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Depuis le début du XIXe siècle, la philosophie hégélienne de la morale et de l'éthique, du droit, de l'État et de l'histoire a offert un potentiel considérable d'incitations à la réflexion, à la critique et au dépassement, qui fut fructueux pour la quasi totalité des courants philosophiques. Ce constat vaut aussi pour le présent. Les années soixante-dix et quatre-vingt du XXe siècle ont vu un renouveau de la philosophie hégélienne, aussi bien dans le cadre de ce qu'on a appelé la Réhabilitation de la philosophie pratique 1 que dans celui de la théorie critique : la première s'est rattachée à une tradition aristotélicienne, mais aussi hégélienne, qui présupposait l'unité de l'éthique, de l'économie et de la politique ; la seconde s'est plutôt rattachée à Marx, mais également à la gauche hégélienne.
Après la fin du conflit Est-Ouest en Europe, il avait d'abord pu sembler que la philosophie pratique de Hegel demeurait en retrait par rapport à celle de Kant, ainsi qu'au renouveau de la théorie contractualiste, dans le sillage de John Rawls. On vit également surgir sur le devant de la scène une « éthique appliquée » orientée, certes, vers les « mœurs » concrètes et les domaines d'activité professionnelle propres à la société moderne – ce qui constitue un trait « hégélien » – mais plutôt guidée, méthodologiquement parlant, par l'utilitarisme, la théorie contractualiste et une approche déontologique de type kantien. Ce qui a prévalu dans le domaine de l'éthique appliquée n'a pourtant pas eu un rôle aussi déterminant en philosophie politique et sociale. Déjà dans le débat entre libéraux et communautariens, ces derniers en étaient revenus au potentiel de la tradition aristotélicienne et hégélienne. Avec l'ouverture de la philosophie analytique à d'autres traditions – ouverture que l'on note surtout au sein de ceux de ses courants qui sont orientés vers le pragmatisme, le dernier Wittgenstein et Wilfrid Sellars – la tradition continentale, et au premier chef Hegel, s'est à nouveau trouvée au centre de l'intérêt, du point de vue philosophique et systématique. À cela correspondit la volonté de représentants majeurs de la recherche européenne sur Hegel (avec Dieter Henrich) et de la théorie critique (avec Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas) de jeter des ponts vers les rivages anglo-américains de la philosophie théorique et de la philosophie pratique. Dans le domaine de l'ontologie sociale comme en philosophie pratique normative, on redécouvrit tout ce que Hegel pouvait offrir à une philosophie pratique dont l'orientation était non naturaliste et post-métaphysique, et qui s'ouvrait à la réception des sciences sociales et historiques.
Ce fut surtout un élément de théorie qui acquit là de l'importance, d'abord dans la philosophie sociale dite « continentale », ensuite anglo-américaine : la conception hégélienne de la « reconnaissance ». Hegel entendait par là, depuis ses écrits d'Iéna, le procès de formation d'un esprit commun, qui inclut de nombreuses formes d'interaction et d'institutions, à travers la relation réciproque des intentions, des actions et des réflexions des individus et des groupes. La confrontation avec cette conception s'est avérée fructueuse aussi bien pour les perspectives d'une sémantique sociale (Brandom) que pour une pathologie sociale descriptive et normative (Habermas, Honneth), ou une genèse critique de la culture démocratique multiculturelle (Taylor). Ces perspectives étaient et sont toujours en mesure d'intégrer les résultats des sciences modernes du langage et de la société, sans pour autant renoncer à la dimension philosophique normative et critique, qu'un tel renoncement se présente sous la forme du réductionnisme positiviste, ou sous celui de la théorie des systèmes.
On voit encore apparaître aujourd'hui une autre tendance, qui conduit à s'intéresser à Hegel : la crise d'un système de marché globalisé redonne de l'attrait non seulement à la remémoration critique du potentiel que constitue, au moins sur le plan diagnostique, la tradition issue de la gauche hégélienne et de Marx, mais aussi à la confrontation avec un philosophe qui a su thématiser le rapport de tension entre marché et État – en introduisant les premiers éléments d'un État social – d'une façon qui s'éloigne tout autant de la croyance aux « capacités d'auto-guérison » du marché que de la croyance au mécanisme de révolutions « dialectiques » ou de technocraties élitaires.
La philosophie pratique moderne a donc bien fait de se tourner vers les défis du présent – depuis les questions qui portent sur la justice jusqu'à la biopolitique – et de le faire en revenant à ce propos à une confrontation critique avec le potentiel que recèle l'histoire de la philosophie. Il n'y a aucun autre domaine de la philosophie, où la tradition – depuis le cinquième siècle avant Jésus-Christ – possède autant d'actualité que celui de la philosophie pratique, de la théorie de l'action jusqu'à la philosophie politique. Il est inutile pour cela d'actualiser artificiellement soit la « politique » d'Aristote, soit la philosophie du droit de Hegel, ou d'en faire d'une façon ou d'une autre un pur « matériau de l'imagination », comme l'a fait dans d'autres domaines la liberté totale d'interprétation du metteur en scène de théâtre contemporain. Au contraire : on ne devrait pas oublier – ou, pire, mépriser – l'héritage du siècle de l'histoire et de celui de l'herméneutique, qui a conduit, en philosophie par exemple, aux grandes éditions critiques d'œuvres complètes – souvent encore inachevées – ainsi qu'à une quantité de commentaires de grande valeur.
Lorsqu'il est question des suggestions que nous fournissent les textes du passé, on devrait donc avoir une conscience claire de ses intentions et de ses buts : s'agit-il de s'emparer des textes et des conceptions de ses devanciers à l'intérieur d'une nouvelle construction théorique, ou s'agit-il d'une interprétation qui devrait être la plus exacte possible et d'une reconstruction argumentative, dans le cadre du contexte historique et des prémisses d'une tradition théorique ? Lorsque nous interprétons, nous le faisons tous, bien sûr, à partir de l'horizon du présent, d'un présent qui comporte ses intérêts, ses préférences et ses représentations de ce qui est acceptable. Mais si le dialogue avec les textes du passé doit aussi avoir pour but de nous aider à acquérir une conscience de notre horizon propre et de ses limites, alors il nous faut renoncer à une appropriation totale de notre « partenaire » historique. Déceler dans des textes passés des pensées qui nous paraissent aujourd'hui acceptables ou intéressantes, en faire des « témoins privilégiés », ou des arguments d'autorité pour les thèses qui nous sont propres, voilà qui ne convient pas à la philosophie moderne postérieure à l'Aufklärung (qui commence avec Descartes, en ce qui concerne l'indépendance vis-à-vis des autorités) et à l'Âge de l'histoire. L'argument d'autorité ou la nouvelle interprétation des textes révélés relèvent d'un temps où la philosophie devait encore servir des intentions apologétiques et contribuer à la construction d'une veritas perennis.
Il n'est bien sûr pas toujours possible de tracer une ligne de démarcation claire entre un rapport aux textes du passé dominé par la dimension herméneutique et un rapport qui serait plutôt dirigé par l'appropriation et la construction. La question de savoir à partir de quel moment le texte est « actuel » et à partir de quel moment il demeure dans les limites de prémisses historiques sera toujours un objet de contestation. Il conviendrait donc – tout au moins à titre d'intention ou d'« idée régulatrice » – d'exposer ces prémisses pour faire droit aux deux approches. Dans ce qui est d'abord une appropriation constructive, il ne faut pas affirmer que c'est uniquement de cette façon que l'on doit procéder pour reconstruire le texte de façon cohérente et mettre l'auteur en accord avec la vérité. Dans une interprétation qui se veut la plus fidèle possible sur le plan herméneutique, il ne faut pas exclure une appropriation productrice et une actualisation qui repose sur un dépassement ou une transformation des prémisses déterminées.
N'est-ce pas là simplement une question totalement « académique » ? Je ne le crois pas. D'un côté, l'appropriation exclusive de textes et d'auteurs historiques au profit de positions et d'intérêts présents immunise l'interprète moderne contre une remise en question fondée sur des alternatives historiques. Quant au souvenir d'étapes passées de la culture, il a toujours conduit à une distance réflexive vis-à-vis des évidences du présent. Elle a aussi, bien sûr, souvent pris la forme de « renaissances » et de « classicismes », qui n'avaient qu'une conscience insuffisante de la transformation productive qu'ils faisaient subir au passé. Mais, si l'on ne voit dans les événements et les « héros », dans les textes et dans les auteurs, que des précurseurs et des témoins privilégiés en faveur de ses propres exigences, on en vient facilement à édifier des mythes qui ont pour fonction de se légitimer eux-mêmes. C'est ce dont nous avons eu l'expérience, avec tous les dangers que cela présente, dans d'autres domaines, par exemple dans les mythes historiques par lesquels s'est renouvelé le nationalisme des peuples libérés des grands empires d'après 1989, ou dans les revendications (qui en sortent de nouveau renforcées) des orthodoxies religieuses.
Mais, n'est-ce pas justement l'idéal d'un texte que l'on peut reconstruire indépendamment des intentions modernes qui constitue, au contraire, la prétention des fondamentalistes religieux ou celle des traditionnalistes philosophiques ? On se refuse ici à affirmer qu'il y aurait une univocité du texte ou de l'intention des auteurs. La multiplicité des commentaires et des interprétations est inhérente au travail sur les témoignages qu'accomplit notre « mémoire collective ». En outre, aucun texte philosophique n'est une révélation divine ; ce sont tous des tentatives d'argumentation en faveur de positions et de théories que l'on peut mettre à l'épreuve de manière systématique et qui n'excluent jamais d'autres alternatives possibles. Mais, vouloir aplanir en les actualisant ce qu'ont de surprenant les expressions utilisées et les prémisses qui en sont le fondement sous-jacent, c'est s'interdire tant d'envisager l'existence de positions systématiquement opposées que de pouvoir comprendre une époque, qui, selon l'expression même de Hegel, grâce à une philosophie, accède à sa saisie dans des pensées.
Les textes qui constituent ce volume se proposent de faire ressortir le potentiel que recèle la philosophie pratique de Hegel – dans la terminologie de l'œuvre « de la maturité », sa philosophie de l'« esprit objectif » – pour une réflexion sur les problèmes actuels de la philosophie : il s'agira de la comparer avec quelques perspectives systématiques contemporaines (IIe partie), mais aussi d'en présenter les limites (Ière partie). Enfin, il s'agira d'esquisser la direction dans laquelle il conviendra de se tourner si l'on désire associer le mode de penser hégélien à de nouveaux problèmes (IIIe partie). Pour le dire simplement : la philosophie pratique contemporaine peut apprendre beaucoup de choses de Hegel, mais elle ne peut pas résoudre ses problèmes avec les moyens hégéliens, ni même en modifiant légèrement les prémisses et les méthodes de cette philosophie. Il lui faut dépasser des hypothèses et des présuppositions qui étaient essentielles à la pensée de Hegel, ou tout au moins leur faire subir une transformation fondamentale. À coup sûr, Hegel n'est pas un théoricien de la démocratie libérale, sociale, pluraliste et de la société civile globale – tout aussi peu qu'il était le théoricien d'une dialectique historico-révolutionnaire, de l'État autoritaire prussien, ou de l'État national allemand porteur d'ambitions politiques et culturelles hégémoniques et « anti-occidentales ».
On peut souligner, ou au contraire effacer, l'actualité et les limites de la philosophie pratique de Hegel, selon les points sur lesquels on met l'accent, les perspectives à partir desquelles on examine le texte, et finalement les moyens rhétoriques que l'on utilise. Les essais qui suivent le font également. Aussi est-ce en fonction de ces changements d'accent que sont ordonnées les parties de l'ouvrage, qui soulignent plus fortement ce qui est surprenant et gênant dans la pensée de Hegel, ou au contraire ce qui est actuel, en adéquation avec les questions et les perspectives modernes, et constitue à leur égard un élément d'incitation et peut-être de soutien. En tout cas, nulle part dans ces textes on n'a renoncé à indiquer les points où la pensée de Hegel impose des limites à l'appropriation et devrait soit être abandonnée, soit être transformée.
Puisque dans presque tous les textes de Hegel on peut trouver des éléments actuels et des éléments dépassés, des points gênants et d'autres sur lesquels on peut prendre appui, je ne suis pas d'avis que, dans la pensée contemporaine, il faille adopter à l'égard de Hegel l'attitude du « tout ou rien ». Lorsque l'on établit que des pensées sont particulièrement intéressantes et importantes pour nous et que l'on distingue certaines conceptions d'autres conceptions, ou que l'on cherche à les détacher de prémisses qu'il convient aujourd'hui d'abandonner, tout au moins selon la perspective de l'interprète, on ne pratique pas un éclectisme interprétatif qui sépare le bon grain de l'ivraie. On traite plutôt les textes comme l'ont fait les grands philosophes eux-mêmes. Cependant, on ne prétend plus que des appropriations et des rejets partiels obéiraient à la logique d'un procès historico-philosophique que les auteurs concernés ne pouvaient pas encore pénétrer, mais qui a conduit, dans la philosophie que l'on fait sienne, à un résultat qui exclut toute autre possibilité. C'est là un type de pensée d'avant le tournant historique du XIXe siècle, qui – tout aussi peu que l'histoire de la nature d'avant la théorie de l'évolution – n'est compatible ni avec la signification de la contingence, ni avec l'existence de possibilités et de perspectives non réalisées (que ce soit pas encore, ou jamais) dans les époques et chez les penseurs antérieurs.
Aujourd'hui, on peut et on doit faire apparaître les possibilités latentes d'un texte ou d'une philosophie et se les approprier, sans devoir pour autant assumer la totalité de l'œuvre et ses prémisses – exactement comme lorsque l'on a affaire à un héritage dont on ne peut accepter qu'une partie. C'est un héritage de ce genre qu'est l'ensemble de l'héritage philosophique, celui des Sophistes autant que de Platon, de Hume autant que de Leibniz, de Kant autant que de Hegel. Il contient des éléments « vivants », qu'il faut renouveler, mais aussi des éléments surannés, qu'il faut dépasser – en adoptant bien sûr pour chaque période un mode de sélection différent. Ce changement de perspective dépend donc tout autant des défis et des problématiques d'une société scientifico-technologique que des « mutations créatives » de la culture et de la pensée philosophique elle-même – ils sont tous largement imprévisibles, ils n'obéissent guère qu'à des tendances réversibles, mais à aucune logique globale.
J'ai commencé à m'occuper de la philosophie pratique de Hegel durant mon travail sur l'ouvrage Anerkennung als Prinzip der praktischen Philosophie (1979). On trouvera des explications complémentaires sur ce thème ainsi que sur d'autres questions actuelles de philosophie pratique en relation à Hegel dans le recueil d'articles Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus (1992). J'ai développé depuis une conception de la philosophie pratique pour laquelle Hegel a une autre signification que dans ces premiers travaux. J'y ai été incité par les problèmes de l'éthique appliquée, y compris par l'expérience de ma participation à des comités consultatifs où l'on ne peut guère appliquer des modes de pensée hégéliens. Dans Konkrete Ethik (2004), je ne me réclame pas de théories du sujet et de l'esprit, mais certainement d'un mode de pensée holiste et herméneutico-historique – au sens d'une histoire de l'expérience de la conscience sans catégories « logiques » nécessaires ni telos dirigé vers l'esprit absolu. Comment a évolué ma position vis-à-vis de Hegel entre le livre sur Anerkennung als Prinzip der praktischen Philosophie et l'époque actuelle, c'est ce que je voudrais tenter d'expliquer de façon plus précise dans ce qui suit.
La « reconnaissance » est un thème central dans la philosophie pratique contemporaine. Des auteurs de provenance et d'orientation philosophique différentes s'en sont occupés tant dans la perspective de l'histoire de la philosophie que du point de vue d'une philosophie de l'intersubjectivité, du social et du politique. L'École de Francfort (J. Habermas, A. Honneth) a vu en elle un fondement de la critique sociale ou de la « pathologie sociale » (Honneth), que l'on peut défendre au moyen de théories du langage, de la communication et de la socialisation qui se situent au niveau requis par les sciences modernes de la société. D'autres la revendiquent comme un dépassement de type plutôt « communautarien » des perspectives individualistes en éthique et en philosophie sociale (Ch. Taylor, A. Wildt). En opposition à ces deux courants, la « reconnaissance » a été également comprise, d'une manière qui relevait plutôt d'un « hégélianisme de droite », comme la structure fondamentale des démocraties libérales fondées sur l'économie de marché, qui se sont finalement imposées après 1989 (Fukuyama).
Les objectifs que poursuivait l'ouvrage sur la reconnaissance concernaient tant le plan de l'histoire de la philosophie que le plan systématique. Du point de vue de l'histoire de la philosophie, il s'agissait de contribuer à la compréhension de la naissance du système hégélien durant la période décisive d'Iéna. Grâce à l'édition historico-critique de l'œuvre par le Hegel-Archiv de Bochum, on a vu surgir à l'époque de nombreux travaux consacrés aux influences et aux étapes qui ont mené au système hégélien « de la maturité ». Quant à l'intérêt systématique du livre, il était lié aux débats dont nous avons déjà parlé sur la Réhabilitation de la philosophie pratique et le renouvellement de la théorie critique.
Malgré leurs différences, ces deux façons d'envisager le renouveau de la philosophie pratique s'accordaient sur un certain nombre de traits essentiels. Elles étaient toutes deux dirigées contre une réduction de la raison et de la science aux méthodes des sciences de la nature, surtout dans le domaine des sciences sociales. Elles étaient toutes deux intéressées par une éthique liée au contexte historique et social et par une philosophie sociale normative. Pour l'orientation à laquelle Joachim Ritter fournissait son point de départ, le modèle de ce lien entre éthique, économie et politique était la philosophie pratique d'Aristote, dont la tradition ne s'était éteinte qu'au XIXe siècle – moyennant justement le recours à une théorie nomologico-descriptive de l'histoire et de la société. L'École de Francfort, en revanche, trouvait son orientation chez le jeune Hegel et le jeune Marx, ainsi que dans une pragmatique transcendantale qui unissait Kant au pragmatisme classique (Peirce, Mead).
Anerkennung als Prinzip der praktischen Philosophie soutenait que déjà pour le Hegel d'Iéna, il s'agissait de renouveler la philosophie pratique, tant dans sa dimension aristotélicienne que dans une dimension moderne, celle de la philosophie de l'histoire et de la philosophie sociale. Il avait mené à bien ce renouvellement en s'appropriant un « principe » qui, par ailleurs, pouvait encore faire face aux exigences d'une philosophie pratique contemporaine : le principe d'une théorie de l'intersubjectivité d'origine fichtéenne, rendue plus concrète, élargie jusqu'à acquérir une dimension émotionnelle, institutionnelle et historique. J'en revenais ainsi à une suggestion de J. Habermas dans son article de 1967 : « Arbeit und Interaktion. Bemerkungen zu Hegels Jenenser Philosophie des Geistes.» En même temps, cela prouvait à mes yeux que, pour résoudre le problème de la philosophie pratique contemporaine, il fallait comprendre le principe de la reconnaissance de façon moins « apriorique » et moins formelle que ce n'était le cas, de plus en plus, au sein de la pragmatique transcendantale et de la théorie du discours. « Principe », cela était plutôt à entendre au sens hégélien, comme une structure qui se développe historiquement et qui s'« accomplit » dans des pratiques et des institutions concrètes.
J'en arrive cependant au résultat que Hegel n'épuise pas tout le potentiel de sa propre théorie de la reconnaissance : La reconnaissance « moi-nous » demeure asymétrique et le procès historique des expériences de relations de reconnaissance qui échouent débouche sur une conclusion téléologique. L'héritage platonico-spinoziste que comporte le concept de l'éthicité et de l'esprit objectif conduit – dès les premiers écrits d'Iéna – à un primat de la reconnaissance des institutions « substantielles ». À travers la reconnaissance institutionnelle, les individus revendiquent certes tant leur intérêt personnel que leur accomplissement individuel sur le plan éthique. Mais, les droits des individus, ainsi que la reconnaissance de leur individualité « irremplaçable » sont subordonnés en dernière analyse à l'existence et aux droits des institutions, ceux de l'État au premier chef. Et il devient impossible de mesurer cet État lui-même à l'aune du degré de réalisation global des droits de l'individu.
Sur un second point, la critique concerne, elle aussi, la présence chez Hegel d'un héritage métaphysique : son concept substantiel de la téléologie, que, dans la seconde moitié de la période d'Iéna, il emprunte à la tradition aristotélicienne et stoïcienne. Celui-ci conduit au problème de la « clôture », tant dans la théorie de l'action que dans la philosophie de l'histoire. L'action devient la réalisation de buts, qui sont préfigurés à l'avance dans la « raison objective » des institutions et dans l'histoire. L'histoire devient un mouvement où se déplient des dispositions qui sont toujours déjà présentes en elle, et qui semblent pour l'essentiel avoir atteint leur but dans les principes cognitifs, normatifs et institutionnels de l'époque de Hegel. Quiconque veut aujourd'hui poursuivre de façon systématique dans la direction hégélienne doit plutôt comprendre l'« histoire de l'expérience » de l'esprit comme un procès ouvert d'apprentissage historico-culturel, qui, dans ses « conquêtes » centrales, peut néanmoins être irréversible.
Après la période d'Iéna, la philosophie hégélienne reste encore un discours en voie de développement. De nos jours, on « réhabilite » aussi, à juste titre, la philosophie du droit de Berlin. Elle n'est pas le substitut prussien et conservateur des positions « modernes » du premier Hegel d'Iéna. En ce qui concerne la signification de la reconnaissance dans les Principes de la philosophie du droit, je considère bien entendu que le rôle de principe constitutif du système passe de la « reconnaissance » à la « liberté ». Mais, dans la liberté en tant que vouloir et visée réciproques de la volonté singulière, particulière et universelle, toutes les structures de la reconnaissance restent intactes.
La philosophie pratique contemporaine doit affronter une série de nouveaux problèmes, dont on peut douter que la philosophie hégélienne de l'esprit objectif suffise à offrir les ressources nécessaires à leur solution. Mais il est tout aussi peu assuré que d'autres perspectives, telles la théorie des systèmes, la théorie contractualiste ou la théorie du discours et de la communication soient à la hauteur de la tâche. Les défis que nous proposent les procès historiques qui ont eu lieu depuis 1989 sont avant tout le progrès de la globalisation, avec ses conséquences sur les systèmes économiques et le bien-être des hommes, mais aussi sur l'érosion du pouvoir de l'État, et les « guerres nouvelles 26 » ; en outre, les procès du « retour des religions » dans l'espace public et dans la politique, y compris sur le mode menaçant des confrontations belliqueuses. En ce qui concerne les questions relatives à la justice sociale dans une société constituée en État, la philosophie de Hegel contient des analyses d'une importance considérable. De même, dans les débats sur la relation entre religion et politique, la philosophie hégélienne du droit et de la religion est toujours une orientation importante, même si le pluralisme religieux n'y avait encore qu'une place restreinte. En revanche, en ce qui concerne les questions relatives à la justice internationale et à la prévention, voire à la suppression, des guerres sa pensée n'est guère actuelle pour des raisons qui tiennent à une conception de l'État qui attribue à celui-ci une souveraineté illimitée.
Ce qui, depuis les années quatre-vingt, m'incite plus particulièrement à une réflexion systématique dans le domaine de la philosophie pratique, ce sont les défis normatifs que soulève la société technologique moderne, avant tout celui de la biotechnique. Ces questions ont conduit depuis le milieu du vingtième siècle au développement d'une toute nouvelle discipline, l'éthique appliquée, que je conçois comme une partie de la philosophie pratique. En ce qui concerne les problèmes contemporains de philosophie pratique soulevés avant tout par la bioéthique, je doute que la « reconnaissance » puisse encore être un principe suffisant. Je reste attaché en revanche à un holisme hégélien « transformé » et à un concept du développement des normes, en tant que conséquences d'expériences épocales – concept qui s'appuie sur la Phénoménologie de l'esprit.
Si l'on veut traiter comme il convient les problèmes de la bioéthique moderne au sein de la philosophie pratique, il faut avant tout se proposer pour tâche de trouver des critères à propos de la relation de l'humanité à la nature, « intérieure » autant qu'« extérieure ». Ce n'est plus seulement une question existentielle qui met en jeu des conceptions personnelles, mais une vaste question sociale qui porte sur le but visé par la relation active à la nature. L'industrie biotechnologique globale et ses visions partiellement « transhumanistes » le montrent avec emphase. Dans cette situation, les principes modernes de la raison et de la subjectivité ne suffisent plus, surtout si l'on oppose de façon dualiste les lois universelles de la raison et les droits a priori à ce qui est corporel-émotionnel et à ce qui est empirico-historique.
Ces principes sont insuffisants d'une part parce qu'une telle conception de la raison n'est plus en accord avec les connaissances anthropologiques – étant donné ce que sont les résultats de la biologie et de l'ethnologie, de la psychologie et de la médecine. Il n'est plus guère évident aujourd'hui, malgré toutes les critiques justifiées du naturalisme, que la « raison » soit un pouvoir pleinement autonome, totalement indépendant de la constitution corporelle et émotionnelle de l'homme. On peut toujours s'instruire sur ce point auprès de Hegel et de sa conception holiste, selon laquelle la raison est une caractéristique de toutes les forces de l'homme – même celles que l'on considère traditionnellement comme « inférieures », les forces psychosomatiques, pulsionnelles et émotionnelles. Exprimée en langage moderne, une raison ainsi comprise de façon holiste est l'aptitude à ne se fixer en aucun des segments que comportent ces pulsions, ces sentiments et ces intérêts, mais de les ouvrir au contraire et de les intégrer en une personnalité équilibrée et autonome. Là aussi, Hegel a été le premier, dans la théorie de la reconnaissance, à mettre en valeur la dimension corporelle et émotionnelle des relations interpersonnelles – à titre de présupposition du respect de soi individuel et des liens librement consentis.
D'autre part, des critères concernant la relation avec la nature extérieure sont nécessaires face aux nouvelles options techniques d'une « domination » sur la nature, qui pourrait passer au stade de la production d'une nature désirée. La relation à la nature, intérieure autant qu'extérieure, possède aujourd'hui une signification centrale au sein de la philosophie sociale et de l'« éthique appliquée », parce que les hommes peuvent intervenir dans les « plans de construction » de la vie d'une façon dont la radicalité n'a encore jamais eu d'équivalent dans leur histoire. La technologie génétique, le clonage et les techniques de l'Human-Machine-Interface (implants électroniques à l'échelle du micro et du nano) mettent à notre portée la « réinvention » biotechnique de l'homme et de la nature. Déjà, le fait de disposer librement de ces techniques pour satisfaire des désirs individuels (eugénisme libéral et enhancement individuel) n'est pas seulement l'indice d'une instrumentalisation croissante de soi ; cela engendre aussi des conséquences de vaste portée pour les institutions et les valeurs des sociétés modernes (égalité, justice, empathie, autonomie, etc.).
Pour développer des critères normatifs à propos de ces options, il n'est pas suffisant de faire appel aux droits interpersonnels et aux critères de reconnaissance – y compris sous la forme transformée que leur donne l'éthique du discours ou sous une forme néo pragmatique. La relation à la nature ne peut être une relation symétrique. Elle ne peut pas non plus, comme dans la conception que se fait Hegel de l'esprit objectif – après sa philosophie de la nature « schellingianisante » de 1801-1803 – être uniquement déterminée par l'appropriation du naturel-inconscient par l'esprit conscient, qui manifeste sa volonté rationnelle en disposant des « choses ». Même si, comme dans bien des formes de l'appropriation moderne de Hegel, on remplace l'« esprit » par la communauté langagière universelle, ou par la communauté communicationnelle concrète, on reste dans le cadre de rapports interpersonnels et on réduit les critères de la relation à la nature intérieure et extérieure à des conventions sociales. Le corps propre et la nature extérieure perdent leur valeur et leur caractère « intrinsèques », seuls capables de fonder la possibilité de faire des expériences effectives avec eux, ou, plus exactement, en eux.
On a souvent proposé dans l'éthique moderne un retour à l'idée antique de la « vie bonne ». Pour retrouver les critères de la valeur des propriétés naturelles du corps humain et de la nature extérieure à l'homme, j'ai proposé en outre d'en revenir à l'idée « pré-moderne » d'une bonne constitution de la nature, c'est-à-dire à l'idée d'un « Cosmos ». Il ne s'agit pas toutefois d'un renouveau des représentations métaphysiques de l'existence réelle et nécessaire d'une nature bien ordonnée. La philosophie pratique doit tenir compte au contraire de l'évolution naturelle et de l'histoire ouverte de la culture. Elle doit faire reculer d'un pas la séparation entre la subjectivité moderne et la nature, mais aussi l'histoire ; mais, sans abandonner les acquis que sont le concept kantien et fichtéen d'autonomie et son lien avec la reconnaissance sociale. Il faudrait que l'idée de la subjectivité en tant que fondement des droits à la liberté et des relations de reconnaissance soit « sursumée », au sens hégélien, en un tout plus vaste qui est « la position de l'homme dans le Cosmos ».
Il ne s'agit donc ni d'un Cosmos éternel, ni d'une création stable ; il s'agit au contraire de s'orienter vers un Cosmos « possible », donné comme une tâche à réaliser à l'agir humain. On peut emprunter les traits fondamentaux d'une telle orientation à une sémantique du « bien » compris de façon holiste et à l'idée d'un « monde bien ordonné », analogue à l'idée de la well-ordered society chez J. Rawls. On peut les concrétiser grâce à une conception des résultats de grande valeur auxquels conduit l'évolution naturelle et des expériences historico-culturelles que l'on a faites avec les images du monde, les normes et les institutions. Pour systématiser celles-ci, il faudrait développer une « histoire de l'expérience de la conscience » dans la lignée de Hegel, mais sans les présuppositions téléologiques qui sont les siennes.
J'ai tenté d'élaborer ces dernières années la conception que j'esquisse ici d'une philosophie pratique comme « Éthique Concrète ». Une confrontation avec la philosophie pratique de Hegel m'a sans cesse accompagnée dans cette voie. C'est ce que montrent les articles qui suivent. Ils se proposent de mettre en évidence l'actualité de cette philosophie pour traiter des problèmes auxquels les développements du monde moderne exposent la philosophie « pratique ». Elle doit satisfaire à la tâche qu'avait formulée Hegel : pousser le plus loin possible la compréhension de ces développements. Mais, elle doit aussi – c'est un héritage de l'Aufklärung pré et post-hégélienne – concevoir des étalons, des critères et des normes, capables de contribuer à au moins atténuer l'injustice, l'oppression et la souffrance qui résultent de ces développements. Pour ces deux tâches, la philosophie hégélienne de l'esprit objectif comporte un certain potentiel, mais on ne rendra justice ni à l'une ni à l'autre, si l'on demeure à l'intérieur des limites qui sont les siennes. Il conviendrait à cet égard de se garder de toute illusion sur des actualisations qui ne prennent pas en compte la différence historique profonde entre l'époque de Hegel et la nôtre.
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