Les textes que nous présentons dans ce recueil ont tous été écrits durant la période 1908-1910, parallèlement à la rédaction de l’œuvre majeure de Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique. En plus de cette tesi di laurea et de ses Appendices critiques, le jeune italien, né à Gorizia en 1887, a laissé quantité de fragments, de poèmes, de dessins, formant un cortège qui reflète l’œuvre centrale mais en renvoie des éclats différents. La plupart des fragments ont été rassemblés et publiés en 1958 par Gaetano Chiavacci dans le volume des Opere, sous le titre de Scritti vari1. Constitués en majorités d’essais, ils comportent néanmoins nombre de dialogues, et c’est Le Dialogue de la santé qui, avec quelques poèmes, fit l’objet de la toute première publication d’une œuvre de Michelstaedter, en 1912.
Il peut paraître abusif de parler de maturité pour désigner les deux dernières années de la vie d’un jeune homme mort à vingt-trois ans2. On peut néanmoins estimer qu’à partir de 1908, la pensée de Michelstaedter atteint un degré de cohérence dont elle ne se départira plus; il s’agira alors essentiellement de la décliner dans ses écrits, une entreprise d’autant plus difficile qu’elle consistera pour une bonne part à questionner la notion même d’écrit et le fait d’avoir écrit. En 1908, Michelstaedter se trouve encore à Florence, où il suit depuis octobre 1905 un cursus universitaire à l’Institut des Études Supérieures qui l’ennuie considérablement. Il prend part à la vie culturelle fébrile qui anime alors la cité toscane, et entreprend au début de l’année sa tesi di laurea sur «Les concepts de persuasion et de rhétorique chez Platon et Aristote». Ce travail, auquel il s’attelle au départ assez mollement, prendra progressivement une place démesurée, au point qu’il lui faudra plus de deux ans pour le réaliser. Durant l’hiver 1909, Michelstaedter s’installe à Gorizia, pour s’y consacrer entièrement. Il y retrouve ses deux amis d’enfance, Enrico Mreule et Nino Paternolli, les protagonistes du Dialogue de la santé, et se charge pour l’année scolaire de l’éducation de son jeune cousin souffrant, Emilio, qui ne pouvait suivre une scolarité normale et auquel il dédiera ce dialogue. Cette année est celle d’une dépense totale pour Michelstaedter, puisque la quasi totalité de son œuvre y est concentrée, mais ses lettres nous montrent un jeune homme déchiré entre sa froide détermination quant à ce qu’il veut écrire et sa réticence à l’égard du fait d’écrire, doublée d’une rage impuissante face aux proportions démesurées que prend son mémoire qui crescit eundo et quod crescit non it3. Son suicide, le 17 octobre 1910, n’est pas seulement celui d’un soleil qui «s’éteindrait comme une lampe par excès d’huile», il est aussi un effondrement face aux contradictions de la vie intellectuelle, que Michelstaedter a menées à leur paroxysme.
Cette contradiction se laisse lire dans La persuasion et la rhétorique, mais elle y est comme dissimulée derrière la harangue. C’est la lecture de l’Épistolaire qui nous met en contact, et de façon brutale, avec la violence des tourments qui agitent Michelstaedter. Les Dialogues forment en quelque sorte le lien entre la vie et l’œuvre, ils témoignent d’une compréhension de la forme de vie que constitue toute pensée, qui de ce fait entre avec d’autres pensées dans une confrontation vitale. Cette relation, bien qu’évidente dans le Dialogue entre Carlo et Nadia, qui met en scène une jeune femme russe avec laquelle Michelstaedter eut une liaison, peut paraître anecdotique; mais il s’y agit bien pour Michelstaedter de ressaisir ce qui, dans sa personne, a pu conduire leur relation au suicide de Nadia Baraden en 1907. Dans le Dialogue entre Diogène et Napoléon, l’improbable confrontation du philosophe cynique et de l’homme d’action amène Michelstaedter, par le contact entre ces deux formes de vie, à mettre en relief les contradictions d’une action qui n’aurait pas son sens en elle-même, elle prolonge donc le cadre théorique que constitue La persuasion et la rhétorique. De même, le Dialogue entre la Comète et la Terre, au style vivant et parfois trivial, prononce les mots que Carlo ne trouve pas lorsque, dans sa confrontation avec l’«individu imaginé par Hegel» dans La Persuasion et la rhétorique4, il représente la place du particulier dans la société.
Mais c’est évidemment dans Le Dialogue de la santé que cette opposition des formes de vie prend tout son sens. Face à un Nino qui s’efforce de s’accommoder de la vie et de se dissimuler la nécessité d’un engagement total dans l’acte de vivre, Rico incarne celui qui a su prendre la mesure de la vie persuadée telle que l’évoque La Persuasion et la rhétorique, et il amène son interlocuteur à l’exiger pour lui-même. On mesure ici l’influence qu’a pu exercer sur Michelstaedter l’extraordinaire personnalité d’Enrico Mreule, mieux, la place qu’il prend en Michelstaedter lui-même. Dans ce dialogue entre les deux amis d’enfance se joue la contradiction qui le traverse, entre le choix raisonnable d’une vie acceptée qui se prolonge, et la décision de prendre au tragique le non-sens de l’existence. Mreule incarne pour Michelstaedter ce choix: lui n’a pas été à Florence, il n’a pas parcouru l’Italie pour se forger une culture d’honnête homme; c’est dans la modeste Gorizia qu’il s’est imprégné des Grecs et de la langue grecque, qu’il en a tiré le meilleur et uJfhgei', sert de guide, à Carlo. Mais tandis que ce dernier ferraille avec Platon dans l’écriture des Appendices critiques et de la «Triste histoire» de La Persuasion et la rhétorique, Mreule s’embarque pour l’Argentine, en novembre 1909; tel Rimbaud il largue les amarres et part à l’aventure. De l’autre côté, moins fougueux mais aussi déterminé à construire sa vie, Nino Paternolli poursuit ses études universitaires à Vienne après le départ de Mreule et semble aux yeux de Carlo «vivre les choses pour soi-même et non présumer les avoir vécues5». Chacun constitue donc pour Michelstaedter un modèle, l’un l’appelle vers le large, l’autre lui rappelle ce qu’il a abandonné en quittant Florence et sa vie trépidante. Carlo, lui, demeure fixé à Gorizia, enchaîné à un travail qui à ses yeux sera «dans le meilleur des cas… un mémoire de maîtrise6».
Mais cette contradiction des personnes en Michelstaedter révèle au lecteur de La Persuasion et la rhétorique une rupture bien plus profonde, qui confère aux Dialogues une place significative dans son œuvre. La ressemblance est troublante entre Michelstaedter, qui doit continuer de vivre malgré l’absence de Mreule, parti pour une grande traversée, et Platon, qui survit à l’absence de Socrate en le déclinant dans ses dialogues. Carlo n’a pas eu le loisir, contrairement à Nino, d’accompagner Rico jusqu’à Trieste; lorsque Socrate a entrepris sa navigation, dans le Phédon, Platon était malade. Quant à l’Autre mer7 de Mreule, elle devait d’autant plus évoquer aux yeux de Michelstaedter les Îles des Bienheureux que cet outre-mer lui avait renvoyé, début 1910, le corps de son frère Gino, mort à New York un an plus tôt. Pour Platon comme pour lui, la solitude signifie l’infamie de celui qui n’a pas choisi, et le dialogue répond à l’exigence de ressusciter l’absent.
Mais, pour Michelstaedter, il n’est pas question de suivre les mêmes traces et d’être un héritier. Déconcerté par la disparition du maître, écrit-il dans La Persuasion et la rhétorique, Platon construit un dispositif qui se substitue à cette absence. Les dialogues témoignent d’une instrumentalisation de la parole du maître, qui de personne devient personnage. Ressusciter l’absent dans la forme dialoguée, c’est singer sa présence et le trahir: Platon est à la fois celui qui transmet la voix de Socrate et celui qui la trahit, car «désormais Platon éprouve le besoin de parler8». Michelstaedter est contraint de trouver une écriture qui transmette des formes de vie, n’étant ni tout à fait des formes ni tout à fait des vies, et lui qui expie le crime d’avoir écrit en dénonçant sa propre lâcheté dans la Préface de La Persuasion et la rhétorique9 attribue nécessairement au fait d’écrire des dialogues une signification particulière. Pour saisir l’étendue du paradoxe auquel il se trouve confronté, il est nécessaire de comprendre pourquoi Michelstaedter jette un tel soupçon sur le langage.
La pensée de Michelstaedter se fonde sur un dualisme radical entre la santé et la mort, dualisme dont l’enjeu est la vie. «Qui craint la mort est déjà mort», écrit-il dans La Persuasion et la rhétorique. Mais la mort n’est ni seulement, ni principalement le terme de la vie, car il n’y a pas, pour Michelstaedter, d’au-delà de la vie: c’est la vie elle-même qui se vit comme une mort si l’on ne consiste pas en elle, autrement dit si l’on ne sauve pas sa vie par la santé. Il Dialogo della salute est donc tout autant un dialogue du salut que de la santé, que l’italien désigne d’un même terme: il s’agit de trouver son salut dans la santé et non dans un au-delà de la vie.
Si la vie est tout entière traversée par la présence de la mort, c’est parce qu’elle est indissociable de la déficience. Celle-ci se traduit d’abord par le besoin vital (manger, boire, etc.), qui nie l’existence de celui qui ne peut s’en affranchir, puisqu’il la fait dépendre d’un contexte, d’un voisinage. De là, l’assouvissement du besoin, dans la corrélation à ce qui le satisfait, est une fusion entre ce qui assouvit et ce qui est assouvi, donc il signifie la mort de ce qui jouit, et tout vivant ne persiste dans son existence qu’en cessant d’être à chaque instant de sa vie.
C’est en partant de ce socle problématique que Michelstaedter élabore sa représentation de la vie inauthentique, celle du filoyucov", «celui qui aime la vie». Tout existant est certes inconsistant en chaque instant, mais lorsque cet existant est, de plus, doué de mémoire, la déficience se trouve démultipliée par l’angoisse, c’est-à-dire l’inquiétude quant à l’éternel retour du besoin. Aussi s’agit-il de se prémunir de ce retour, de se doter d’une certaine assurance (sicurezza) face à tout besoin possible. Les hommes organisent ces besoins et, par la relation sociale, font de chacun l’instrument de leur assouvissement. Pourtant cette organisation est porteuse d’une nouvelle forme d’insécurité, car les liens sociaux engendrent de nouvelles dépendances. De sorte que, le temps aidant, nous nous trouvons plus aliénés que jamais.
Mais si la koinwniva, la vie en commun, demeure désirable aux yeux de tous, c’est que ce tissu social ne se contente pas d’organiser les besoins: par le partage d’un langage, d’un lovgo", la communauté représente le besoin indépendamment de celui qui a besoin (on préfère «Jean a faim» à «Jean est affamé», qui reviendrait à dire «Jean est la faim, donc n’est pas»), elle le lui représente comme extérieur à sa personne, et par conséquent fait d’une déficience essentielle à toute vie un besoin contingent de la vie. Le langage tend donc à organiser les besoins comme des objets indépendants de chacun, il constitue un monde autosuffisant qui intègre toutes les insuffisances. Chaque besoin, dès qu’il est nommé, prend place dans le ciel des relations entre concepts que tisse le langage; au tissu social répond alors un texte, qui non seulement débarrasse chacun de la charge existentielle de sa déficience, mais fait de l’insuffisance elle-même une suffisance héritée de celle du tout. Michelstaedter appelle rhétorique cette recherche des moyens d’excuser l’injustice foncière de toute existence par l’inversion du réel qu’est toute réconciliation avec la vie: la rhétorique des plaisirs consiste à les organiser de sorte à jouir le plus, souffrir le moins, sans s’adresser à soi-même la question de ce qu’est le plaisir pour soi; la rhétorique sociale est le discours de la filiva, qui destine les hommes au vivre-ensemble alors que toute communauté consiste en une instrumentalisation de chacun par chacun. Et il y a une rhétorique de la mort qui en fait un événement, donc un «en dehors» de la vie, qui pense la mort comme terme de la vie et rend la vie plus vivable en occultant sa présence dans la vie, la déficience.
La rhétorique aveugle chacun sur la réalité de sa condition par une inversion systématique de sa nature foncière, en mettant le sujet à distance de lui-même. La persuasion est vis-à-vis du langage la posture opposée: est persuadé celui qui perçoit l’acte vital qui sous-tend toute prise de parole et ne se laisse pas prendre à son pouvoir de séduction, à l’effet de monde c’est-à-dire à la vocation réconciliatrice du langage. Par-delà les mots, le persuadé cherche en lui-même son bien, il désire la santé. Il ne voit pas la mort comme un au-delà nécessaire de la vie, mais la reconnaît comme la matière même dont la vie est faite, il reconduit le plaisir à la déficience qu’il dissimule, et la relation sociale à la dépendance qu’elle recouvre. Pour le persuadé la vie n’est pas nécessaire, puisqu’elle contient en elle-même son contraire: là où la rhétorique intrinsèque au langage, qui se déroule de façon linéaire dans le temps, suggère une succession du vivre et du mourir, le persuadé perçoit par-delà la langue le mourir dans la vie.
Pour Michelstaedter, les deux couples vie inauthentique/santé et rhétorique/persuasion sont donc intriqués. Et la nécessité évoquée dans La Persuasion et la rhétorique d’être a ferri corti con la vita, à couteaux tirés avec la vie, pour en déloger la déficience, est aussi nécessité d’être à couteaux tirés avec la langue, c’est-à-dire de s’engager dans un corps à corps avec elle pour cesser de faire du mot le bouc émissaire emportant loin de nous la déficience inhérente à notre existence. Dans La Naissance de la philosophie, Giorgio Colli rappelle la profonde méfiance des Grecs à l’égard du lovgo": Apollon, «celui qui détruit entièrement», est le dieu du lovgo", or il est ejkhbovlo", «celui qui frappe de loin». Il décoche ses traits à distance, par ses oracles les hommes croient s’assurer contre l’adversité de la vie, puis la nécessité les frappe et l’oracle s’inverse tout en restant le même: les hommes perçoivent comme une succession l’inversion de l’oracle, s’ils étaient des dieux ils comprendraient qu’une chose et son contraire coexistent dans la même réalité. Les mots les trompent parce qu’ils pensent qu’ils appartiennent à une autre réalité; les percevant de loin, ils s’évertuent à deviner leurs rapports et trébuchent dans leur vie. Les dieux se rient de cette naïveté qui les conduit à leur perte, comme le dieu-plaisir, dans Le Dialogue de la santé, se rit des hommes qu’il mène par le bout du nez en allumant puis éteignant successivement la lumière qu’est chaque plaisir, chaque promesse d’un avenir désirable. Être à couteaux tirés avec la langue, c’est neutraliser l’arc d’Apollon par le corps à corps, où la main et le fer se risquent ensemble dans un engagement total qui fasse rendre gorge au dieu trompeur.
Le dialogue est pour Michelstaedter la forme logique de ce corps à corps, il est le frottement de deux âmes qui se livrent ensemble au pouvoir des mots, sans s’assurer la domination du temps dans l’embrassement géométral que l’écrit promet. La contingence y a sa place: on peut chercher ses mots, se tromper, sombrer dans le malentendu. Cette contingence n’offre aucun recul: si ce mot n’a pas été trouvé, si cette erreur fut possible, si ce malentendu s’est installé, alors c’est qu’ici et maintenant, ceux qui parlaient ne savaient pas ce qu’ils disaient. Ils n’en étaient pas persuadés. Et quand a disparu le recours à l’écrit, ce temps recomposé qui met l’auteur à distance de son discours, ce que l’on sait et ce que l’on croit sont mêlés en une seule personne, généralement inconsistante. C’est pourquoi les Dialogues possèdent la vie que Michelstaedter ne parvenait pas à recomposer dans sa tesi di laurea. Les personnes qui s’affrontent en lui Rico et Nino dans Le Dialogue de la santé, l’«employé de Dame Raison» et le disciple de D’Annunzio dans Stelio Èffrena, ou encore Diogène et Napoléon sont contraints par la temporalité du dialogue à assumer l’intégralité de leur personne en chaque instant. Lorsque les interlocuteurs se répondent sans pouvoir revenir en arrière, la cohérence d’un discours ne peut être que l’effet de sa succession, tandis que dans l’écrit théorique, dans le traité, c’est la succession qui est présentée comme l’effet de la cohérence. Autrement dit, dans le dialogue on dit quelque chose, et la pensée progressivement se dessine dans sa mise à l’épreuve d’une autre pensée, tandis que, dans l’écrit théorique, on pense quelque chose puis on l’écrit: la présomption de la cohérence précède la succession. L’écrit théorique est sans réplique et son auteur s’en est absenté; c’est pourquoi tout énoncé, qui prend nécessairement position par rapport à ce qui s’est dit, ce qui aurait pu se dire ou ce que l’on pourrait penser, est par nature belliqueux: «C’est pour cette raison que les parties introductives des discours ont pris les armes et sont devenues adversatives10.» Un bon médecin est d’abord quelqu’un qui sait écouter, non un technicien qui prélève en sa pharmacie des remèdes qui valent pour tous: autrement, il lutte contre la maladie à travers le malade, mais ne soigne personne.
Toute thèse et toute théorie sont donc fondamentalement rhétoriques: le discours se donne l’illusion de sa propre consistance en suscitant un monde équilibré et lisse par la complétude de son examen et l’ajustement millimétré de son langage.
La Persuasion et la rhétorique n’échappe pas à cette loi, l’ouvrage ne peut pas donner la santé ni même parler de la santé et ce mot n’y est d’ailleurs pas très présent. Son affaire, c’est l’opposition de la persuasion et de la rhétorique, qui ne sont que les moyens de la vraie ou de la fausse santé, non la santé elle-même. L’œuvre majeure de Michelstaedter hérite donc de cette dimension guerrière, elle est une entreprise négative, une arme retournée contre le langage pour en neutraliser les séductions, comme en témoigne l’exergue des Appendices critiques: «Avec les mots guerre aux mots / comme le souffle vif dissipe les brumes / pour que brille enfin le soleil / mais de sa valeur ne tire aucun profit.» Elle permet la persuasion en mettant en lumière la dimension rhétorique de la langue, mais la persuasion n’est pas la santé, c’est une disposition envers la santé. L’entreprise d’écrire La Persuasion et la rhétorique n’est donc pas en soi un accomplissement; et Michelstaedter s’épuise à coudre les parties du «monstre informe» qu’est la tesi sans l’enthousiasme aveugle du Dr Frankenstein, car il sait déjà que «c’est une malhonnêteté11» et éprouve le besoin de se livrer au dialogue pour se rappeler à lui-même la persuasion, de retrouver le piqanovn, l’argument persuasif de la langue, par sa mise en œuvre dans le dialogue, ou par sa recherche dans les dialogues de Platon, comme c’est le cas du Point d’appui privilégié de la dialectique socratique.
Ces dialogues sont eux-mêmes écrits, ils n’ont donc pas l’actualité qui leur donne vie. Mais dans l’opposition de ces formes de vie, l’écriture dramatique en elle-même contraint le temps à la succession: c’est donc en tant qu’écriture, non en tant qu’écrit, qu’elle contraint son auteur à l’absence de recul, de recomposition du temps, donc de rhétorique. Et la langue de ces discours se fait l’arbitre de cette mise à l’épreuve: la fluidité, la simplicité témoignent d’une pleine possession de sa forme de vie, tandis que toute parenthèse apparaît comme l’intrusion inopportune d’un auteur peu sûr de soi dans le déploiement de sa propre persuasion. Or la langue des dialogues de Michelstaedter est souvent compliquée, les parenthèses sont nombreuses, elles comportent parfois plusieurs niveaux qui s’intriquent ou s’oublient, et la profusion des tirets témoigne d’une grande tension. Parfois lourd, le style trahit une impuissance certaine à rendre avec limpidité ce qui se conçoit bien; à ces moments, la pensée glisse sur les mots, la langue fait écran entre la pensée et la vie: à ces moments, Michelstaedter n’est pas persuadé et c’est «un fol essaim de mots» qui s’échappe de sa plume. Puis, par endroits, sa prose se resserre sur une figure poétique féconde, une formule simple et riche qui fait une trouée dans le brouillard de la recherche: en ces instants de grâce il se ressaisit pleinement et sait vraiment quelle est cette santé qu’il cherche.
Chaque dialogue est donc pour Michelstaedter un dialogue avec lui-même, qui s’interrompt lorsque son auteur ne sait plus où il va, donc en quoi consiste son présent. C’est la démarche d’un jeune homme qui se risque à une pensée immédiate et s’aventure sans remords dans des problématiques déjà surchargées par la philosophie. Qui s’agace de ses outrances, de son manque de discernement sur l’art, sur la vie sociale, sur la vie du philosophe, se voit reconduit à son propre parcours: à quel moment lui-même s’est-il affranchi de ces excès d’adolescent, et par quelle décision? L’imprudence du jeune homme questionne ici la prudence de l’homme mûr qui hausse les épaules: n’est-elle pas une crainte de ce qu’on laisse en soi d’irrésolu, ou que l’on a laissé à d’autres le soin, non de résoudre, mais de déclarer résolu? Michelstaedter, lui, rejoue sans cesse sa quête de la persuasion et la conviction de sa nécessité, il ne suffit pas qu’un homme se soit sauvé lui-même pour que les autres le soient: «Les premiers Chrétiens […] se seraient véritablement sauvés, s’ils avaient admis que le Christ s’est sauvé lui-même12», il ne suffit pas de se donner «encore une fois le monde13» dans sa représentation pour être absout par le monde de ne pas être soi-même. Le dialogue est la remise en jeu d’une persuasion qui ne dure que le temps de son ébauche, et l’inlassable réitération du «tiv ejstin…» socratique demeure un écrit donc une chose morte; ainsi Le Dialogue de la santé ne saurait-il être un dialogue pour la santé, le lecteur n’est pas sauvé par le seul pouvoir des mots qui sont là devant lui, et si quelque chose s’est passé pour celui qui l’a écrit, c’est à une patiente récollection de l’acte qu’il devra se livrer pour lui redonner vie.