éditions de l'éclat, philosophie

ASHTÂVAKRA SAMHITÂ
LES PAROLES DU HUIT-FOIS-DIFFORME


Les infinis préparatifs
de l'éternité

Alain Porte

 

 



1

Tout texte est littérature, borne milliaire d'une pensée, d'un temps, d'une époque, en tel point donné de l'espace, en tel acmé d'une civilisation, trace opulente d'une méditation sans âge, tandis que le crépuscule et l'aube se relaient au chevet de ces monuments, de ces écrits, filles du vent et de la mémoire, fragments d'une geste mystique et d'un fleuve céleste.

2

Langue rigoureuse et puissante que l'on saisit par ses racines et que l'on pénètre par ses feuillages, le sanskrit est à la conscience ce qu'au cosmos est l'Arbre inversé :
« En haut ses racines,
en bas, ses branches,
tel est l'arbre cosmique immuable.
[…]
En bas, c'est vers le haut
que s'étendent ses branches nourries par la vie.
Les objets en sont les bourgeons.
En haut, c'est vers le bas
que se déploient ses racines,
reliées aux actions dans le monde des hommes. »
(Bhagavad-Gîtâ, XV, 1 sqq)
Les mots sont ciselés comme des temples. Que la philologie veuille bien ne pas s'offusquer, et la raison ne pas se raidir !
En eux, une voix résonne. En eux, l'esprit souffle, à travers de larges portiques ouverts sur l'espace, par de vastes embrasures flanquées de piliers marmoréens, donnant sur des marchés publics, où, derrière le troc des marchandises, se déroule le commerce des âmes ; sur des cortèges nonchalants de vaches mélancoliques et distraites, comme mises à sécher sur leur propre squelette ; sur des chars embourbés aux essieux fragiles ; sur des banians aériens et massifs ; sur des bassins où l'on médite le ciel en baissant les yeux, sur des Sâdhu sans regards, à la démarche errante et mystique ; ou encore sur des lavandières qui, sur les rives ocres d'un étang dont l'eau ressemble à du plomb bleu, lancent à la volée contre des pierres noires des pièces de coton dont l'impureté explose avec un bruit de succion mate ; ou même sur des mains qui façonnent des galettes de bouse et les talochent sur des murs d'argile brune, déchets d'une cosmogonie à bout de souffle tout autant que prémisses poudreuses d'un autre monde où il faudra poursuivre – dans quel organisme vivant ? – la quête incandescente d'un autre rêve inassouvi.
L'Éther, le pilier, la jouissance des choses, la vache, l'arbre Ashvatta (Ficus religiosa), le char, l'eau des étangs et des fleuves, la compréhension de son propre destin, la couleur des tissus, la poussière, ce sont quelques-unes des réalités récurrentes au travers desquelles, par capillarité, s'est faufilée la langue sanskrite, pour sembler se hisser au plus haut des visions métaphysiques.
Erreur.
C'est par compassion éclairée pour les choses que le voile opaque des formes, la Mâyâ, a été pénétré.
Restent alors, comme un ressac de la contemplation, des mots forgés au feu de la vision, riche de connotations paradoxales, un authentique savoir pour l'âme, une inflexion pour le corps, une modulation pour l'esprit.

3

Comment nommer l'Être ? Et comment le penser ?
La première interrogation impliquerait que l'Être ait une forme – il n'existe pas de nom sans une forme qu'on puisse ainsi affecter d'un vocable, pas plus que n'est concevable une forme qui se déroberait à une identité vocale.
Il faudrait que l'Être soit une chose en corrélation avec nos facultés sensorielles. Objet des sens, l'Être ne saurait l'être ! L'Être n'est pas quelque chose de fini, et le terme d'Infini, qu'on lui attribuerait volontiers, ne ferait que monter à la verticale, en une courbe asymptotique, sans jamais recouper l'infini immatériel, propriété inhérente à l'Être. « Infini » n'aboutirait qu'à un qualificatif supplémentaire, un ornement superflu dans la demeure du silence.
Mais il n'est pas dans la nature de la langue sanskrite de pleurer sur les impuissances de la parole. Il est difficile de distinguer, dans les textes, l'élaboration d'un dogme destiné à occulter des carences rationnelles ou l'effusion mystique propre à transcender les contingences. S'il fallait risquer la couleur de la sensibilité qui prédomine, peut-être faudrait-il évoquer une sérénité faite d'un qui-vive absolu.
L'Un (ekam), l'Homme Primordial (purusha), le Témoin (adhyaksha), tels sont les aspects familiers qui incarnent dans la langue ce que nous dénommons l'Être, ou Conscience universelle, ou Réalité suprême, toutes manières d'apprivoiser, afin de le mettre à la portée de la pensée, le tissu spirituel immatériel dont la pérennité intangible sous-tend notre existence, notre présence dans le monde des formes, du crépuscule de la naissance à l'aube de la mort.

4

Et comment penser l'Être ?
La vérité de l'Être (sat) est de reposer en lui-même, la vérité de la Conscience (cit) est de baigner en elle, sans jamais être « consciente » d'elle-même.
Il ne s'agit là ni d'une opinion, ni d'une croyance, ni d'une foi, ni d'un présupposé philosophique, ni non plus d'un oracle mystique. C'est plutôt comme une semence immémoriale irriguée par une vision et vivifiée par le dialogue, tel celui qui réunit le roi Janaka et le jeune sage Ashtâvakra. Ou peut-être faut-il y discerner un de ces « fondements » (dharma), qui sont les actes fondateurs du monde, les « preuves » de l'indéfectible alliance entre l'Être et l'Existence.
Donc, que le corps dans sa totalité s'en imprègne ! Le corps où résident, en indissociables voisins, et le corps et la pensée (manas), le creuset de toutes les pensées et de toutes les émotions, la valeur des dérivés sémantiques se chargeant de l'attester : l'orgueil, c'est Mâna ; fureur se dit Manyus ; le désir se traduira par Manoratha : « Celui qui a pour char la pensée ».
Entre l'être-qui-pense, l'homme (Manushya) et sa véritable nature, son être véritable, qui est Conscience (Buddha), la distance est infime, infinitésimale et, pour tout dire, inexistante, sauf si l'on ne voit pas que les étapes concrètes de la chasse spirituelle en ce monde ne sont que les métaphores de la « réalité », sauf si l'on perçoit le passage par les divers stades de sa propre vie et la pratique assidue d'une technique d'éveil comme la clef décisive qui donne accès à la Conscience.
Mais la Conscience est au-delà de tout devenir, elle ne connaît pas de Destin.

5

Un étrange pouvoir me fait apercevoir la suprême Conscience.
(Ashtâvakra, II, 3)

Dans l'investigation méthodique du « Moi » de l'homme (le «Je», Aham), nulle violence ascétique, nul quiétisme béat. Tout dogme est une impasse ; toute effusion, un fantasme. Il n'existe que la présence immuable de l'Être, recouvert par l'humus des passions, des désirs, des concepts et des croyances. Mais ce « Moi » n'est l'objet d'aucun anathème, il est le lieu géographique où l'Infini prend forme, où, pourrait-on dire, il élit domicile.
Il n'entre pas dans le projet des penseurs indiens de promouvoir une doctrine du salut. Qui sauver ? De quoi sauver qui ? Si la vie n'est pas aussi la vraie vie, la musique métaphysique n'est que croassement de l'esprit, numéro de trapèze pour rêveurs oisifs, sorbet délicat pour bien-pensants, et pourtant un travail respectable aura été fourni, un travail sans cesse menacé de ricocher sur la courbure de l'univers pour aller se désintégrer dans un néant d'abstractions.
Le « Moi » est juste le véhicule de l'Être, le véhicule sensitif qui nous permet d'appréhender que l'existence est mouvement ininterrompu, puisque fleuve nous sommes, courant parmi le flot régulier, invisible et majestueux, du Samsâra, l'écoulement perpétuel.
En vérité, on ne sait pas dire comment on passe dans cet état de plénitude, où l'idée d'une transcendance est absente, un état perçu comme une saveur d'être, et que l'on nomme Être (sat), que l'on se représente comme une conscience, et que l'on nomme Conscience (cit), et que la sensibilité expérimente comme une joie, ce qui la fait nommer béatitude (ânanda).
Il arrive que cet état d'Être-Conscience-Béatitude soit techniquement qualifié de « non-état », sèche tentative pour faire gagner au vocabulaire un petit arpent d'indicible. Mais les textes, restes des voix anonymes de chanteurs immémoriaux, sont silencieux sur la genèse de l'Être, sur l'éventuelle cuisson intérieure qui fait émerger l'Être dans l'homme, processus plus proche du barattage de l'océan de l'Ignorance que de l'observance scrupuleuse d'un plan de marche, espéré infaillible.
Il est toujours loisible de se tourner vers l'Art ou la Grâce, ces allégories spontanément soustraites à l'armada des critères que le souci de comprendre et d'apprivoiser fait foisonner dans les alcôves de la raison.

6

Il n'est nul chemin pour conduire à l'Être. Ni la pensée, ni le corps ne sauraient ouvrir une voie. Nous sommes déjà ce que nous cherchons obscurément à être ; aussi toute avancée vers l'Être satellise, et toute exploration de ces contrées diaphanes risque de donner lieu à une parade nuptiale où l'individu, sans réellement le sentir, se laisse aller à séduire, à enjôler, à «posséder » l'Être. C'est s'avancer vers lui en lui tournant le dos, en se fourvoyant plus avant dans le Temps et l'Espace.

7

Le son est un objet pour l'oreille, comme Dieu est un objet pour l'esprit. Dans cette perspective, croire est un suicide spirituel.

*

Le sanskrit lui-même n'est qu'un objet, un ouvrage d'art où le profane et le sacré marchent à l'amble, comme dans tout autre langue façonnée par l'usage et l'histoire.
Il appartient à l'introspection philologique, en orpailleur des mots, d'en faire briller la forme originale et les naturelles beautés.

*

Le char a fécondé la réflexion, enrichi la langue et délié la pensée, des chemins de terre battue jusqu'aux routes célestes. Le Yoga – l'attelage – a commencé par le char, véhicule du guerrier et du soleil. Ce char est devenu, par analogie, l'incarnation même de l'être humain en marche, perpétuellement en quête de sa vraie nature, infatigable chercheur, rêvé, sans qu'il le sache, par l'immortalité qui est en lui.
Katha Upanishad, III, 3-4 : « Apprends que l'âme est le passager du char, / le corps est le char, / la conscience est le cocher, et la pensée, ce sont les rênes, / les sens sont les chevaux, et les objets des sens, la nourriture qu'ils broutent. »
Il ne s'agit pas d'une allégorie meublant une métaphore. Ce portrait de l'être humain en char n'a pas non plus vocation de fiction littéraire, il est là pour mettre en marche le regard sur les choses, et s'offrir à la conscience.
Seuls les objets peuvent se méditer, mais jamais les idées, les concepts, à moins d'en faire ce qu'on oublie étourdiment qu'ils sont : des objets.


*

Yukta, c'est l'être parfaitement « attelé ». Il n'est pas de mots, il n'y a pas un mot pour traduire de façon immédiatement intelligible ce qu'est cet état non-ordinaire, dont on se plaît à reconnaître que l'apanage en revient de droit aux «sages ».
On dit seulement que l'être yukta concilie en lui deux dimensions : il voit toutes choses d'un regard égal et il manifeste dans ses actes une suprême habileté. Ces deux dimensions ni ne se succèdent ni ne s'additionnent. Comment pourrait-on imaginer une préséance dans l'union de Shiva, le Créateur, et de Shakti, la Créatrice, l'un assumant la Vision et l'autre, l'Énergie ? La connaissance est un acte, et c'est dans l'acte que s'accomplit toute la connaissance.
Ainsi va la Non-Dualité, à-pic pour la Raison, voie directe qui n'offre aucune prise : elle n'est ni un modèle, ni une méthode. C'est une expérience blanche, et cette expérience ne conduit à aucun état surnaturel (ce serait encore frapper – funestement – les imaginations), à aucune transformation spectaculaire (ce serait appliquer la théorie de l'Évolution à la psyché humaine). Il n'y a pas de place pour une saga de la sagesse, pour la geste des héros, pour les feux de la gloire. L'esprit ne se dresse plus sur ses ergots, les digues de la pensée se rompent sans bruit de cataracte, l'océan résorbe tout frémissement, et la vérité se dévoile.
Combien serait alors déplacée, incongrue, toute hantise de la Mort sous sa forme d'angoisse métaphysique et de terreur charnelle, cauchemar élaboré par des pensées embuées d'émotions.
Rien n'empêchera la Nature, aveugle de naissance, de donner jour à des discours édifiants, frondaisons peut-être destinées à nous protéger de l'éclat mortel du soleil regardé en face. la Perfection, cette candeur de l'Idéal, n'a pas à jouer la Vertu outragée dans le grand Jeu cosmique des formes. L'Esprit, ce paralytique, son rôle n'est pas de censurer les promesses, les prédications solennelles, les exégèses savantes, les hypnoses persuasives, et les margelles de puits où de doctes brahmanes, à l'abdomen replet, spéculent sur les douceurs de l'immortalité.
Ananda K. Coomaraswamy donne forme à cette expérience blanche : « Celui-là seulement est libre des vertus et des vices et de toutes leurs fatales conséquences qui n'est jamais devenu quoi que ce soit. »

8

Le sanskrit ne transforme pas les mystères en dogmes. La pensée (manas) est conçue comme un organe, et l'intellect comme le sixième sens, le scribe des cinq autres, le greffier du Verbe. La pensée formule, elle ne « pense » pas. Seule, la conscience « pense », affranchie du langage dont la pensée se sert pour exprimer et transmettre ce que cette même conscience n'a pas réellement « pensé », mais perçu et vu.
Cette pensée, laissée à elle-même, comme les rênes flottant sur l'encolure des chevaux qui représentent les cinq sens, nous mine de l'intérieur, multipliant les métastases conceptuelles, s'y fossilisant, au détriment de l'Inexprimé, non exprimé parce qu'Inexprimable.
L'âme (l'être, la conscience) qui n'est pas un objet est alors comme appareillée par les constructions de l'esprit, comme cloîtrée dans une gangue de prothèses intellectuelles. Elle est l'otage d'une identité, d'une personne, d'un Moi fictif. La terminologie est cruelle, intolérante. Le langage – et la conscience qui essaie de se frayer un chemin à travers lui – offre toujours le spectacle d'un mouvement pendulaire entre les deux pôles de la dualité, entre la lumière et les ténèbres, entre le bien et le mal, le chaud et le froid, entre l'attraction et la répulsion, l'amour et la haine, entre le vrai et le fictif. «Vérité» ne contient aucune vérité. Le mot sanskrit le mieux à même de traduire cette notion de vérité est tattvam, construit sur le radical d'un démonstratif, tat : cela. Tattvam, c'est « le fait d'être cela », plus proche, dans son énergie, du doigt qui désigne un fait ou une chose que de l'incrustation d'un concept dans une construction intellectuelle, plus complice de la soudaine prise de conscience qui provoque l'exclamation : « C'est ça ! ».

*

La Connaissance s'avance toujours masquée par un Savoir. Seul le creuset intérieur subjectif permet de faire fondre le plomb du savoir au feu de la connaissance, comme si c'était là l'unique lieu où patiemment, par pressurage des objets perçus et pensés, on élucidait, sans relâche et sans tension, le sens des choses senties par ses antennes sensorielles et réfléchies par son activité discriminante ; où, sans vouloir jamais rien posséder de périssable, on réunissait un à un tous les fils (un incalculable écheveau) de son existence pour les faire converger vers un unique point de rendez-vous, de concile, que l'on nomme en sanskrit, dans la physiologie métaphysique propre à la vision indienne de l'homme, le samâdhi, c'est-à-dire le rassemblement global de toutes nos énergies de pensée, prélude à la « réalité ».

9

(bahûnâtra kimuktena) « À quoi multiplier les mots ? », dit le roi Janaka au dernier shloka du dernier chapitre de son dialogue avec Ashtâvakra.
Tout commence et tout s'achève dans la silencieuse activité de la Conscience, l'âme même de l'être.
Régulièrement, dans les textes sanskrits, on observe de telles ruptures interrogatives. Krishna, au dixième chant de la Bhagavad-Gîtâ, au terme d'une longue énumération de ses formes visibles, soudain s'interrompt et s'en explique ainsi à Arjuna :
« Mais à quoi bon que tu saches, Arjuna, tout cela ?
Quand j'habite cet univers tout entier, je n'y suis
que par une parcelle de moi-même. » (x, 42)
Ce que les paroles morcellent, et ce que fige le savoir, seule la vision peut en préserver l'intégrité. Aucun indice tangible n'atteste l'existence d'un état d'âme, fait de désenchantement ou d'impuissance, devant les carences innées de la psyché humaine. Et pas davantage peut-on relever les symptômes d'une résignation prostrée ou d'une aphasie nouée, dans le défi qu'offre à l'esprit l'investigation des formes.
Un point est atteint, au-delà duquel il faut poursuivre par d'autres voies qu'aucune tentative de la pensée ne peut concevoir et dire. On ne sait pas ce qui constitue cette « réalité », on ne le sait pas, sauf, peut-être, dans le sillage d'un insaisissable instant où une science sera venu embuer un rêve.
Il n'y a pas d'archétype : aucune pensée ne peut rivaliser avec la « vitesse » de l'Éternité, et l'Amour n'a pas de visage, il n'a qu'un regard.

*

« C'est en posant sa pensée sur les objets sensibles
que s'attache à eux l'homme.
Le désir naît de ces attaches,
la colère surgit du désir,

le trouble naît de la colère,
et la confusion naît du trouble,
la confusion met fin à la conscience,
et c'en est fini de l'homme. »
Bhagavad-Gîtâ (II, 62-63)

« Poser sa pensée sur les objets sensibles. » Et déjà tout est dit. Le texte, ici, propose un mot sanskrit particulier. Ce n'est pas le mot manas (l'organe de la pensée). C'est un dérivé verbal formé sur une racine qui a donné dhyânam, que l'on traduit communément par « contemplation » et qui s'apparente étymologiquement à Zen. À vrai dire, il ne s'agit ici ni d'une fonction contemplative, ni d'une observation impavide. Il n'est pas non plus question d'une modalité de la pensée, selon les yoga-sûtra de Patañjali, dont l'originalité est « de se tourner vers l'approche intellectuelle des choses ».
Ici, dhyânam est le point de contact entre la conscience et les objets de la perception, une sorte d'attouchement subtil, d'effleurement, qui entraîne aussitôt une effervescence affective, une coloration de la sensibilité, et s'en va subjuguer, par un processus de réactions en chaîne, l'énergie de la conscience, Buddhis, dont on sait qu'elle est le cocher de l'être humain, conçu comme un char.
Ainsi amputé de sa boussole intérieure, l'homme est la proie désignée du non-être.
L'antidote ? C'est seulement si les sens sont au pouvoir – à la merci ! – de « l'âme » – que le regard (dhyânam) qui se pose sur les choses échappe au réflexe fatal de juger, de comparer, de qualifier, de juger, de trancher, c'est-à-dire en un mot de s'embraser comme un bûcher où la flamme se meurt avec la cendre.

« Au-delà des sens sont les objets,
au-delà des objets est la pensée,
au-delà de la pensée est la conscience,
au-delà de la conscience est l'âme,

au-delà de l'âme est le non-manifesté,
au-delà du non-manifesté est L'Esprit,
au-delà de l'Esprit, il n'y a rien,
c'est le terme absolu, la Voie suprême. »
Katha Upanishad (III, 10-11)

La Bhagavad-Gîtâ semblait noter une chute dans le mécanisme mortel des formes (« C'en est fini de l'homme. ») ; La Katha Upanishad semble évoquer les étapes d'une ascension libératrice vers une sorte de lieu ultime, d'« absolu », sans que le sanskrit formule explicitement cette notion abstraite. Dans cet apparent trajet à travers les strates de l'être humain, du plus « grossier » au plus subtil, il n'est pas nécessaire d'éteindre la lumière dans la pièce que l'on quitte pour allumer une lampe dans la pièce où l'on entre. Le lieu unique où se déploie cette parole est la réalité organique de l'être. Il n'est pas d'autre endroit imaginable où la conscience puisse se muer en actes, où la connaissance puisse cesser d'être le prédateur inamovible et légal de la féerie matérielle. Le corps n'est pas l'obstacle, il est le véhicule. Le regard ne peut plus s'égarer dans la contemplation d'une réalité supérieure : plus intense alors serait notre dénuement, plus désertique alors serait notre solitude, et plus amer encore serait « notre besoin de consolation ». C'est la légèreté de l'être qui communique à l'Esprit le poids de son évidence.
L'Esprit, que la Katha Upanishad pose comme «Voie suprême», c'est Purusha, dont l'acception première est : l'homme ; « l'Homme », dont le démembrement rituel, dans l'hymne cosmogonique x, 90 du Rig-Veda, est à l'origine de toutes les réalités du monde sensible : depuis son Œil qui devint le Soleil à ses Pieds d'où naquirent les Serviteurs, la quatrième des classes sociales traditionnelles.
Ainsi tout ce qui existe, et que perçoivent nos sens (« les ouvertures de l'âme ») tournés vers l'extérieur, est fait d'une seule et même substance, d'une seule et même chair, celle de cet Homme Primordial dont le sacrifice perpétré par les Dieux atteste l'omni-présence symbolique dans chaque forme vivante.
Un même terme, Purusha, apte à traduire de façon aussi vivante l'homme, en tant que « mortel », et l'Esprit universel, en tant que réalité « impérissable », est très représentatif des harmoniques que le sanskrit a vocation de concentrer dans les mots : comme si le son des choses que l'on nomme pour identifier le réel pouvait se propager jusqu'aux rives de l'incréé d'où tout a surgi.
Quant à « la Voie suprême », elle est : sâ parâ gatis. « Voie » est un substitut insatisfaisant, d'autant plus qu'il peut éveiller en nous des connotations trop familières. Gatis n'évoque pas une route, un chemin, une piste. C'est, en sanskrit, un nom d'action. Il signifiera en premier lieu le mouvement de la marche. La langue reste fidèle à la pensée qui a soin de rapatrier dans le champ du possible les tremblements métaphysiques de l'être vivant.
L'Esprit, c'est ce en quoi on se meut, en perpétuel marcheur de l'Éternité.

10

Ni Savoir ni Connaissance, métastases de la Conscience, ne sont à même de nous transporter dans le lieu de l'être, le «suprême séjour » dont les textes parlent volontiers. Pas plus qu'ils ne sont aptes à décrire, à définir ce qu'est le lieu de l'être.
C'est que toute aventure de la pensée, liée au langage, est d'avance vouée à l'échec, si l'on postule que l'esprit seul saura transgresser les limites naturelles du territoire intellectuel et sensible qu'il a la faculté d'arpenter. Il peut reculer ces limites, il ne saurait les franchir. Le lieu de l'être, on pourrait dire qu'il est au-delà ou en deçà. En réalité, il ne se laisse pas localiser. Il est soustrait aux critères de l'Espace et du Temps. Il n'a ni forme ni visage. Il est immobile et pourtant il se meut à la vitesse de la lumière. L'homme chercherait-il en lui à cristalliser un point d'observation pour en contempler le déploiement, il ne ferait que peupler d'ombres l'opacité vénéneuse des ténèbres, car le lieu de l'être est d'être précisément chaque point d'observation.
La nature de la pensée est d'être le reflet lunaire du soleil de la Conscience. L'homme est moins aveuglé par l'Ignorance que par l'éclat de la Réalité.
Et la pire de prouesses, pour la pensée, est de faire de ce lieu de l'être un objet de croyance, car tout à la fois la prison se met à exister, à s'ouvrir et à se refermer.
Libre à l'être humain d'entreprendre des pèlerinages aux sources, de sillonner des contrées lourdes de promesse de vie éternelle et de vérité, célèbres pour leurs Sages, leurs Maîtres, leurs Guru, leurs Pandit ou leurs Yogî. La Révélation se fera toujours étrangement attendre. La Lumière, importunée, aura d'incompréhensibles pudeurs pour le passant de la Nuit, et la vendange spirituelle, pour savoureuse qu'elle aura su être, n'aura donné au mieux que quelques millésimes de choix dans l'ordre de la Sagesse. Le moment sera arrivé de mettre pied à terre et de retrouver l'ornière du Temps, jusqu'à ce qu'une voix inaudible nous souffle de poursuivre les infinis préparatifs de l'éternité.

*
Les objets qui paradent dans notre pensée, quel acte en résorbera la fugacité ou le poids ? Quelle passerelle tendre entre la transparence du « sujet » et l'inertie des choses, qui interceptent toujours le regard, pour conjurer ce que l'on condense dans un terme qui porte en lui les échos affaiblis d'un cliquetis de bretteurs : la dualité ?
L'Art ? l'Art qui exténue les formes ?
La Poésie ? La Poésie qui dévalise les pensées ?

*

Le Savoir (Veda), la Connaissance (Jñanam), tous deux modalités de Buddhis, la Prise de conscience. Nulle préséance réelle entre ces trois visages de la Conscience : je sais, je connais, je prends conscience. Ces visages prennent place dans l'Existence, c'est au plus intime du corps (deha) qu'ils puisent leur vie, sans qu'on puisse objectivement définir la relation qu'ils entretiennent avec « l'âme », l'hôte du corps, nommée pour cette raison dehî : l'âme incarnée.
Le Savoir est fruit de la pensée. La Connaissance est rédemption pour les actes.
La Prise de conscience est l'énergie de la Libération, qui est lâcher-prise, moksha en sanskrit.
Merveilles périssables dans l'écoulement perpétuel du monde. Où jeter l'ancre ? En quel lieu désaffecté, oublié par le Temps et la Mort, se tenir fermement pour contempler la lumière secrète des choses, l'éclat magnétique des idées, sans être contaminé par les passions subjectives de son Moi familier, notre interlocuteur le plus proche, pour enfin jouir de l'objectivité mythique en qui l'angoisse d'exister cherche à se fondre ? Utopie. Artifices. L'Oracle ne sortira pas de son mutisme ontologique. Et la réalité fugitive restera embourbée dans la panoplie foisonnante de ses antagonismes : le bien, le mal ; l'unité, la dispersion ; la liberté, la dépendance ; le subjectif, l'objectif.

*

Être affranchi des innombrables formes de la dualité, c'est, dit-on, être « Éveillé ». Belle commotion linguistique pour traduire Buddha ! Mystique participe passé qui rémunère l'espoir ! Buddha, ce n'est pas celui qui a pris conscience, c'est celui qui est devenu conscience, ou, pour tenir au plus près le fil du rasoir sur lequel chemine la vérité, qui est conscience.
La Kena Upanishad, toute bruissante de questions premières, n'a aucun apparent état d'âme pour reconnaître que le chemin qui conduit au lieu de l'être, nul ne saurait en tracer le parcours : « Là, les yeux n'ont pas accès, la Parole n'a pas accès,
non plus que la pensée. Nous ne savons pas,/ nous ne connaissons pas / comment cela pourrait s'enseigner. »

11

Ashtâvakra, XX, 14 : « De l'être plus rien désormais ne surgit. » Vacuité ou plénitude ? Les mots de perdent dans l'océan de l'être, dans le bien-être de l'être, de l'être humain qui, dans les premiers temps de son éveil, se perçoit comme conscience face au monde, et qui, dans le moment de sa seconde naissance, découvre que sa conscience est le monde.

 


1. Pour ce terme et la plupart des termes sanskrits, cf. glossaire.

2. Pour avoir du Mahâbharata une idée à la fois concise et approfondie, il sera conseillé de se reporter au descriptif affûté qu'en donne Georges Dumézil dans Mythe et Épopée, Paris, Gallimard, 1968, t. I, p. 33 sqq.

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