d'acheter, brisant ainsi l'enchaînement des actes d'échange), ou si elle est «complètement fausse» parce que les revenus monétaires générés directement par le système économique sont structurellement insuffisants face au volume des biens offerts.
Il suffit de rappeler que l'État social, ne fût-ce que par son rôle de redistributeur de revenus vers les économiquement faibles (donc avec une propension élevée à la consommation) et d'acquéreur de biens et services produits par le secteur privé, a facilité grandement la croissance capitaliste. Depuis la grande crise de 1929, l'État social a représenté un «débouché» pour la production de masse. Sans lui il aurait été difficile, sinon impossible, de généraliser le fordisme, qui au régime de la production de masse a réussi à faire correspondre une consommation tout autant de masse. L'augmentation des salaires nominaux préconisée par Ford pour mieux vendre les automobiles produites par ses ouvriers n'aurait jamais suffi: l'intervention de l'État était nécessaire avec sa demande ajoutée à celle générée directement à l'intérieur de la sphère privée. Il est établi que dans le fordisme le salaire a toujours été considéré en même temps comme un coût et un revenu décisif pour assurer la continuité de la production.
Il semble donc que les techniques de production et d'organisation des entreprises en flux tendus ou «juste à temps», aient permis d'éliminer, au moins en partie, le gros problème de l'équilibre entre la demande et l'offre. Justement parce que dans ce nouveau système de production, les stocks sont des révélateurs de déséquilibres entre demande et offre, en conséquence la restructuration du processus productif à partir du principe «stock zéro» permet d'éviter les risques classiques de surproduction.
Du point de vue du producteur-vendeur de biens et de services cela signifie que le salaire représente désormais surtout un élément des coûts, et non plus un élément de la demande. Pour le producteur-vendeur tout ce qui compte réellement c'est la réponse rapide aux variations de la demande, parce qu'il considère la demande comme une donnée à laquelle il doit adapter l'offre de ses produits en temps réel. Peu importe que cette demande soit aussi le résultat du versement des salaires à ses salariés, ce qui compte seulement c'est que les prix de ses produits soient tels qu'ils permettent la vente de tout ce qu'il produit en temps réel. Le producteur post-fordiste ne produit pas en vue d'une augmentation de la demande, mais à partir de l'expression de celle-ci. La variable temps, la réduction tendancielle vers zéro du temps qui s'écoule entre l'acte de produire et l'acte de consommer (le rapprochement entre l'ex-ante et l'ex-post) occulte sa perception du salaire comme revenu, mais renforce celle du salaire comme coût à comprimer le plus possible pour faire front à la concurrence.
Pour cette raison l'État social, comme redistributeur de revenus à travers la fiscalité et comme créateur de revenus, représente, pour le capitaliste post-fordiste, un facteur de perturbation à éliminer. D'un côté il est vu comme la cause du coût excessif du travail (charges sociales et prélèvements fiscaux) et de l'autre comme la cause du coût excessif de l'argent (augmentation des taux d'intérêts pour attirer l'épargne vers la dette publique). L'équilibre en temps réel entre demande et offre du point de vue des revenus monétaires sera atteint sous forme de participation des salariés aux bénéfices réalisés par l'entreprise, donc après la vente effective de ce qui a été produit.
C'est dans cette perspective que, dans le régime post-fordiste, le crédit est toujours plus orienté vers le versant de la consommation que vers celui de la production: le crédit à la consommation, sous ses formes les plus variées (achats par mensualités, leasing, petit crédit, cartes de crédit de toutes sortes, etc.) permet en fait d'anticiper cette partie du salaire que les entreprises ne peuvent plus avancer sur la base de la demande future. Le crédit à la consommation joue le rôle de l'État social dans le régime fordiste, au sens où il permet à la demande d'être effective, c'est-à-dire monétaire, capable d'acquérir la totalité de la production. Le rôle traditionnel de l'État social, comme garant en dernière instance de la demande effective, tend à devenir privé : le système bancaire est mieux outillé pour assurer une demande orientée vers le consommateur effectif lequel, s'il ne dispose pas encore du revenu suffisant pour acquérir ce qu'il désire, reçoit directement ou indirectement des banques ce qui lui manque.
Le système de production en flux tendus vit de l'atomisation du marché ; les goûts et les disponibilités à l'achat de chaque consommateur singulier sont décisifs, ils doivent être connus, explorés, et à peine se manifestent-ils, ils doivent être satisfaits rapidement. Les rapports entre les points de vente et le système bancaire deviennent de plus en plus étroits: les banques développent ainsi une panoplie de systèmes de paiement aptes à faciliter-fluidifier la réalisation de l'équilibre entre demande et offre. Le résultat c'est que l'État social perd sa légitimité économique jour après jour, mais aussi que les salariés se trouvent dans un rapport de dépendance envers le système de crédit qui les oblige à transformer toute augmentation de productivité en revenu, entrant dans une spirale travailleuse avant d'être consommatrice. L'idée d'une répartition du travail pour combattre le chômage sur la base des gains de productivité se heurte à la «fièvre consumériste», bien que le «consumérisme» post-fordiste ne soit qu'une forme de contrainte à travailler le plus possible pour «ramer après ses dettes».
La mondialisation de l'économie ajoute un autre élément à la délégitimisation du rôle économique de l'État. Dans un système économique mondialisé les dépenses en investissements de l'État ne garantissent pas en fait les «effets multiplicateurs» si chers à la théorie économique fordiste. Le fait de construire une route, une école publique ou toute autre chose ne signifie plus nécessairement créer de l'emploi à l'intérieur du pays (de la nation, du canton ou de la région). Les revenus créés peuvent finir ailleurs justement en vertu de l'ouverture des frontières implicite à la déréglementation de l'économie mondiale. «Dans l'économie globale d'aujourd'hui, faire affluer de l'argent dans les poches des consommateurs peut signifier le faire affluer à l'étranger, sans aucun bénéfice pour l'économie nationale79.» Un consommateur qui acquiert un nouveau téléviseur ou un compact-disc ne fait qu'envoyer des francs au Japon, en Corée ou ailleurs. Plus l'économie se mondialise, et plus la nation rapetisse, ce qui rend vains les efforts pour combattre le chômage avec les traditionnelles mesures anticycliques. Le territoire de la lutte contre le chômage tend de la sorte à disparaître en tant que lieu physique sur lequel générer du revenu au moyen d'investissements publics.
Pour être efficace dans la lutte contre le chômage la stratégie de l'État dépend toujours moins de la distribution de la richesse physique et toujours plus de la distribution de la connaissance, des capacités à faire fructifier les ressources distribuées. Le rôle de l'État dans le régime post-fordiste a moins tendance à tenir dans sa qualité de distributeur de revenu, que dans sa qualité stratégique de distributeur principal de capacités immatérielles, de connaissances, de valorisation de l'individu (comme de la région) à l'intérieur du marché global.
Il est licite de se demander alors, puisqu'on sait parfaitement que le chômage ne peut être vaincu sans une redéfinition substantielle des programmes de réinsertion et que la pauvreté doit être affrontée avec des mesures redistributives prospectives, pourquoi toute proposition raisonnable allant dans ce sens bute systématiquement sur les limites budgétaires de l'État, avant même la mise en oeuvre des programmes néo-libéraux de réduction de la pression fiscale.
Le fait est que l'administration publique s'en tient toujours à une comptabilité de type fordiste, dans laquelle les dépenses d'investissement jouent un rôle absurdement supérieur aux dépenses de gestion courante. Cette subdivision représente un obstacle politico-économique d'une importance fondamentale. C'est en fait sur cette base que les dépenses d'investissement soustraient des ressources aux dépenses de fonctionnement, ou en limitent fortement les augmentations, à cause du zèle avec lequel on veut amortir les investissements en biens immeubles (équipement, machines, immobilier, oeuvres de génie civil, etc.).
S'il est certain que les biens matériels se déprécient actuellement à un rythme toujours plus rapide, s'il est compréhensible que l'on veuille poursuivre une politique d'amortissement pour éviter de laisser des dettes excessives aux générations futures, ce qui en résulte est de toute façon incompréhensible puisque, sur cette base, tout projet de lutte contre le chômage ou la pauvreté avec des investissements immatériels est tué dans l'oeuf.
De nombreuses lignes budgétaires comptabilisées aujourd'hui comme des dépenses de fonctionnement (par exemple l'école) sont en réalité des investissements dont les générations futures ont un besoin extrême, mais ces investissements sont considérés dans la comptabilité actuelle comme des dépenses, et même comme une dépense qui sera réduite si les autorités politiques décident d'augmenter les investissements en biens matériels et leur amortissement propre. Dans une économie où le hardware perd de l'importance par rapport au software, il n'est en fait pas logique (hormis selon une «logique» clientéliste) de continuer à raisonner comme si les générations futures devaient hériter de nous des immeubles à obsolescence rapide plutôt qu'un savoir faire, un environnement culturel et une cohésion sociale à la hauteur de la nouvelle économie.
L'amortissement ne peut continuer à être calculé sur la durée de dépréciation des biens immeubles comme, d'autre part, l'annualité des dépenses de gestion courante, le fait de devoir verser chaque année un certain montant de salaires, ne peuvent constituer un alibi pour ne pas effectuer des investissements immatériels au-delà des disponibilités financières résultant de la différence entre le revenu fiscal, les investissements et leurs amortissements. S'il est possible pour un individu singulier de contracter un emprunt pour sa future formation, dette qui se réduira graduellement avec le début de son activité professionnelle, on ne comprend pas pourquoi le même raisonnement ne peut pas valoir pour des projets d'éducation et de formation ou même de redistribution dont la collectivité pourra bénéficier dans le futur. Il n'est pas surprenant que le vide d'initiatives dans le secteur éducatif, comme dans d'autres secteurs traditionnellement publics, soit comblé par des projets privés. De fait, le capital en circulation abonde, parce que l'épargne forcée gérée par les investisseurs institutionnels (caisses de retraite) croit démesurément, parce que les investissements dans les anciens pays socialistes ont été modestes jusqu'à aujourd'hui, mais aussi parce que les investissements en capital fixe sont toujours moins consistants, alors qu'il devient important d'investir de l'argent dans le capital intellectuel et dans les activités immatérielles en général.
L'abondance de capitaux devrait relativiser l'importance que l'État attribue à l'incidence des taux d'intérêts sur le déficit public (déficit plus élevé, hausse des intérêts négatifs, baisse des ressources financières dépensables), surtout à une époque où la reprise économique elle-même est non inflationniste à cause de la mondialisation et de la stagnation des salaires réels.
Le rôle (excessif, bien que tout à fait logique dans une optique de clientélisme immobilier) que les investissements en biens immeubles, en capital fixe, et les amortissements s'y rapportant, jouent dans les décisions de dépenses de l'État est difficilement compréhensible du point de vue de l'analyse économique. La part la plus consistante de ces investissements concerne habituellement le territoire dans son ensemble, donc les taux élevés d'amortissement, s'ils éliminent rapidement les dettes contractées par l'État (pour construire, par exemple, une route ou une voie ferrée), n'ont cependant rien à voir avec la durée réelle de dépréciation de l'oeuvre réalisée, en moyenne plus longue que la durée d'amortissement. De cette manière on finit certainement par réduire rapidement la dette publique, mais aussi par occulter le capital propre de l'État qui reste après avoir éliminé entièrement la dette (par exemple le chemin de fer, après avoir été amorti, continue à fonctionner longtemps comme capital fixe de propriété publique).
L'occultation du patrimoine de l'État, c'est-à-dire de la collectivité, conséquence de l'écart entre le taux d'amortissement et le taux de dépréciation des biens matériels, permet à l'État de continuer imperturbablement sa politique de soustraction de ressources aux dépenses de gestion courante (en général les revenus distribuables), créant en même temps les conditions optimales pour la réduction de la pression fiscale. Les droites néo-libérales, dès qu'elles voient diminuer la dette publique se lancent dans leur croisade contre les impôts. La pression néo-libérale est encore plus forte lorsque les rentrées fiscales sont plus importantes du fait de l'augmentation des profits, et non de l'augmentation du nombre des contribuables. Il en résulte que les possibilités d'initiative sur le front de la distribution des revenus sont doublement réduites: soit par les taux élevés d'amortissement, soit par la pression fiscale moindre (absolue et relative, dans ce cas, aux marges de profits).
Cette approche comptable «paléo-capitaliste» place le débat autour du «plus ou moins d'État» sur un plan politique tout à fait improductif, forçant l'administration à se comporter comme si elle était une entreprise privée. Et il est «paradoxal» que pendant que les entreprises des secteurs avancés reconnaissent désormais le rôle stratégique du capital intellectuel et s'attellent à élaborer des techniques de comptabilité d'entreprise adéquates, l'État reste immobile selon la logique de la petite et moyenne entreprise qui, pour amortir rapidement ses biens matériels, spécule sur le travail vivant de ses salariés, puise dans le bassin de la précarité en sous-traitant toujours plus de fonctions à l'extérieur, réduit les dépenses de manutention, pollue clandestinement pour réduire les coûts, en somme génère des externalités négatives qui par la suite doivent être prises en charge par la collectivité.
Il est à noter que le sol, le territoire, a joué un rôle fondamental aux États-Unis durant toute la période reaganienne. Les politiques néo-libérales ont en fait légitimé au cours des années 80 la spéculation immobilière la plus effrénée, qui a vu les caisses d'épargne des couches moyennes et moyennes-basses (les Savings & Loans Associations), désormais libres de tout encadrement grâce à la dérégulation, se catapulter sur le marché immobilier selon des logiques clientélistes dont ont bénéficié des hommes politiques républicains et démocrates. Selon l'économiste américain James O'Connor «un des secrets du boom des années 80 a été l'augmentation de la demande de consommation, déterminée par l'expansion du crédit hypothécaire et à la consommation par rapport au revenu des consommateurs, causée par un déplacement structurel de l'industrie manufacturière vers l'immobilier et la finance80». De fait, dans le «ballet du béton», le secteur immobilier, les constructions et les secteurs de la finance ont créé leur propre demande de crédit, à laquelle ils ont répondu avec une offre d'argent puisant dans l'épargne libre et forcée des épargnants des couches moyennes et moyennes-basses.
Le résultat final de ces opérations a été une très longue série de faillites bancaires. A l'État il est resté ainsi la charge de couvrir les dettes des caisses d'épargne, ce qui a soustrait (et continuera de soustraire pour de nombreuses années encore) des revenus distribuables aux groupes de population les plus défavorisés. En Europe les politiques de réduction de la dépense sociale sont en train de suivre la même logique reaganienne, mais une dizaine d'années après. Au centre de ces politiques se trouve partout et toujours le territoire, le vrai lieu où se nouent les alliances politiques directement liées à la possibilité de partage privé du patrimoine collectif «qui reste dans le pays».
Il est de fait que la non-volonté de mettre au centre de la stratégie étatique les vraies questions de la nouvelle économie post-fordiste a créé un bloc politique tout à fait favorable aux forces néo-libérales. L'entrepreneur, le travailleur indépendant, le travailleur précaire, comme les salariés du secteur privé aux prises avec le risque de licenciement, ne voient aucun motif pour soutenir l'État social duquel, dans une optique purement d'entreprise, on ne voit que les privilèges (garantie de l'emploi et garantie du salaire différé) et non son rôle pour la collectivité. Et peu importe que les intentions de l'État soient autres, du moment que cette image entrepreneuriale coagule une classe moyenne antiétatique facilement manoeuvrable avec des arguments de droite.
Il est difficile, probablement impossible, de sortir de cette impasse sans une mobilisation politique sur la centralité des activités de communication et de relation, du travail immatériel et du capital intellectuel. Il est difficile de s'opposer à la tendance néo-libérale sans développer une stratégie politique du «cognitariat». Le problème n'est pas celui de «conquérir le centre» en recourant à l'image rhétorique de la classe moyenne, en adaptant son propre langage et son propre programme politique aux «lieux communs» néo-libéraux. Ces lieux communs ont leur fondement matériel, ils reflètent une composition sociale et politique réelle, ils trouvent leur force politique dans l'incapacité de penser différemment le rapport entre État et marché.
Le ressentiment diffus contre l'État vient de la non-reconnaissance politique de la nouvelle classe productrice, de l'absence de soutien public à ses qualités productives communicativo-relationnelles, qualités que le capital privé exploite toujours plus sans les payer81. Le capital utilise la concurrence pour récompenser le meilleur producteur (on pense aux petites entreprises, ou aux travailleurs autonomes auxquels on a recours avec la sous-traitance, en compétition entre eux pour obtenir une adjudication), mais l'«effort logistique», l'utilisation des compétences cognitives, la quantité d'heures de travail et de vécu, comme les coûts du perfectionnement professionnel investis dans le processus de formation du travailleur ne sont même pas comptabilisés par peur de perdre le contrat. On assiste ainsi à une sorte d'auto-exploitation interne à ce qu'on appelle «classe moyenne» qui se traduit en haine contre l'État parce qu'il n'est pas ce qu'il devrait être (par exemple dans la garantie des cours gratuits de mise à jour des connaissances, parce que d'utilité publique, à ce niveau de professionnalisme, ou encore dans la couverture des nouveaux risques liés au mode de travail post-fordiste), pendant qu'elle se fait entendre essentiellement sur le côté fiscal avec une définition toujours plus abstraite du revenu imposable qui ne tient pas suffisamment compte des dépenses nécessaires pour être présent et «présentable» sur le marché du travail.
4. Vers l'État extra-territorial.
Le blocage historique dans lequel se trouve l'État, pris entre la droite néo-libérale et la logique comptable héritée de la période fordiste, ouvre en tous cas des espaces inédits d'action politique.
Il s'agit d'espaces qui se situent au point d'intersection entre la fonctionnarisation progressive de la politique et le rôle croissant de la société civile dans le traitement de quelques problèmes, parmi les plus aigus et les plus emblématiques de la société post-fordiste, comme le chômage structurel, la drogue, le sida, la condition des immigrés et des réfugiés.
Ce qui est caractéristique du régime post-fordiste, c'est la crise des institutions classiques de la démocratie représentative, et en premier lieu le parlement. Cette crise trouve son origine dans la superposition de l'agir productif et de l'agir communicationnel, dans le fait que l'entrée de la communication dans la production a brisé la séparation classique entre la sphère économique et la sphère politique, en confondant activité instrumentale et activité politique et communicationnelle, ce qui amorce des processus sociaux et politiques échappant à la rationalité politique classique.
La première conséquence de ce «court-circuit» est la prolifération des mouvements et des partis qui s'auto-légitiment pour représenter la collectivité sur la base d'intérêts et de «peurs» circonscrits, alors que l'exécutif et le législatif ont de plus en plus de difficulté à créer un consensus autour de choix politiques d'intérêt général. Le berlusconisme par exemple, ne fut donc pas un phénomène spécifiquement italien, fruit d'un «coup d'État informationnel», comme l'a défini Paul Virilio82, mais la première expression d'un agir politique «partisan» sur le terrain économico-productif de la communication. Le berlusconisme n'est pas une anomalie «télévisuelle» que l'on peut liquider avec une loi anti-trust quelconque, c'est au contraire une expérimentation du gouvernement post-fordiste, qui résume, dans une forme certes explosive, tous les traits de la tendance historique amorcée par la transformation post-fordiste.
La victoire de Berlusconi reflétait le retard de ses opposants actuels à comprendre le sens profond de la transformation en cours et leur incapacité à vouloir donner une réponse différente renouvelant radicalement les catégories de l'agir politique. Il serait plus productif, pour «rentrer sur le terrain», de chercher à individualiser derrière et dans le système politico-médiatique du berlusconisme les forces sociales réelles sur lesquelles s'appuyer pour s'opposer à la perversion néolibérale.
Les technologies de communication ne sont pas des instruments de «l'exil hors du monde», des déviations réversibles de la réalité. Elles sont au contraire des dispositifs qui concourent à faire le monde de notre expérience sociale, de notre être en commun. Si dans le berlusconisme «être en commun», vivre dans la sphère publique signifie y être avec la publicité, si c'est sans doute l'un de ses aspects les plus odieux, alors c'est d'un autre mode «d'être en commun» dont nous avons besoin, d'un autre langage qui sache produire une sphère publique comme communauté politique.
De toute façon, depuis sa première apparition, la démocratie parlementaire post-fordiste se montre incapable d'affronter les problèmes de la société autrement qu'en termes anti-sociaux. Quand elle arrive au pouvoir, la classe entrepreneuriale (qui représentait en Italie, avec Berlusconi, les intérêts de l'industrie de la communication, mais aussi du secteur immobilier) se révèle bien vite embarrassée face à la complexité des problèmes. Les technologies des «flux tendus» qu'elle voudrait introduire dans l'administration publique pour «assouplir» la démocratie, interprètent la demande des citoyens (constatée en temps réel par les sondages) comme si c'était une demande effective, la demande d'un peuple uni, d'un univers, alors qu'il s'agit au contraire, par la logique même du «marché politique», de la demande d'une multitude de sujets, d'une pluralité. Le sondage équivaut aux dispositifs de recueil d'information sur les consommateurs dans les points de commercialisation. Il fixe une coupe instantanée de la société civile, et en fait «l'opinion publique» en tant qu'opinion abstraite du temps et de l'espace.
Le temps très rapide des technologies de l'information, «balayant l'espace et disloquant tout ce qu'il y a de concret sur le territoire, toutes les réalités enracinées dans l'histoire et dans la confrontation effective entre singuliers et communauté» ne peut de toute façon rénover la réalité «lente, têtue, obstinée qui remplit nos journées». La «mort technique du temps» dans la société post-fordiste est contredite par le temps vivant, concret et lent qui modèle les rapports sociaux et les vécus des citoyens vivant sur le territoire réel. Comme le dit un vieil adage: «Qui est armé légèrement marche rapidement.» Le temps lent est le «temps parfait» de l'histoire chinoise qu'Italo Calvino raconte dans sa leçon américaine sur la rapidité: «Au terme des dix ans, Chuang-Tzu prit le pinceau et, en un instant, d'un seul geste, il dessina un crabe, le plus parfait crabe qu'on ait jamais vu.»
De fait dans la société post-fordiste la démocratie se joue à l'intérieur du rapport entre temps de la communication et espace des rapports sociaux. C'est dans ce rapport que prennent leurs origines les diverses déclinaisons du conflit immanent de la modernité entre l'Un et le multiple, l'individu et la collectivité, le contingent et le général, le particulier et l'universel, entre démocratie directe et démocratie représentative, entre État et société civile.
On parle avec une fréquence croissante d'«État modeste», «d'État subsidiaire», «d'État incitateur», «d'État superviseur», au point que ces expressions «ont comme caractéristique commune de mettre en évidence une nouvelle articulation - plus complexe et fluide - des rapports entre l'État et la Société civile». La transformation de l'action étatique se manifeste par dessus tout dans le rapport entre la communication des objectifs et leur réalisation effective. Ces transformations silencieuses sont aujourd'hui individualisables dans les mesures politiques qui ont comme objet les formes les plus extrêmes de la marginalisation sociale, en premier lieu le problème de la toxicomanie et les conflits sociaux qu'il entraîne et qui explosent sur le plan urbain83.
La nécessité de connaître de l'intérieur les dynamiques du marché de la drogue, ses logiques territoriales, les comportements très différenciés de l'univers des marginalisés, contraint l'État à s'adresser à la société civile en l'incitant à s'impliquer dans l'élaboration concrète des actions de prévention et de réinsertion des marginalisés. Le «problème drogue», à cause de son caractère dramatique, devient un problème «technique» que l'administration publique doit pouvoir affronter sur le terrain, sans les «tracas» du débat politique au niveau parlementaire: le toxicomane pratique une déviance des règles de la «démocratie discursive» et consensuelle, et le considérer comme un «sujet de droit» serait contradictoire avec la démocratie représentative.Ce serait la démonstration de son incapacité à représenter la société civile dans son ensemble. Il est, précisément, un marginalisé, un non-inclus dans la démocratie représentative parce qu'il n'en incarne tout simplement pas les règles: c'est un «sujet impossible», irréductible aux normes du vivre ensemble. En tant que tel, le sujet toxicomane doit d'une manière ou d'une autre être traité administrativement, en-deçà du débat démocratique sur les causes les plus profondes de son problème.
L'«État-incitateur»84 qui se tourne vers la société civile reste de toute manière un État pauvre; il impose des conditions restrictives aux sommes d'argent, aux subventions, dont les associations ont besoin pour élaborer des projets concrets d'intervention sur le terrain. La logique comptable de l'État passe ainsi de l'administration à la société civile et les obligations qui accompagnent les subsides attribués aux associations interdisent souvent à leur travail d'être innovant par rapport au même travail fait par des travailleurs sociaux fonctionnaires de l'État. Les travailleurs sociaux des associations, outre la connaissance acquise en travaillant au contact direct des toxicomanes, bénéficient auprès d'eux d'une crédibilité plus grande justement parce qu'ils ne sont pas des représentants de l'État. Mais la décentralisation «par l'aval» de l'action publique risque de se révéler ultérieurement une étatisation de la société civile à cause des règles qui accompagnent les moyens financiers, sans pourtant les prérogatives politiques de l'État de droit, sans que les opérateurs des associations puissent faire usage de la possibilité d'ouvrir des espaces de débat démocratique sur les résistances à leur action qui se manifestent au plan local.
Le vrai problème est en fait dans la définition du lieu d'initiative des associations sollicitées à intervenir là où l'État ne parvient pas directement. C'est sur le plan local que les organisations de la société civile agissent, parce que c'est à ce niveau que se trouvent concrètement les sujets qui incarnent les problèmes les plus extrêmes. Mais c'est sur ce même plan local que réapparaît la question de la démocratie que l'on croyait dépassée avec la technicisation des questions de la toxicomanie.
La commune, le quartier, le territoire local sont bien loin d'être la dimension dans laquelle la société civile redéfinit les nouveaux critères de la démocratie, critères nécessaires pour convaincre une population qui, bien que «sensible» aux problèmes de la toxicomanie, préfère quoi qu'il en soit que ceux-ci ne soient pas affrontés pratiquement là où elle vit. C'est souvent sur le plan local que les politiques les plus urgentes se bloquent à cause de la révolte de citoyens qui ne veulent pas entendre parler de l'ouverture de services de distribution contrôlée d'héroïne, ou de centres de prévention du sida.
Le localisme est le lieu dans lequel se condensent des rapports de pouvoir qui restent souvent de type féodal, dans lesquels la microphysique du pouvoir s'exerce sur le mode le plus direct et la défense de l'espace atteint facilement des niveaux de «guerre de quartier». Les services développés au niveau local se heurtent à un imaginaire abstrait (le drogué : «jeune, délinquant, malade du sida», etc.) que les habitants du quartier projettent sur les sujets marginalisés avant que les «clients» n'aient pu s'adresser aux services. C'est le cas pour tous les sujets dont l'espace est la dimension habituelle de reproduction, dont les pratiques spatiales temporaires (l'angle de la rue, la maison occupée, les lieux de rencontres) se heurtent aux politiques défensives de la population locale sédentaire. La défense du territoire empêche ainsi que s'effectue la décentralisation de l'action publique dans la société civile. Et si les politiques spécifiques élaborées pour affronter des problèmes qui concernent la société tout entière échouent là où ils sont éprouvés concrètement, c'est toute la politique sociale qui s'écroule.
Ce «court-circuit» entre implication de la société civile et défense du territoire local contraint à définir de manière différente le niveau de la décision et de l'initiative politique. L'initiative politique est impuissante si elle cherche dans l'espace local la source de sa légitimité, parce que le localisme en tant que tel est un condensé d'intérêts matériels qui empêchent l'opérationnalité même d'initiatives vouées à affronter des questions dramatiques qui concernent la société tout entière. Le localisme territorialise des questions sociales qui ont leur origine dans des processus toujours plus déterritorialisés: la restructuration-dématérialisation des processus productifs et la mondialisation de l'économie, avec ses effets destructeurs dans les pays pauvres ; les guerres ethniques, reflet d'une recherche d'identité culturelle sur les cendres de l'État-nation, qui provoquent des exodes de masse vers des pays dont on a une image télévisée. C'est certainement sur le plan local qu'on doit opérer concrètement, mais c'est le même plan local qui particularise des questions de portée générale.
Si on se réfère aux expérimentations de l'intervention publique sur le terrain de la toxicomanie (mais le même discours vaut dans le cas de la nouvelle immigration) ce n'est pas pour dramatiser outre mesure les limites de la démocratie représentative et les tentatives pour les dépasser par la fonctionnarisation de la politique. Le fait est que ces problèmes sociaux sont urgents parce que, dans leur concret absolu, ils incarnent des problèmes beaucoup plus généraux, en particulier la question de l'implication de la société civile dans la redéfinition de la démocratie.
La Droite, comme toujours dans l'histoire, déchaîne son initiative précisément face à ces «apories», à ces difficultés logiques du fonctionnement de la démocratie représentative. Sa haine raciste pour toute forme de marginalité n'est que le prologue d'une démocratie post-représentative autoritaire, «une démocratie sans droits», qui peut fonctionner seulement si elle est capable d'éliminer tout de suite toute forme de résistance, tout obstacle aux «flux tendus» administratifs.
Pour la Droite, le toxicomane, le réfugié, le chômeur «non employable», représentent le «matériau humain» sur lequel expérimenter les nouvelles technologies du contrôle social, exactement comme les femmes, les enfants et les vagabonds pauvres enfermés dans les workhouses et dans les hospices, durant la première révolution industrielle, ont offert le matériau humain pour «expérimenter les premières machines industrielles, synthèses de force économico-productive et d'organisation politico-disciplinaire du pouvoir naissant».
L'exercice du pouvoir sur cette «population excédentaire», rendue telle par la crise de l'emploi d'un secteur industriel toujours plus efficient et par l'explosion démographique des pays du Sud, est le vrai programme de restauration de la «démocratie totalitaire» de la Droite. Le peuple des marginalisés, fait de gens déracinés, déterritorialisés, privés de leur tradition et de leur mémoire, constitue le matériau humain à partir duquel ériger le nouveau Panoptique, le dispositif carcéral grâce auquel l'exercice quotidien, moléculaire et constant du regard du pouvoir sera intériorisé par les citoyens eux-mêmes. Le pouvoir des «gens», son horreur pour le «différent», commence par s'exercer là où il est le plus présent, sur le plan local.
La masse des «nouveaux pauvres» est celle qui se prête le mieux à faire fonction de cobaye pour l'expérimentation des nouvelles technologies de contrôle et de discipline de la future démocratie totalitaire. Ils n'ont pas une tradition qu'ils puissent défendre en s'organisant, ils ne réussissent pas à résister au chantage salarial, ils sont constamment confrontés avec la terreur de tomber de nouveau dans la dérive des ghettos urbains, dans la misère totale, dans l'humiliation de l'assistance. Les pauvres ne protestent pas; d'habitude ce sont les derniers à savoir qu'est survenu un changement dans la capacité économique de la société à affronter sur un mode positif, non répressif et non marginalisant, les souffrances de l'existence.
Dans la société post-fordiste les technologies du contrôle et de la discipline ont à faire avec l'espace, avec le territoire parce que l'immatérialisation croissante du travail a besoin de dispositifs disciplinaires capables de réglementer la population active selon des lignes territoriales. L'«usine nouvelle» ne s'inspire plus de l'hospice ou des workhouses du début du xixe siècle, mais de la rue, du quartier où s'entassent aujourd'hui les marginalisés de la nouvelle société.
Les technologies du travail immatériel expérimentent sur l'espace urbain leur capacité à prévenir la révolte, l'insubordination des plus déshérités. Il s'agit de technologies médiatiques, distribuées selon une logique militaire sur le territoire pour contrôler les mouvements et les déplacements des «sujets à risque». L'espace urbain est de la sorte segmenté médiatiquement par zones à risques, de sorte que les quartiers résidentiels résulteront d'un processus de spatialisation progressive de l'apartheid85.
La population marginale sert de cobaye pour la construction du regard du pouvoir et sa diffusion sur l'espace urbain, bien que le destin réservé à la population qui se sent aujourd'hui à l'abri risque d'être le même. L'exclusion des toxicomanes est d'autant plus voulue que la consommation de stupéfiants traverse la société normale en s'insinuant toujours plus parmi les professions les plus respectables. De la même manière le racisme rampant de la population sédentaire n'est que la peur de se voir soi-même dans l'autre, de voir son propre futur fait de déracinement, de perte d'identité par suite de la déterritorialisation des processus productifs. Plus l'espace habitable se restreint du fait de la segmentation du territoire et exclut les «sujets à risques» qui se renouvellent constamment, et plus la condition existentielle de l'immigré se généralise à toute la population. On sera «immigré» à peine aura-t-on franchi la frontière de son propre quartier, dépassé le seuil de sa maison. Le racisme d'aujourd'hui reflète le ressentiment envers une condition qui est nôtre, mais que nous ne voulons pas admettre comme telle et que donc nous projetons sur l'autre différent.
Pour cela il est nécessaire d'analyser sérieusement les problèmes d'existence posés par les mesures d'intervention publique sur les groupes les plus marginalisés de la société d'aujourd'hui. Le conflit entre mesures étatiques, société civile et dimension locale est un conflit qui va bien au-delà de la «distribution contrôlée de substances stupéfiantes» ou de l'ouverture de centre d'accueil pour les réfugiés. La forme de la démocratie post-représentative est en jeu, cette forme que la droite voudrait aujourd'hui expérimenter à propos de l'exclusion spatiale des marginalisés, premier pas vers cette «démocratie sans droits» qui rapidement (et peut être sans avoir le temps de s'en rendre compte) pourrait se révéler «notre» démocratie.
Il est nécessaire de se tenir fermement sur le terrain des droits sociaux et politiques des marginalisés, d'empêcher que leurs problèmes soient «technicisés» pour éviter l'affrontement avec les forces conservatrices. Leurs droits d'aujourd'hui seront les nôtres demain. Si dans le concret les interventions aptes à améliorer leur condition se heurtent à la révolte locale ou localiste, alors il faudra sortir du piège de la définition territoriale du statut des citoyens. La territorialité qu'elle soit nationale, communale ou de quartier, ne peut être la dimension dans laquelle se définit la citoyenneté, non seulement parce que l'économie globale est, de fait, une économie déterritorialisée, mais surtout parce que la territorialité définit des interdits, des barrières, des frontières et des limites qui sapent à la racine la notion même de démocratie.
«État-nation signifie: État qui fait de la nativité, de la naissance (c'est-à-dire de la pure et simple vie humaine) le fondement de sa souveraineté86.» Conformément à l'étymologie, natio signifie à l'origine simplement «naissance», mais la défense conservatrice du territoire a conduit à confondre les droits attribués à l'homme avec ceux du citoyen défini territorialement. L'ambiguïté de l'expression «État-nation» consiste dans la traduction sans solution de continuité des droits de l'homme dans ceux du citoyen, attribuant à la citoyenneté politique une origine territoriale. De cette façon le territoire sur lequel vivent les citoyens permet de vider la citoyenneté de son fondement biologique. Mais les droits de l'homme représentent la forme originelle de l'inscription de la vie purement naturelle dans l'ordre juridico-politique de l'État-nation.
Pour préserver la démocratie dans un régime «conjuré» politiquement contre elle, il est nécessaire d'explorer de nouvelles formes de citoyenneté et de nouveaux niveaux de représentativité. L'État extra-territorial, l'État qui assure une représentation avec égalité de droits à la multiplicité des sujets qui constituent l'espace social et civil, c'est la dimension vers laquelle on se dirige justement à partir des difficultés expérimentées au niveau local pour combattre la destruction biologique causée par la toxicomanie.
Dans certaines villes suisses (Genève et Bâle) à la suite des conflits entre travailleurs sociaux et habitants du quartier pour l'ouverture de services de distribution contrôlée de drogue, il s'est institué un espace de médiation («Droguenstammtisch») avec l'objectif précis de mettre autour de la même table les différents acteurs (drogués inclus) en litige, pour trouver une médiation à partir de leurs vécus spécifiques, de leurs savoirs et de leurs interprétations respectives des règles nécessaires pour mettre en oeuvre des projets concrets. Le «compromis urbain» qui ressort de ces premières expériences se pose sur un plan extra-territorial parce qu'il n'y a que sur ce plan qu'il est possible de représenter, en s'en tenant aux règles de l'État de droit, la pluralité des langages comme expression des sujets qui luttent pour sauver leur vie.
Il s'agit, en embryon, des premières expériences d'«État extra-territorial» à plus d'un titre, mais ce qui rend ces expériences intéressantes (bien qu'encore évidemment expérimentales) tient à ce qu'elles partent d'un problème concret de défense de la vie humaine et cherchent sur cette base à définir de façon nouvelle le fondement de la citoyenneté. Le caractère concret de l'initiative ne dérive pas sans médiation de la localisation du service sur le territoire mais résulte d'un projet élaboré par une multiplicité d'acteurs qui se représentent dans le projet, dans l'effort de le réaliser. C'est l'immatérialité, le plan extra-territorial sur lequel se discute le projet qui définit le lieu de l'agrégation des acteurs impliqués. Si on voulait partir de la matérialité des choses à faire, en convainquant seulement d'une manière technico-instrumentale les associations ou les groupes, on finirait par provoquer seulement des luttes entre bandes (comme dans le cas du Letten de Zurich), parce qu'il n'y a pas de concret sans politique, sans règles institutionnelles avec lesquelles trouver les accords nécessaires, pour ouvrir un service de prévention et de lutte contre la toxicomanie ou tout autre chose.
La notion d'État extra-territorial qui émerge de ces expérimentations concrètes va au-delà de leurs spécificités, et peut être articulée ainsi:
a) Les choses dont on part concernent toujours la vie des personnes, ou bien la définition biologique de l'habiter dans le monde. Les choses dont on part s'appuient donc sur une matrice écologique, au sens littéral du «discours sur la maison», de l'étude de comment organiser/ordonner au mieux la demeure des hommes.
b) Les choses à faire sont des projets sur la base desquels s'agrègent sujets et acteurs qui se définissent à partir de ces projets. En régime post-fordiste la représentation politique vient des projets concrets qu'on veut réaliser. C'est l'immatérialité, dans le sens de la vision, de l'imagination des solutions possibles, qui soutient la représentativité. C'est l'exact opposé de l'actuel régime politique d'assemblée, dans lequel la représentation politique précède l'élaboration des projets, parce que les projets sont conditionnés ex-ante par le type d'alliances entre partis qui forment le Gouvernement. Le régime d'assemblée n'est plus la forme politique adéquate pour résoudre les problème de la société post-fordiste, parce que le mécanisme de la représentation qui est à sa base est lié aux intérêts politiques territoriaux, peut-être plus encore qu'à ceux de classe ou de groupes d'intérêts. La fin du régime d'assemblée ne signifie pas la fin de la distinction entre Droite et Gauche. Cette distinction se mesure pourtant sur les choses, sur les projets qui au fur et à mesure sont réalisés pour assurer la possibilité de vivre des membres de la société. Droite et Gauche ne définissent pas a priori des «pôles» en rapport d'alternance réciproque: cela équivaudrait à reproduire dans une forme différente le même système d'alliance entre partis, une alliance incapable de résoudre les problèmes fondamentaux de la société post-fordiste.
c) La crise de la représentation est le point de départ de la construction d'espaces de médiation et d'interprétation des règles qui permettent de réaliser dans le concret des projets de vie sociale. Ces espaces de médiation se situent entre le général et le particulier, entre la sphère des droits fondamentaux et les lieux concrets dans lesquels vivent les femmes et les hommes. La société civile se redéfinit ainsi à partir de ses formes associatives. Les associations qui agissent sur le terrain cessent d'être considérées en termes instrumentaux, parce que la définition même des problèmes à résoudre ne doit pas seulement être technique, mais politico-institutionnelle et juridique. L'associationisme qui innerve la société civile, les savoirs accumulés en elle, concourent à la définition de la «machine sociale» qui active le travail vivant des citoyens.
d) La communication entre sujets à travers leurs différences, justement parce que la diversité concerne avec une intensité toujours plus importante le vécu le plus profond, ne peut se réduire à la seule communication linguistique, phonétique et écrite, héritée de la «démocratie discursive» libérale décrite par Habermas. Les langages au moyen desquels les acteurs sont appelés à élaborer des projets concrets doivent nécessairement être multiples, afin que l'expression de la pensée et du vécu de la pluralité des acteurs soit effective. Les technologies informatiques les plus récentes (par exemple les écrans interactifs) permettent de penser la communication entre les hommes en termes plus libres. Les nouvelles technologies s'orientent vers une communication qui se base sur le principe de la représentation figurative des modèles mentaux. La communication par images animées de l'informatique interactive ne doit pas être vue comme une simple application technique, mais comme exemple de langages possibles créés par les hommes qui s'ajoutent au langage phonétique et écrit de la «démocratie discursive» de l'État de droit. Le problème de la communication n'est «linguistique» que dans la mesure où il permet de créer les conditions pour un partage social des choses à faire. La meilleure intégration est celle qui permet la coexistence de langages différents, parce que les problèmes de l'intégration ne peuvent être résolus «dans» le langage, mais en faisant du langage un instrument de production du vécu intérieur des personnes.
La pluralité des langages (la liberté des langages) est une condition préliminaire de la coexistence sociale; en tant que telle elle est l'instrument de l'élaboration des règles nécessaires pour instituer les espaces de la convivialité. La nature institutionnelle du langage ne s'évanouit pas, mais sa puissance élargit son champ d'action à une pluralité de sujets qui, pouvant s'exprimer avec leurs langages spécifiques, «in-forment» leur vécu intérieur.
Il s'agit d'une forme embryonnaire de démocratie à géométrie variable, parce que les compromis seront toujours partiaux, fruits de luttes et de contradictions successives. Mais l'essence même de la démocratie consiste dans le fait de faire travailler positivement les conflits, de créer les prémisses de l'émergence de savoirs et de vécus différents, de produire les espaces dans lesquels les rationalités locales puissent trouver une médiation raisonnable. Et être raisonnable cela ne veut pas dire réprimer avec intolérance les conflits qui jaillissent de logiques subjectives différentes. Ces logiques sont la chair et le sang de la société, représentent sa richesse. Etre raisonnable cela veut dire permettre à ces logiques de sortir à découvert, de communiquer sur un plan d'égalité sans perdre en spécificité, d'amorcer luttes et confrontations qui permettent d'avancer vers des manières plus justes de vivre ensemble. Etre raisonnable, cela veut dire faire de la «place des chaussettes» la place de l'amitié et de l'amour.
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67. L'édition anglo-américaine publiée par Simon & Schuster (Londres) date de 1991. Il existe une traduction en français (L'économie mondialisée, Dunod, Paris, 1993). Retour
68. Il s'agit de trois articles parus dans Il Manifesto, le 2, 5 et 9 juillet 1992.Retour
69. Cf. «The Global Economy», dans The Economist, 1er octobre 1994.Retour
70. Cf. «The Global Economy: Who gets hurt», dans Business Week , 10 août 1992, pp. 28-33. Voir aussi «Les frontières de l'économie globale, Manières de voir», Le Monde Diplomatique, Mai 1993.Retour
71. Cf. Roselyne Pirson, «Surenchère répressive et surveillance des pauvres», dans Le Monde Diplomatique, octobre 1994, pp. 12-13. Retour
72. Voir, de Mariuccia Salvati, «Ceti medi e rappresentanza politica tra storia e sociologia», dans Rivista di storia contemporanea, 3, 1988. Retour
73. Op. cit., pp. 10-11.Retour
74. Quel piacere malizioso, ovvero la retorica delle classi sociali, Il Mulino, Bologne, 1988, p. 22.Retour
75. Voir «Downward Mobility, Corporate Castoffs are struggling Just to stay in the Middle-Class», dans Business Week, mars 1992. Retour
76. Voir Michael W. Horrigan, Steven E. Haugen, «The declining Middle-Class Thesis: A Sensitivity Analysis», dans Monthly Labor Review, mai 1988.Retour
77. Le rôle toujours plus important de l'économie des loisirs n'est pas sans intérêt, tant du point de vue de la création des postes de travail, mais plus encore comme laboratoire pour l'expérimentation des nouvelles technologies multi-média. Selon une analyse de Business Week (14 mars 1994), l'industrie du temps libre a pris la place de l'industrie militaire comme secteur de l'innovation technologique. Retour
78. Nous reprenons cette idée de Massimo Cacciari, DRAN. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, L'éclat, Combas, 1992, p. 13. En ouverture de cet écrit inédit en italien Cacciari cite Platon: «Ne déplace pas ce que tu n'as pas placé toi-même», un conseil qui peut avoir une certaine utilité de nos jours. Pour une critique de cette ligne politico-analytique voir Giuseppe Russo, «Idea della politica», dans AA.VV., Politica, Cronopio, Naples, 1993 Retour
79. Voir A. Toffler, Les Nouveaux pouvoirs, cit. Retour
80. Dans Il Manifesto, article cité, voir note 68. Retour
81. «Rappelez-vous les trois questions et réponses que l'abbé Sieyès posait dans son célèbre pamphlet ? «Qu'est ce que le Tiers-État ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à aujourd'hui dans l'ordre politique? Rien. Que demande-t-il ? Devenir quelque chose.» La Droite, en se proposant comme société civile méconnue et expropriée (quoiqu'elle ait eu toujours un poids déterminant dans l'ordre politique de l'après-guerre), se comporte plus ou moins à la manière de ce chantre des vertus bourgeoises laborieuses au dix-huitième siècle. Ce qui est frappant, dans le texte de Sieyès, de 1789, c'est qu'en substituant au terme «ordre privilégié» celui de «classe politique» on est précipité au beau milieu de nos années 90 : «une telle classe est sans doute par son inactivité, étrangère à la nation». Donc, le Tiers-État-Société civile est un «tout opprimé et entravé», lequel, sans l'ordre privilégié-classe politique, serait au contraire «un tout libre et florissant»». Extrait d'un manifeste du collectif Luogo comune, Rome, mars 1994.Retour
82. Paul Virilio, L'écran du désert, Galilée, Paris, 1991. Les considérations qui suivent sont extraites de trois comptes-rendus du travail de Virilio (de Giorgio Boatti, Alberto Abruzzese e Franco Carlini) parus dans Il Manifesto le 13 octobre 1994.Retour.
83. Voir, de Daniel Kübler, l'étude importante L'État face à la toxicomanie. Action publique et contrat social, Institut de science politique de l'Université de Lausanne, n° 8, 1993. Retour
84. Voir Danielle Bütschi, Sandro Cattacin, «Le modèle suisse du bien-être», Réalités sociales, Lausanne, 1994.Retour
85. À ce propos les analyses socio-spatiales que Mike Davis a développées dans La città di quarzo, indagine sul futuro a Los Angeles, Manifestolibri, Rome, 1993, sont très utiles.Retour
86. Giorgio Agamben, «Noi rifugiati», dans Luogo commune, juin 1993, pp. 1-4 [tr. fr.R. Maggiori et J.-B. Marongiu, sous le titre «Au-delà des droits de l'homme», in Moyens sans fins, Rivages, Paris, 1995, p. 34]. Retour
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