éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Politique histoire
vingtième siècle

 

 

 

 

Parce que je crois que telle serait la véritable manière d'aller au Paradis: apprendre le chemin de l'Enfer pour s'en détourner.

(Machiavel à Guichardin 17 mai 1521)

 

Du moment qu'il n'y a plus de vérité, après Nietzsche, de Nietzsche à Weber, émerge un nouveau critère, le critère de l'honnêteté.

(Jacob Taubes, 1987)

 

 

La politique contre l'histoire.

 

Le politique et le moderne naissent ensemble. Au fondement, comme racine de la modernité, on trouve la politique. Il y a un sens moderne spécifique du faire-et-penser la politique. C'est un point du problème. Pour nous, la politique n'est pas l'histoire humaine éternelle. C'est notre époque apprise avec l'intelligence de l'action. Laissons de côté la distinction entre das Politische et die Politik. De savoureuses significations se cachent et se représentent derrière elle. Non pas masculin et féminin, mais neutre et féminin. Ici, le discours considérera la politique comme une. C'était le cas à l'origine de la modernité. Et puis, par la suite : de la vertu-fortune du prince aux droits universels de l'homme ; c'est-à-dire de la période qui va du triomphe de la politique en Europe au crépuscule du politique en Occident. Tout ce long arc de temps est notre histoire contemporaine. Vieux habitants que nous sommes d'un très grand monde antique. Antiquité du moderne : c'est ainsi que nous parlerons de la politique.

Il faudrait dire, raconter, en pensant. Une forme qui n'existe pas. Il n'est pas question de Roman philosophique. Ni même question qu'il en soit question. Dans la politique moderne, il y a toute l'histoire moderne. Et inversement. Deux formes de destin dans une seule vie. Souvent, elles ont cheminé ensemble, quelquefois se sont opposées. Ce fut le cas pour notre siècle : où la politique s'est essayée à « l'assaut du ciel », et l'histoire a imposé son « bondissement de tigre » dans le passé. La puissance de l'histoire est une puissance naturellement forte, matériellement « formée » par des processus à long terme. De son côté, toujours: la raison, et plus encore, une raison se développant et ne progressant pas, une mystérieuse évolution des choses, ni linéaire ni circulaire, mais plutôt en spirale. En cela, l'ancien a pris sa revanche sur le moderne. Löwith nous a décrit les conceptions de l'histoire, nous avons pu les juger. Le projet divin d'histoire du salut a échoué. Et son échec – la défaite de Dieu – ne date pas d'Auschwitz, mais de bien avant, depuis toujours, depuis l'histoire éternelle de l'époque moderne, pour nous limiter à ce qui existentiellement nous regarde. Le grand Moyen Âge chrétien, depuis Augustin jusqu'à Innocent III, fut le berceau de ce projet fou de cité céleste ultime, éprouvant toutes choses et ne parvenant à rien, sinon à accentuer, jusqu'à la limite possible de la vie, l'histoire tragique de la liberté humaine. La reddition finale au moderne ne fut pas le fait de la résistance du katechon de l'Église, puissance moderne anti-historique et puissance historique anti-moderne, complexio oppositorum, en lutte éternelle et en accord contingent avec les temps du siècle. Mais, dans la modernité, la véritable et légitime héritière de la philosophie chrétienne de l'histoire ce fut la politique : toute la politique, réalisme autant que messianisme, tactique et eschatologie, utopie et pragmatisme. Et pourquoi les catégories du politique auraient-elles dû être autre chose que ce qu'elles ont été – des concepts théologiques sécularisés? La politique contre l'histoire, contrainte de rechercher pour soi la force contre la puissance de l'autre. Et ce n'est que lorsqu'elle l'a trouvée, qu'elle a pu vaincre occasionnellement.

La politique en soi n'a pas de projet, elle doit tour à tour se le donner, le consignant à un sujet du temps. Elle n'a pas d'elle-même, jamais, la raison des choses, elle sait que les mêmes choses reviennent, mais ne peut accepter cette condition. Elle est contrainte de demander un progrès dans le développement et c'est pourtant justement ce qui fait décroître sa force, jusqu'à la laisser sans armes, dans l'immédiateté de la phase, face à chaque grand retour de l'époque et de ses infranchissables frontières. La cage d'acier webérienne de l'histoire retient prisonnière la politique, qui est, en effet, contingence, occasion, périodicité brève, ici et maintenant, désignée faussement, idéologiquement comme décision, tandis que l'autre est permanence, régularité, répétition, longue durée, nécessité, fatum, destin. Toute l'époque moderne, l'époque du sujet, a accentué la force terrible des processus objectifs, des mécanismes impersonnels, des logiques de système, des lois matérielles de mouvement. L'économie politique est la grande métaphore du moderne: avec l'économie comme substantif et la politique reléguée au rang d'adjectif. Anatomie de la société civile, comme société bourgeoise. Grandeur incomparable de Marx que d'avoir travaillé et vécu pour la science de cet univers d'idées et de rapports. Grandeur de ses limites de n'avoir pas outrepassé l'horizon d'une critique de l'économie politique. Dans son aventure humaine, reste, gravée, la forme symbolique d'existence de l'intellectuel révolutionnaire, cette figure tragique de la modernité.

Un occasionnalisme politique conscient est l'autre aspect d'un réalisme politique accompli. Les barricades des ouvriers parisiens imaginés, le dix-huit Brumaire de Napoléon le petit, l'utopie concrète blochienne des Communards, l'organisation de la Première Internationale : c'est là que réside la pensée politique de Marx, qui est en germe dans les Grundrisse, alors qu'elle est absente du Capital, où elle aurait dû se trouver, tiraillée d'indécision entre une théorie du développement et une théorie de l'effondrement. Le sous-titre de Das Kapital n'aurait pas dû être « critique de l'économie politique », mais « critique de l'économie et de la politique ». Marx a cherché dans la contradiction économique le point de crise des mécanismes de système et il n'a pas trouvé l'ensemble contradictoire des forces en mesure de s'opposer à ces mécanismes de l'intérieur ou de l'extérieur. Il a inauguré un siècle de réformes, mais quand la révolution anti-capitaliste a éclaté, elle a été – ce qui fut dit de manière géniale – « contre le Capital». Rien de tout cela n'est nouveau. Mais le fait nouveau, âpre, qu'il faut dire, hostile pour la plupart, est celui-ci: un vide s'est créé dans la recherche manquée des lieux et des forces du conflit politique, décrit ici sous la forme apparemment obscure d'un contraste entre la politique et l'histoire. Le vide de politique a été rempli par une émergence éthique : émergence dans le double sens du surgissement d'une dimension à sa manière critique de la réalité dominante, mais aussi dans le sens de l'intervention contingente pour sortir d'une phase, acceptant la nécessité de l'époque. C'est la seule brèche que la conscience bourgeoise inquiète a laissée ouverte pour un programme d'opposition à la permanence des choses telles qu'elles sont : la révolte éthique, ce cri impuissant de refus des injustices du monde, sans que jamais la moindre de ces injustices n'en soit ne fût-ce qu'égratignée. Mais ce n'est pas à l'injustice des hommes, mais à l'histoire du temps qu'il faut nous mesurer. Si possible, d'égal à égal : sans condamner les époques, mais luttant avec elles. Allant surtout à la recherche, non plus des points de contradiction critiques, mais des instruments capables de s'opposer à l'ordre de l'histoire sur soi, sur la base de ses propres lois en apparence éternelles, parce qu'elles apparaissent comme telles à celui qui vit politiquement le processus historique. La politique moderne naît sur cette instance dramatique. Voilà pourquoi elle naît armée. Et elle naît « contre ». Sur elle, le signe de la conduite hérétique envers la tradition, rupture, péché, faute, scandale. Il faut bien plus de « violence» que de « respect », parce qu'il faut « vaincre soit par la force soit par la fraude ». D'où la décision froide de la nouvelle raison moderne d'expulser la morale du territoire de la politique. La politique moderne choisit de se placer par delà bien et mal. Toute la théorie politique des grandes origines du moderne, début du seizième-milieu du dix-septième, pense le monde et pense l'homme contre l'histoire qui immédiatement l'entoure. Machiavel contre l'histoire d'Italie, Bodin et les politiques contre l'histoire de France, Suarez et les Jésuites contre l'histoire d'Espagne, Althusius contre l'histoire du continent européen, Hobbes contre l'histoire de l'île-monde Angleterre. Et se conclut là, avec la première révolution anglaise, synthèse des guerres civiles européennes d'alors, avec la New Model Army, premier parti politique en Occident, le processus d'accumulation originaire des catégories du politique moderne. L'histoire a perdu. Victoire de la politique. Le capitalisme peut naître.

La suite est le récit d'une revanche. Dans l'ensemble, sur des temps stratégiques, cette suite fut bien d'autres choses encore. Mais, très tôt, et déjà avec la deuxième révolution anglaise, celle glorious, puis avec la ‘belle' révolution des Américains – selon le mot d'Arendt – ce fut le modèle d'une utilisation politique de la défaite par l'histoire longue. La naissance de l'économie politique a été pour la politique la première et décisive perte de soi, de son primat, de son autonomie, de son statut autosuffisant de pensée-et-d'action. L'économie a justement revendiqué, depuis son âge classique, la décision de se donner comme science. Elle l'a été. Elle l'est encore. Science première, qui, depuis l'intérieur de la modernité, a pris la place de la Philosophie première. La substance de l'être social y est saisie empiriquement et mesurée quantitativement. L'homo oeconomicus c'est l'homme en général. La science économique est une métaphysique moderne, en tant que métahistoire quotidiennement aux prises avec le fondement de l'histoire moderne, avec le seul Absolu insondable qui soit resté après la mort de Dieu. Ce qui fut compris bien plus et bien mieux que d'autres par les économistes néoclassiques, Marshall Walras, Pareto en partie, et par les économistes « purs », Menger, Boehm-Bawerk, précurseurs et prophètes de l'économétrie. Calcul le plus abstrait possible comme rechute empirique la plus probable, la plus proche des conditions concrètes de production et de marché. Ils allièrent économie, anthropologie, psychologie et mathématique : une opération intellectuelle qui allait vaincre, précisément, sur le long terme de l'histoire. Médiocrité du révisionnisme de la Deuxième internationale qui ne soupçonna rien de tout cela. Depuis lors l'économie n'aurait même plus besoin de se proposer comme « économie politique », dans la mesure où la politique en serait réduite à une « politique économique ». Excellence de celle-ci au vingtième siècle – Lord Keynes! – qui utilisa la politique, en la soumettant, pour sauver la société économique de son effondrement lors de la grande crise. L'économie a su utiliser la politique, la politique n'a pas su utiliser l'économie : les tragédies du siècle, pour ce qui nous concerne, sont contenues dans l'écrin de cette formule. Écrin qu'il nous faut ouvrir, certes, mais en prenant bien soin de ne pas laisser s'échapper les esprits malins qui l'habitent. Le Dieu de l'histoire ne peut être vaincu par le Seigneur de ce monde, le démon de la politique, mais combattu et reconnu dans la lutte, et finalement même aimé pour ce qu'il est. Combattre celui que tu sais ne pas pouvoir vaincre, s'opposer à ce monde de manière lucide en sachant qu'il n'y en aura pas d'autre : de nouveau, non pas une éthique, mais une politique pour le futur, s'il se peut qu'il y ait un futur pour la politique.

Le capitalisme n'est pas mort. Pourtant sa maladie – selon le juste diagnostic de Marx – était mortelle. Toutes les paraboles, à partir d'un certain moment, ont commencé de s'inverser. D'ailleurs, tout le moderne a contredit l'Annonce. L'Évangile a vécu, il vit, dans la modernité, in partibus infidelium. Ce qui fut compris aussitôt, depuis le commencement. Et ce n'est pas un hasard si au fondement de l'ère moderne il y a aussi la Réforme. Luther lit la difficulté de Paul à parler aux modernes. Mais commence alors l'adaptation du christianisme au monde nouveau. C'est l'éthique calviniste qui a interprété l'esprit de conquête de l'entrepreneur capitaliste, mais c'est le catholicisme romain qui a donné une forme politique au peuple subalterne de Dieu. Les deux réformes – celle de Wittenberg et celle de Trente – opposèrent dès lors, et jusqu'à aujourd'hui, l'éthique protestante et la politique catholique. L'Église romaine a été un grand sujet de la politique moderne, interprète de la plus pure autonomie de celle-ci par la religio même, lien de la foi, certes, mais dans la figure terrestre du Règne. Laissons de côté la conscience « laïque » moderne, qui n'a rien compris à cela, mais il est par contre plutôt désagréable d'avoir à dire aux critiques novateurs internes de l'institution que c'est là, et là seulement, que l'annonce de l'Avènement s'est maintenue. Il n'y avait aucune raison pour que le message chrétien puisse survivre à l'irruption de la modernité. Tout, en elle, parlait contre lui. Seule la Parole du Père, faite action politique dans le monde, pouvait sauver le Fils d'une seconde mort sans résurrection. Entreprise impossible, réalisée. Véritable, historique, Historia salutis. Réponse à la hauteur du défi que la renaissance de la raison humaine infligeait aux attitudes populaires éternelles du cœur humain. Ne l'oublions pas : si d'un côté il y avait les élites intellectuelles éclairées parce que privilégiées, de l'autre il y avait le monde des simples, obscurs et toujours opprimés, qui demandaient l'attention, la parole, l'action. Là, entre Renaissance et Réforme, il y eut le victorieux coup d'aile, qui vit la société bourgeoise naissante s'identifier avec l'histoire moderne. Quand ne firent plus qu'un capitalisme et ère moderne, la politique, je le répète, fut soit subordonnée à l'économie – jusqu'à ce qu'est aujourd'hui l'homo democraticus comme forme de l'homo oeconomicus-politicus –, soit réduite à une irruption violente de minorités organisées. Les « mauvaises » révolutions ont été avant et après la victoire de ce processus d'identification entre économie capitaliste et histoire moderne : avant et après, les têtes des rois tombèrent, il y eut Cromwell et Robespierre, Behemoth et La Terreur, Niveleurs et Jacobins, guerres civiles de religion avant, guerres civiles de révolution après. Le vingtième siècle a confirmé. Une fois la belle époque terminée, quand le capitalisme apparut comme ce qui portait «en son sein la guerre, comme le nuage l'ouragan», les socialistes démocratiques furent contraints de devenir communistes, le développement du capitalisme en Russie dut se transformer en Révolution d'Octobre, la forme non plus bourgeoise d'État moderne fut amenée à se manifester comme dictature du prolétariat. Et quand du « bien-être au coin de la rue » du président Hoover on tomba dans le crack de Wall Street, le capitalisme ne fut pas seulement sauvé par les politiques keynesiennes de Roosevelt, mais également par la politique militaire de Hitler. Il y a le choix dans les périodisations du vingtième siècle, mais entre les années dix et les années soixante, 1914-1956, la société capitaliste et l'histoire moderne ont vécu un rapport critique, de différence, de contradiction et de conflit. Il aura fallu toute l'époque des guerres civiles mondiales, et sa conclusion, pour récupérer un rapport organique, de renvoi réciproque et de développement commun. L'époque de guerre fut plus violente, plus fiable est l'époque de paix. L'état d'exception, dans la mondialisation, devient un fait local. La souveraineté politique s'est réobjectivée dans les mécanismes économico-financiers. Il y a encore l'État, parce que la Nation survit. Mais il n'y a plus de gouvernement. Dans l'économie-monde, l'espace pour la politique n'existe plus que comme administration des municipalités.

L'histoire moderne a toujours réduit la politique à une décision souveraine dans l'état d'exception. On a fait en sorte que la normalité, la légalité, la paix mènent toujours la politique à une de ses crises cycliques. La grande politique n'a pas d'histoire. Il n'y pas de continuité, il n'y a pas de développement, encore moins de progrès. Elle intervient selon les occasions, par fractures, par ruptures, par renversements. Qu'ils ou elles viennent d'en haut ou d'en bas ne fait pas de différence. Dans l'histoire moderne, la fonction de la personnalité, ou la fonction des masses pour la politique, ont la même valeur. Ce sont des intrusions, pas nécessairement violentes, dans le cours des événements, des chutes où s'engouffre le cours du fleuve. Liées intimement, existentiellement, à la condition moderne de la nature humaine. Parce que la politique spécifiquement moderne a dû arracher les racines qui la rattachaient à la terre sur laquelle était née la politique en général. La politique moderne est sans origine. Sans naissance. À un certain moment dans le temps, elle est là, et c'est tout. C'est suffisant pour que tout providentialisme immanent, tout projet divin, tout appel de futur, toute velléité de monde meilleur, devienne un jouet brisé dans les mains de l'enfant turbulent. Il y a cette mystérieuse permanence de la parole – politique – qui a induit tant de monde, tout le monde, en erreur. Ce n'est pas le seul côté obscur. Il y a dans la politique un trait d'irrationalité, d'irraisonnable, d'irréductibilité à la signification, que l'on ne peut comprendre et qu'il nous faut pourtant connaître. D'Augustin à Weber cette intimité nous a été dévoilée par le démon qui tente l'âme de la politique. La critique chrétienne de la politique antique et, en général, le degré de parenté de la politique moderne avec le christianisme politique, est un grand thème, qu'il faudrait affronter à part, tirant l'écheveau à partir d'un autre fil et renouant celui-ci à d'autres énormes problèmes internes. De même que la politique chrétienne rompt avec la cité terrestre, la politique moderne rompt avec la polis. Ce n'est plus l'habitant de la polis – comme le dit l'étymologie du mot politique – qui définit la politique moderne. De même que la polis est un récit mythique des Grecs, le citoyen est une narration idéologique des modernes. Le citoyen fait partie des Constitutions écrites, la Verfassung de l'État ne le prévoit pas. Le De cive parle du pouvoir et renvoie au Leviathan. On recommence à partir du Prince, pour la conquête du commandement. Puis vient la recherche du consensus des citoyens. Le sujet est celui-là, ceux-ci sont l'objet de la politique. L'arbre est transplanté sur une nouvelle terre. Opération qui aura besoin aussi de nouveaux ciels. Le ciel marxien de la politique, c'est l'idéologie des droits de l'homme. Aveuglement génial de Marx. Il n'avait pas voulu voir la politique du bourgeois, le bourgeois au lieu du citoyen comme figure politique. Il n'avait pas voulu saisir dans le capital, comme contradiction interne, le capitaliste politique spécifique. Par haine de classe. La politique était encore pour lui celle des Grecs – celle des anciens dieux et héros – on ne pouvait pas la confier aux modernes – marchands et patrons bourgeois. Noblesse de la politique, chez Marx, comme chez tous les révolutionnaires authentiques. Une variante de la noblesse de l'esprit. L'esprit de la politique a soufflé où il a voulu dans les temps modernes. Et le grand vingtième siècle, c'est-à-dire sa première moitié, a été à sa hauteur. Puis « quelle n'en fut pas la chute ! », dans cette seconde moitié, où il s'est trouvé, hélas, que nous ayons à vivre.

 

 

Grand vingtième siècle.

 

Le slogan : « la fin de l'histoire » n'est pas seulement stupide. Que ce soit un américano-japonais qui l'ait inventé ne doit pas nous inciter à le refuser instinctivement. En réalité, il se peut que l'histoire ait recommencé, l'histoire de toujours, l'histoire dans laquelle le réel est rationnel et le rationnel est réel, c'est-à-dire là où la domination est parvenue par la force à un consensus, là où le pouvoir s'est légitimé dans les institutions, là où, à partir de thèses et d'antithèses comme liberté et oppression, on a composé une synthèse dialectique. Voilà la démocratie des modernes. Occident, Europe, modernité réalisée. Dans ce processus de réalisation du moderne, la politique s'est heurtée contre l'éternel retour du même dans l'histoire. Dieux et héros, et « titans », dans les figures des individualités particulières, des élites jacobines, des groupes dirigeants bolcheviques, des masses populaires organisées en syndicats et en partis, masses « titanesques » en tel cas, qui ont combattu contre l'histoire sans le savoir, et sachant même le contraire: que c'était elles les porteuses de l'histoire. Il n'est pas vrai que le moderne n'a pas produit, ne peut pas produire, de mythes. Soleil radieux de l'avenir, lendemains qui chantent, rêve d'une chose, présupposaient au fond, eux véritablement, la fin de l'histoire, de l'histoire humaine telle qu'elle s'était déroulée jusqu'alors. Marx appelait cela la préhistoire de l'humanité ; c'était en réalité la seule histoire que nous connaissions, qu'il fallait refermer pour passer à une ère sans plus d'histoire désormais. Un horizon de salut final a toujours défini l'espace/temps de la politique à l'époque moderne. La grande politique a toujours eu besoin d'un contexte de foi religieuse. Il a fallu la théologie politique pour que la politique moderne puisse prophétiser et organiser la tentative désespérée de faire sortir l'histoire de ses gonds. Et la confrontation a eu lieu en effet entre guerre de la politique et résistance de l'histoire. Phase après phase, la lutte portait sur des contenus, déterminés par le rythme accéléré ou ralenti de l'époque. La politique ne s'opposait pas au moderne, mais à son accomplissement. Entreprise impossible, parce que l'accomplissement était dans le commencement. Les deux événements-symboles qui sont au fondement de la modernité, l'accumulation originaire de capital et la révolution industrielle, déterminent des phases époquales d'une violence inouïe. La grandeur du capitalisme, c'est d'avoir construit le progrès de la société humaine sur ces événements terribles pour l'homme. La misère du capitalisme, c'est d'avoir établi, sur ce progrès social, la forme la plus parfaite de domination totale sur l'être humain, le pouvoir librement accepté. Pouvait-on, à partir de ce commencement, ne pas en arriver à cet accomplissement? Impossible. Mais que soit louée la politique d'avoir héroïquement essayé de dévier le cours du fleuve en crue. Nous nous sommes partagés entre ceux qui voulaient endiguer pour éviter que ne déborde la furie des eaux, et ceux qui s'employaient à creuser le fond, à forcer les anses, à dresser des barrages, à retenir de force le flot. Apprivoiser la bête sauvage en liberté, ou la soumettre et l'enfermer dans une cage ? Réformistes et révolutionnaires. À les considérer aujourd'hui avec le recul, ils apparaissent comme ne constituant qu'une seule chose, formant une seule et même famille. Il était une fois le mouvement ouvrier. Bernstein et Lénine sont plus proches l'un de l'autre à la fin du vingtième siècle, qu'ils ne pouvaient être opposés à la fin du dix-neuvième. C'était le siècle du Travail (majuscule), dit le livre d'Aris Accornero (Il Mulino, Bologne, 1997). Et ce fut le siècle de la Politique (majuscule).

Un grand thème. Celui des rapports entre politique ouvrière et histoire bourgeoise moderne : un des conflits/contrastes les plus importants, intenses, considérables, profonds qu'une époque ait jamais produit. Contraste et conflit : dans le premier cas, quasiment un fait naturel, une loi physique d'opposition entre deux éléments ; dans le second, un fait social, un choix de lutte organisée entre deux sujets. Après les révolutions politiques modernes, tout de suite après, viennent les luttes de classes sociales modernes. Les historiens les plus sûrement préparés ont saisi dans les premières, les signes et les germes des secondes. Mais on peut tranquillement affirmer que la lutte de classe est un fruit mûr de la modernité. Non seulement il est vain de la chercher avant le capitalisme, avec les instruments idéologiques d'une philosophie matérialiste de l'histoire, mais il est même inutile de la chercher dans le capitalisme primitif, alors que les processus structuraux de transformation des marchandises et de l'argent en capital, du travail humain en force de travail salarié, et de la société et du monde tout entier en «expérience et industrie», étaient encore en acte. Ce n'est qu'après la naissance du capitalisme, dans le passage classique de la manufacture à l'usine, que naît le sujet ouvrier. Et ce n'est qu'à partir de là que le développement capitaliste dépendra des luttes ouvrières. Il est vrai que le prolétariat industriel doit être vu à l'intérieur de la longue histoire des luttes des classes subalternes. Mais non comme filiation dirigée par elles, scientifiquement démontrable par une mauvaise sociologie économiciste. Esclaves, serfs de la glèbe, premiers ouvriers de l'industrie, n'ont rien en commun sinon leurs chaînes. Mais déjà le matériau à partir duquel ces chaînes étaient forgées était différent. Nos chaînes dorées contemporaines de travail dépendant post-ouvrier, ou de travail autonome de deuxième génération, n'ont rien à voir avec le fer et la boue d'antan. Et ici aussi, c'est comme si nous disions, et il s'est trouvé justement quelqu'un qui l'a dit, que nous sommes tous aujourd'hui des travailleurs salariés indirectement productifs, sur la terre, dans les services, dans le savoir, dans l'information. Mais le rapport de continuité des ouvriers d'usine avec les luttes des classes subalternes, et de nous avec les ouvriers en tant que classe potentiellement dominante, se fonde désormais sur d'autres motivations. C'est là que la politique rentre en jeu à nouveau. Et elle transite par un autre passage. Un passage symbolique d'appartenance, non au monde, mais à une partie du monde, un point de vue partiel irréductible à la totalité, une tension contre l'époque, une passion pour les vaincus de l'histoire, mais seulement pour les vaincus qui ont combattu, la haine à l'égard des dominateurs naturels, nés pour cela, pour dominer, sur les trônes de la richesse et du pouvoir. Mouvement ouvrier et histoire moderne capitaliste ensemble ne constituent pas un épisode normal de cette lutte éternelle, ils montrent l'irruption en elle d'un état d'exception, ils symbolisent la « forme politique » assumée, pour la première et peut-être la dernière fois, par le contraste/conflit entre le haut et le bas de la société. Le niveau de cet affrontement a mené la politique moderne à un point de non-retour. Après ce type d'état d'exception, aucun type de normalité politique ne peut être reproposé. L'ordre prend une autre forme, non politique: c'est cette sorte de cosmopolitisme économico-financier que nous appelons la mondialisation. Mais ce n'est pas ça la nouveauté. Parce que tout cela était déjà inscrit très précisément au commencement du moderne, maintenant parvenu, après l'âge de la politique, à son accomplissement. Dans le marché de l'État-Nation était déjà implicite le marché mondial, dans le processus de production d'usine était déjà implicite le système-monde de la production, de même que dans la richesse des nations il y avait déjà la misère des continents, dans le machinisme industriel la crise de l'industrialisation, dans le secret de la marchandise-argent la virtualité de l'échange financier, dans l'aménagement du travail la fin du travail, dans l'aliénation de l'ouvrier la mort annoncée de la personne moderne. Il n'y a rien de véritablement nouveau sous le soleil du capitalisme.

Mais alors où est la nouveauté? Paradoxe: c'est une nouveauté passée. Qui reste. Consumée, mais intacte. Perdue et présente. «Inactuelle». C'est le surgissement du mouvement ouvrier dans l'histoire moderne. Avertissement: qu'il faudra bien garder à l'esprit pour la suite du discours. Mouvement ouvrier veut dire ici, à la fois, classe et conscience de classe, lutte et organisation, théorie et pratique, monde des idées et enchaînement d'actions. En cela, un fait totalement inédit. Un événement absolument moderne, que l'histoire moderne n'avait jamais considéré, puis qu'elle a subi, et qu'elle a dépassé enfin. Le mouvement ouvrier, avec Marx et sans Marx, a rencontré la politique moderne, l'a exprimée, l'a déclinée, l'a organisée. Mais pas seulement. Il l'a portée à ses ultimes conséquences, il l'a poussée à une croissance exponentielle jusqu'au point apocalyptique de la chute verticale. Le mouvement ouvrier a été le dernier grand sujet de la politique moderne, dont il a provoqué l'«effondrement» avec la «grande crise» de son propre complexe de puissance. Pour le capitalisme, la Zusammenbruchstheorie, la théorie de l'effondrement n'a pas fonctionné comme mécanisme économique, mais plutôt comme ordre politique. Problème: si le capitalisme est né avec la politique moderne, et si avec elle il a organisé son développement, et avec elle il est sorti de ses crises, le capitalisme pourra-t-il survivre à la fin de la politique moderne? Et si nous lisions le 89 du vingtième siècle, à deux siècles du 89 du dix-huitième siècle, comme la conclusion de la parabole politique du capitalisme moderne? La clôture de l'ère de la politique débouche-t-elle sur une autre crise générale du capitalisme ou sur la naissance d'un autre capitalisme? Ou, comme c'est plus probable, tout d'abord sur l'une, puis sur l'autre? Seules les questions insensées – sans bon sens – peuvent désormais donner l'assaut au sens commun. Et en ébranler les certitudes raisonnables. Il faut une saison folle de pensée mûre, non plus forcément révolutionnaire, simplement réaliste et prophétique. Le mouvement ouvrier n'a pas perdu une bataille, il a perdu la guerre. Plus encore, il a perdu l'ère de la guerre. Il s'est agi d'une guerre de longue durée, qui a culminé dans les guerres civiles mondiales de notre siècle. La condition historique de crise radicale qui s'en est suivie doit être examinée avec lucidité. Sans plus de mouvement ouvrier, dans cette forme de paix, il n'y a plus de politique.

Qui a assuré la survie de la politique pendant la paix de cent ans (1815-1914) révélée par Polanyi? C'est la lutte de classe, qui est aussitôt intervenue, se plaçant au centre du dix-neuvième siècle, après la conclusion de l'ère des réformes et des révolutions bourgeoises, inaugurée par la seconde révolution anglaise, et qui culmine avec les guerres napoléoniennes. C'est la lutte de classe qui, la première, traduit la guerre en politique. Pendant tout le dix-neuvième siècle, elle a eu la même fonction civilisatrice de la guerre qu'avait eu au cours des deux siècles précédents le jus publicum europeanum. Mais le premier droit bourgeois prenait acte de la guerre et la réglait, les premières luttes prolétariennes la remplaçaient et la niaient. Nous sommes à ce niveau. Il faut redonner à la lutte sociale de classe cette signification noble dans l'histoire du genre humain. La solidarité, la coopération, le secours mutuel, dans le travail et dans les luttes, l'auto-organisation, le surgissement spontané, venant d'en bas, d'une conception autonome et antagoniste du monde et de la vie, ce que d'une seule définition on peut appeler le surgissement du socialisme, est le long et lent passage historique d'une éducation lessinguienne de l'humanité. Ici la politique, extraordinairement, n'a pas combattu l'histoire, mais elle l'a incorporée, elle l'a intégrée, elle l'a pliée à ses exigences, elle lui a fait servir ses propres besoins. La politique a cette capacité de produire des événements exceptionnels, qui ont en soi quelque chose du miracle, par rapport au cours normal des choses. Et la politique moderne a été en cela plusieurs fois objet de scandale pour la normalité bourgeoise. Les formes et les idées au travers desquelles l'aliénation individuelle de l'ouvrier dans le travail industriel s'est renversée, très vite, à l'aube de la conscience de classe, dans le sens collectif d'une condition humaine commune et reconnue, potentiellement libératrice, dans l'usine et dans la vie, – c'est aussi le capitalisme et l'histoire moderne, mais avec un signe opposé, imprévisible, et par ces temps incontrôlable. La figure individuelle de l'ouvrier qui se fait consciemment masse sociale est, elle aussi, histoire, histoire politique, du sujet moderne. Le travail productif de capital, le «grand malheur d'être un travailleur productif», a opéré la transformation de la personne, ici et alors soumis à la contrainte de la déshumanisation, en une forme supérieure de l'être humain, sujet d'un processus de libre réappropriation de soi. Le «je» qui se fait «nous», le «nous» qui devient « partie », la partie qui proclame: « le prolétariat en s'émancipant lui-même émancipera l'humanité tout entière ». Ce que l'on se dit à l'oreille, il faut le crier sur les toits ; c'est la liberté des modernes. Non pas le droit privé du citoyen de se faire bourgeois. Non pas l'État moderne à la place de la polis antique. Ou, comme on dit à notre époque de la facilité et de la vulgarité, le marché à la place de la politique. Non pas l'homme-masse démocratique à qui l'on vend l'illusion – argent contre image – d'être lui-même l'individu moderne. Un processus de libération humaine générale s'est ouvert et a été interrompu. Tout est retourné en arrière à partir de ce point. La tentation d'une lecture apocalyptique des événements rivalise ici avec la volonté d'intelligence des avènements. Il faut faire prévaloir cette dernière. Sans quoi il faudrait donner raison à Sergio Quinzio: «L'histoire descend des dieux vers les héros, les prêtres, les nobles, les bourgeois, les prolétaires. Il n'y a plus d'autres marches.»

Le mouvement ouvrier n'a pas combattu contre le moderne, il a combattu à l'intérieur des contradictions du moderne. C'est un point essentiel. C'est ainsi que les choses se sont passées, que ce soit dans la paix de cent ans au dix-neuvième, ou dans les guerres civiles mondiales du vingtième. Si l'on ne saisit pas ce point, on risque de confondre l'opposition ouvrière, « absolument moderne », avec des choses étrangères, telles que le traditionalisme catholique, le romantisme économique et politique, la révolution conservatrice. Le mouvement ouvrier est fils de la première modernité et père de la modernité mûre. Il est au milieu du moderne, un passage crucial de cette histoire, entre les violences des commencements et les horreurs des fins, cultivant tout d'abord la vocation au rachat du mal porté par ces événements, puis toujours plus impliqué et partie prenante dans les pures et crues nécessités d'un mal sans doute plus grand. Au milieu, il y a justement cette généreuse emphase marxienne sur le « progrès » du capitalisme. Et les luttes, et l'organisation des prolétaires salariés pour humaniser le conflit avec le patron. Le programme de reconversion de la guerre en politique est investi et renversé par le coup de tonnerre de 1914. La trêve est finie. Le monde d'hier meurt. On repart d'où l'on est arrivé, de la défaite sur le champ de bataille des armées napoléoniennes. Le concert des puissances européennes laisse la place à la première forme de conflit mondial. En un siècle, l'histoire moderne avait produit un capitalisme-monde, la guerre mondiale devient sa forme politique naturelle. Entre guerre et politique – nous le savons depuis von Clausewitz – il n'y a qu'une différence de moyens. La politique – dit l'histoire moderne – est guerre, ou n'est pas. La politique moderne en a pris acte avec réalisme. La généreuse illusion prolétaire de la lutte de classe internationale se substituant à la guerre entre les nations, tombe en août 1914, avec le vote des sociaux-démocrates allemands sur les crédits militaires. L'ouvrier internationaliste, contraint de devenir soldat de sa propre nation, est la figure tragique qui ouvre notre époque. Cette personne humaine supérieure, cette possibilité d'Outre-homme1, que les luttes du travail avaient annoncée, est brutalement abattue et renversée. Le vingtième siècle a commencé. L'histoire moderne se fait, et se refait encore, histoire violente de peuples et d'États, d'individus et de classes, de races, de religions. Le trépas tragique s'insinue partout, des revers du sentiment jusque dans les plis de la pensée humaine. L'être-pour-la-mort devient le thème de la philosophie. La théologie politique parle de l'ami-ennemi. L'impolitique redécouvre la Romantik antimoderne. L'action parallèle s'insinue dans l'homme sans qualités. Toutes les formes sont déjà depuis longtemps en morceaux. Les paroles se perdent dans le non-sens. Les figures se brisent dans l'âme. Le son va vers le silence. Quelqu'un, en ce siècle précisément, nous a enseigné que dans l'air d'une grande époque s'accumule une énergie, qui est comme suspendue en un temps indicible, apprise, pressentie seulement par signes, par des esprits visionnaires fous, jusqu'à ce que la collision entre des courants opposés, provenant du bas et du haut de la société, le heurt entre des raisons géopolitiques, prenant leur origine dans des puissances de terre et des puissances de mer, le contraste entre des appareils idéologiques, partant d'une massification d'intérêts matériels, ne provoquent l'explosion de l'orage. Une grande époque se reconnaît à ses grands conflits. La grandeur se paie: avec la rupture de la norme, avec l'instauration de l'état d'exception, avec le surgissement du tragique dans la politique, non pas émergences mais crises, non pas transitions mais sauts, qui imposent à l'histoire de renoncer à sa vocation naturelle, jusqu'à l'inciter à agir et à penser au-delà d'elle-même.

 

 

Petit vingtième siècle.

Voici la grande histoire du vingtième siècle. Ici, la politique a dû s'élever à la hauteur de l'époque. L'ère de la grande politique va véritablement de 1914 à 1945. Puis elle se prolonge en ombres et en lumières; traînant derrière elle sujets et idéologies, consolidant des formes, des comportements, des langages, affermissant des cultures et donnant ainsi des preuves nombreuses de sa survivance, pour au moins deux décennies encore. Dans la longue vague soulevée par cette histoire, au cœur des années soixante, nous nous sommes tous trompés avec bonheur. Illusion d'optique. La «theoria» avait presque tout vu, mais la «praxis» n'a rien bouleversé. Et il y a une raison à cela. Des luttes ouvrières aux mouvements de contestation, tombait comme le rideau rouge théâtral d'une époque qui refermait ses portes. Pour nous, pour beaucoup, il semblait au contraire qu'une époque allait s'ouvrir. Heureux aveuglement, justement, parce qu'il nous permit de sortir définitivement, par un effet d'étrangement, de la représentation du vieux monde. De là est née cette manière de penser autrement les mêmes choses, qui plus tard reviendront. Le rouge à l'horizon a bel et bien existé : si ce n'est que ce qui rougeoyait alors n'était pas les lueurs de l'aurore, mais celles de la tombée du jour. À la fin des années soixante, le déclin de l'Occident s'est accompli. Et le petit vingtième siècle est venu. L'histoire éprouve de nouveau la grande peur de la politique et rabaisse le niveau, elle récupère la normalité, éloigne le calice de la croix. Pour anéantir la grande politique, son ennemie, l'histoire n'a qu'un seul moyen : la recalibrer, en réduisant ses fins, ses instruments, ses sujets, en effaçant ses horizons, en neutralisant ses conflits. L'histoire appartient aux vainqueurs, la politique appartient aux vaincus. Son rêve, quasiment réalisé, c'est la dépolitisation. Ce petit vingtième siècle est notre ère de restauration: le légitimisme des valeurs à la place du légitimisme des monarques. Ceux qui regardent avec les yeux myopes des droits ne voient pas que tout, dans la substance des rapports de force sociaux, tout est revenu à comme avant l'ère de la grande politique. Aujourd'hui, la question n'est pas tant de «savoir oser », mais de «savoir voir». 1989 est un épisode du petit vingtième siècle, du vingtième siècle de la fin. À ce point, l'histoire a déjà depuis longtemps effacé la grandeur des commencements. Il n'y a pas eu de chute, ni de murs, ni de puissances, ni de systèmes, et encore moins d'idéologies. Simplement l'effacement d'un corps sans âme. La lente extinction d'une bougie consumée. Un scénario moindrement inédit. Nous ne pouvons en comprendre qu'une partie. Nous ne voyons pas la face obscure de la planète. La politique, qui avait présidé à la naissance du socialisme, est totalement absente au moment de sa mort. Dans les soi-disant nouveaux commencements, et surtout chez les soi-disant protagonistes qui l'annoncent, la fin de la politique moderne est déjà advenue. La métaphore peut être personnalisée: l'entreprise née avec Lénine finit avec Gorbatchev. Deux mondes, deux siècles différents: d'un côté la politique, de l'autre une étrange activité dont on ne comprend plus très bien ce qu'elle est. C'est vrai. Ces systèmes ne pouvaient pas être réformés. Mais simplement parce qu'ils demandaient à être confrontés à une poursuite du processus révolutionnaire. Ainsi, peut-être, pouvait-on songer à ouvrir une nouvelle fois encore le chapitre de la révolution en Occident. Nous disons: peut-être. Peut-être, parce que, dès lors que la politique s'est éteinte dans l'après-guerre du petit vingtième siècle, l'hypothèse la plus probable est qu'aucune idée ni aucune pratique de révolution n'étaient plus possibles. Le socialisme, le socialisme réel, réalisable, n'a jamais été, ne pouvait pas être une entreprise autarcique sur le plan politique. La tentative de construction communiste du socialisme dans un seul pays restera dans l'histoire moderne comme une tragique utopie politique. Quand se seront dissipées les brumes de ces édifiantes lectures des aventures humaines, on comprendra que la violence de certains procès résidait bien plus dans les conditions matérielles de ces procès eux-mêmes, que dans la malignité des individus qui les exprimaient. Le démoniaque était dans l'histoire du temps, bien déterminé géopolitiquement. Il était dans l'énergie destructrice accumulée par la modernité dans le cours de ses destinées et de ses avancées magnifiques. Telle est bien l'histoire, qui n'est pas terminée. Le spectacle est simplement interrompu. Et nous voici à présent qui discutons pendant l'entr'acte.

Mais maintenant, contre le révisionnisme historique, contre cette idéologie du second vingtième siècle qui a fait des années trente un absolu dans lequel toutes les vaches étaient noires, nous mettons sur la table une argumentation fondamentale. Alors que le totalitarisme nazi appliquait ses idées, l'autoritarisme communiste contredisait ses théories. Le point de contact, dans les deux cas, c'est justement le rapport de la politique avec l'histoire moderne. Dans le cas de l'Allemagne, le contraste avec le moderne était fondé sur la lecture d'une tradition culturelle, soumise à des intérêts d'espaces vitaux, surgissant d'une obscure histoire époquale. Dans le cas de la Russie, la contradiction avec le moderne était seulement pratique, imposée par les circonstances, dictée par le caractère de l'expérience, non voulue mais subie, conséquence d'une tentative politiquement nécessaire, mais historiquement impossible. La révolution conservatrice et la révolution ouvrière furent les deux véritables protagonistes de la première moitié du siècle, les deux grands sujets du grand vingtième siècle. Ni l'une ne se peut réduire au totalitarisme allemand, ni l'autre au socialisme soviétique. De même que Réforme et contre-Réforme furent en réalité Réforme protestante et Réforme catholique, parce qu'au cours de la première moitié du XVIe siècle, dans le contexte de la naissance de la politique moderne, l'idée et la pratique de la réforme religieuse étaient arrivées à maturation, de même, dans la première moitié du vingtième siècle, à l'époque des guerres mondiales, avait mûri l'idée de révolution, non plus seulement comme bouleversement politico-institutionnel, mais comme subversion totale, tout à la fois sociale et culturelle. Il est bien évident que nous chercherons ici des modes catégoriels différents pour réussir à comprendre ce qui est arrivé : contraint à ces sauts conceptuels par l'insupportable vulgate intellectuelle commune, qui résout tout selon des voies évolutives faciles. L'hypothèse dont nous partons est que l'essentiel de ce siècle doit encore être compris : contre la thèse des vainqueurs qui veut que ce qui est advenu soit de l'ordre de l'évidence. L'histoire pose au contraire des questions à la politique du côté des vaincus. S'il y a eu véritablement en Russie une « révolution contre Le Capital », comment est-il possible que l'événement n'ait pas marqué tout ce qui a suivi cette tentative ? La contradiction est dans Lénine. L'indication politique tirée de État et révolution réfute l'analyse économique du Développement du capitalisme en Russie. Et la contradiction est dans Staline. L'édification pratique du socialisme réfute les indications théoriques du léninisme révolutionnaire. Toute la violence « asiatique » stalinienne va dans le sens d'une accélération politique des processus de modernisation sociale des rapports archaïques qui résistaient et qui freinaient. Transformer la révolution contre Le Capital en un processus révolutionnaire anticapitaliste n'était pas une entreprise pour de belles âmes. Et après? Comment peut-on ignorer que la construction du socialisme dans un seul pays s'effectue au milieu de l'ère des guerres civiles mondiales ? Chaque fois qu'on essaye de comprendre, on est accusé de se justifier. Mais die Weltgeschichte ist der Weltgerich, l'histoire universelle est un procès universel: ce n'est pas de là qu'il faut partir. On peut écrire une phénoménologie de l'esprit politique du vingtième siècle sans établir une philosophie de l'histoire moderne. Et, de fait, il n'y a pas de lieu d'approche. Pas de savoir absolu à atteindre. Simplement une vérité relative à conquérir, à arracher aux choses du dehors, en comptant sur l'honnêteté envers soi.

La chute du socialisme en Russie remonte à une date très précoce. Elle coïncide avec la chute de la révolution en Occident. Quand Lénine lance la géniale initiative de la Nep, il en était déjà conscient. Il essaie d'étaler sur un temps très long la rupture soudaine d'Octobre. Le capitalisme ne sera pas abattu tout de suite, il sera contraint de servir d'abord le processus d'accumulation originaire des conditions économiques du socialisme. Telle est la tâche d'un pouvoir politique qui guide, qui oriente, qui contrôle, qui tient en main le fil du mouvement qui n'est pas le tout, parce que le tout c'est la fin qui justifie les moyens. Keynes, ou en tout cas le Keynes qui a inspiré le new deal, aurait pu exister sans Marx, mais pas sans Lénine. La main politique qui conduit le capitalisme hors de la crise suit les mouvements de la main qui voulait conduire son développement. Le coup de génie est ici chez le Lénine, homme de gouvernement : quand on parle de vision stratégique sur le terrain, de grande politique sur la période brève, voilà un homme ! et qui sait de quoi il parle. Mais un point n'était pas considéré, que, seulement aujourd'hui, peut-être, après le siècle, nous parvenons à mieux voir. Ce réformisme qui s'est développé dans un seul énorme pays, en grande partie arriéré, avait lui-même besoin de la poursuite d'un contexte révolutionnaire, sinon dans le monde, du moins certainement en Europe. Le socialisme marxiste pouvait-il vaincre dans le pays où il avait été volontairement imposé, alors qu'il était durement défait dans le pays où il était né ? Une thèse non banale du révisionnisme historique veut lire le nazisme en Allemagne comme la réponse à l'établissement du socialisme en Russie. Réponse violente, comme a été violente la réaction des puissances européennes au succès bolchevique de 1917. Trous de mémoire qu'il faut remplir : les libéralismes de l'Occident déchaînant la guerre civile dans les Russies. Le capitalisme toujours répond à la politique par la guerre, quand la politique met en péril son existence. Et on comprendra facilement à quel point la guerre civile a conditionné la forme du parti qu'ont adopté les communistes au pouvoir. Thèse en partie vraie, donc, mais moins vraie que ne l'est la thèse contraire : les terribles années trente soviétiques sont également une réponse – condamnable d'un point de vue éthique, déconsidérée politiquement – à la victoire sur le terrain du totalitarisme allemand à leur porte. Allemagne et Russie, à cette époque : une sorte d'inimitié politique stellaire. Un thème de l'histoire de la culture resté sans réponse. Et un motif intime de reconnaissance dans la condition propre au vingtième siècle de l'âme européenne. En laissant à qui voudra le national-populisme italien, ou pire encore, la civilisation américaine ! Tout était déjà inscrit dans les signes, signes spirituels poussiéreux de fêlure de la conscience moderne devant les fastes bourgeois du dieu progrès. Entre dix-neuvième et vingtième siècle, entre Allemagne et Russie, avant que ne pointent, inattendus, les respectifs Léviathan monstrueux, il y avait notre Heimat. Et il n'y a pas d'autre mot pour le dire. Il y avait notre Heimat. Et dans ce « il y avait » il y a tout le tragique dans le politique, qui alors a commencé et aujourd'hui s'achève dans le néant. Et pas même n'a survécu la forme pour en faire le récit.

Restent les arguments de l'analyse politique. La grande voie réformiste de la Nep achoppe sur la faillite de la voie révolutionnaire en Europe. Parce que, d'un point de vue classique, réformisme et révolution sont deux voies pour arriver à un même objectif. Ce fut le cas, nous l'avons entrevu, pour l'après Marx, qui laissa, comme son maître Hegel, une droite et une gauche marxienne. Elles avaient en commun un dogme critique: le capitalisme sera dépassé par le socialisme. On ne s'entendait pas sur les moyens. Une véritable différence de «sensibilité». Les révisionnistes ne disaient pas: le but ne compte pas. Ils disaient : il est inutile de le proclamer, il s'organisera dans le mouvement. Les orthodoxes ne refusaient pas le gradualisme. Ils disaient : c'est le travail de la tactique que de préparer les conditions d'un saut stratégique. Pour les uns comme pour les autres, il y avait le primat de la politique; ce qui changeait, c'était le degré d'intensité qu'ils lui accordaient. C'est pourquoi la plus grande différence s'exprimait sur le plan de l'organisation. Réformes et révolution, dans le mouvement ouvrier, ont eu un indéniable caractère de complémentarité. Le mouvement ouvrier était la somme de ces pratiques nourries de théorie. Quand la théorie a commencé de céder, les pratiques n'ont plus tenu, ni ensemble, ni séparées. C'est une illusion naïve que de se faire l'héritier d'une seule de ces traditions. Aujourd'hui, il n'y a pas de réformisme possible, socialiste, ou pire socialiste démocrate, sans une critique du capitalisme, qui prévoit son dépassement. Le réformisme pratique, qui n'a plus en tête une pensée révolutionnaire, s'acquitte simplement d'une fonction provisoire de rationalisation, normalisation et neutralisation des mécanismes victorieux et ennemis. D'autre part, il n'y a pas de révolution possible, communiste, et encore moins ouvrière, sans une longue et lente marche, profonde, progressive, au sein de ces mécanismes, économiques et institutionnels, pour les démonter de l'intérieur. Le révolutionnaire en paroles, incapable de la patience réformiste, se contente d'entretenir la flamme votive devant l'icône d'un antagonisme sanctifié. Il n'est pas vrai que mettre les choses dans les spirales de ce discours insolite, va se heurter contre l'épreuve des faits. Il y a une recette quasiment infaillible pour approcher aujourd'hui la réalité des faits. Prenez le sens commun intellectuel de masse. Renversez-le. Vous ne serez pas loin d'atteindre la vérité. Relative.

Les preuves en faveur de la justesse herméneutique de ce processus ne sont pas éloignées dans le siècle; elles sont même tout près de nous, elles font partie de notre expérience directe. Après 1956, au début des années soixante – déstalinisation, relâchement de la guerre froide, détentes internationales en acte – il était peut-être encore possible de mener à bien un processus de réforme au sein du système socialiste. Pourquoi cela n'advint-il pas ? À cause de résistances internes, certes, à cause de la faiblesse des forces subjectives novatrices en présence, à cause de la viscosité des structures de pouvoir dominantes, à cause de la fermeture d'un libre réseau d'opinion publique et l'absence consécutive d'une conscience théorique des processus, consolidée et quasi institutionnalisée. Mais il y a un autre « fait » que l'on ne veut pas voir. Le réformisme du socialisme fut de nouveau isolé dans le contexte international de la lutte de classe. Seule une forte poussée de l'Occident, qui, de quelque manière, aurait reproposé en des termes nouveaux, le grand thème de la révolution en Europe, aurait pu investir et bouleverser les puissantes résistances internes du système. À l'intérieur d'une explosion de néocapitalisme s'étaient créées des conditions nouvelles pour les luttes ouvrières et des situations inédites pour des mouvements de contestation. Ces deux derniers camps s'allièrent – en quelques rares endroits – du fait d'initiatives spontanées. Pourtant la vision lucide de reconduction de cette forme réunifiée d'auto-organisation des conflits en Occident vers un mouvement organisé d'auto-réforme du socialisme soviétique a fait cruellement défaut. Sur cette trame entrelacée de problèmes, ce n'est pas le discours le plus avancé et le plus nouveau que l'on puisse faire. Nous attendons des recherches de Rita di Leo1 des éclaircissements sur de nombreux points obscurs simplement évoqués ici. Reste le fait que, sans doute, l'histoire ne se fait pas avec des ‘si', mais les ‘si' non advenus permettent parfois d'en éclairer l'obscurité. Les occasions perdues d'amélioration non seulement ne reviennent pas, mais préparent souvent de pénibles retours en arrière. Furent absents tout ensemble, alors, partis communistes et socialdémocraties. C'était le temps d'une Ostpolitik, non pas des gouvernements mais des luttes. La vraie rupture par rapport à l'histoire récente de l'Urss devait impliquer de manière audacieuse une rupture par rapport à elle-même, par rapport à sa propre histoire récente en Occident, inaugurant un tournant stratégique qui, de l'intérieur des années soixante, aurait ouvert une nouvelle saison de grande politique dans un conflit anticapitaliste moderne. Les réformateurs démocrates russes auraient pu vaincre si la démocratie européenne avait reconquis une vocation révolutionnaire. Songes, visions, de Symphonie phantastique. La réalité est plus grise. Mais c'est précisément la couleur grise du cours historique que l'on comprend mieux en voyant qu'en analysant. Weber avait tort de dire : celui qui veut la vision n'a qu'à aller au cinéma. D'ailleurs, ce siècle aura été celui du cinéma. Et Wenders au contraire a raison de dire: le monde est en couleurs, mais le noir et blanc est plus réaliste.

Une autre chose est vraie. Le petit monde ancien du dernier vingtième siècle doit être regardé avec des yeux sobres, comme une réalité de fait, derrière le caractère spectaculaire idéologique de ce soi-disant post-modernisme global et virtuel. Un retour de dix-neuvième siècle a eu raison à la fin de notre siècle. Aux commandes, de nouveau, les vieux rapports sociaux, désormais en toute sécurité, puisqu'est terminée l'ère de la politique, qui seule pouvait encore tourmenter l'idée moderne de domination fondée sur l'économie. Deux énormes processus victorieux. Le marché, paradigme d'une modernité totalisante – marchandise argent capital – ne vainc pas du fait de sa dimension mondiale, mais du fait de sa dimension individuelle. Le rapport reproductif historiquement capitaliste – argent marchandise argent – désormais est in interiore homine. L'individu est la catégorie-principe du moderne. Quand un processus l'emporte sur le plan de l'individu, il l'emporte partout. Tout comme l'autre terrible processus : l'aliénation du travail est passée du travailleur industriel spécifique à l'homme neutre en général. Ayant atteint et dépassé la frontière de l'ouvrier-masse, elle s'est transférée dans la figure universelle du citoyen. De l'usine taylorisée à la société civile bourgeoise. Le travail aliéné, s'asservissant lui-même, a asservi toute l'humanité. Nous l'avons déjà vu en partie. Le citoyen n'est plus le bourgeois dans le ciel de la politique. Le ciel de la politique nous est tombé sur la tête avec tous ses dieux grecs. Le bourgeois n'a plus besoin de la polis, comme le capital n'a plus besoin de l'État. Eux, oui, se sont émancipés. Eux, maintenant, sont libres. Et il devait en être ainsi. Parce que c'était écrit dans le caractère des commencements. Disons-le avec honnêteté : nous sommes à l'ère de la Restauration. Mais sans Romantisme. Et même, substantiellement, une restauration néo-classique. Un néo-classicisme impudiquement anticipateur. On a dit : modernisation conservatrice. C'est plus ou moins cela. Restauration par innovation : c'est ce qui reste des conséquences économiques de la paix, après l'ère des guerres civiles mondiales. La politique a dû signer à la fin une reddition sans condition. On reparle de politique ancienne, ou de Politique éternelle, pour exorciser ou démoniser la politique moderne. Tout est de nouveau raconté dans la petite vie quotidienne des «derniers hommes». Cette rencontre du destin, cette superposition progressive, jusqu'à l'identification finale récente, de l'homo œconomicus à l'homo democraticus, a refermé le jeu une fois pour toutes. Il n'y a plus d'utilisation possible des contradictions du moderne. Mais sans utilisation des contradictions ne nous reste entre les mains qu'une impossible politique.

 

 

Nostalgiques habitants du siècle. 

Impossible politique moderne. Elle est parvenue à son accomplissement avec la tentative héroïque du mouvement ouvrier de devenir lui-même État. Ce qui voulait dire: la décision apocalyptique des classes subalternes de devenir elles-mêmes classes dominantes. Seule la politique moderne pouvait forcer ce passage infranchissable. Les catégories du politique, concepts théologiques sécularisés, inversés, donnaient une forme au processus moderne de la révolution. Exemples rares, dans la longue histoire du moderne, d'un sujet d'une telle puissance. Non pas les États-nation des monarchies absolues, non pas leur cortège d'empires coloniaux libéraux, et non plus la confédération des états démocratiques: un exercice de domination de l'intérêt économique, une politique, certes, mais sans esprit, une force pure: seulement la guerre, sans la moindre grandeur humaine. On peut éventuellement la comparer à la complexio oppositorum de la forme politique entrevue dans le catholicisme romain, mais avec le renoncement à l'Église, le Règne au lieu de l'Institution, le peuple de Dieu au lieu de la hiérarchie papiste, eschaton et katechon à la fois. Le mouvement ouvrier s'est donné une philosophie de l'histoire, en tant qu'héritier des luttes des classes subalternes : ce sera le matérialisme historique, la préhistoire de l'humanité comme histoire des luttes de classe dans toutes les sociétés qui ont existé jusqu'alors. Inutile d'en contester la validité scientifique. Il ne s'agissait pas de science, malgré les prétentions, mais d'idéologie. C'était une fausse conscience consciente, une construction symbolique en vue d'une mobilisation partielle. Objectif : organiser une partie de la société contre l'autre, en produisant aussi – et c'est la nouveauté – une culture partisane. Mais le mouvement ouvrier ne s'est pas donné de philosophie politique pour son autre visage, comme expression de puissance irrésistible, force organisée pour une condition de conflit permanent, de la base de la société au sommet du pouvoir. Sur ce point, les communistes ont vu plus loin que les autres, mais ils n'ont pas tout vu ni bien vu. Quand on parle de l'absence d'une théorie marxiste de l'État, c'est à cela qu'il faut se référer. Et il y a quelque chose d'autre. Ce qui a fait défaut c'est une critique marxiste de la politique moderne qui ait été à la hauteur de la critique marxienne de l'économie politique. C'est ainsi qu'on a fait cadeau de la liberté des modernes à la tradition libérale, de la souveraineté populaire à la tradition démocratique, et on s'est retrouvé avec entre les mains tout au plus une pratique de pouvoir absolu, digne d'un État moderne des origines, une piètre synthèse, primitive, d'un Prince et d'un Léviathan. Aucune condition historique contingente dans la construction du socialisme ne pouvait justifier cela. C'est un discours compliqué, qu'il faudra reprendre avec d'autres instruments. L'erreur tenait peut-être à la prémisse : l'idée-projet, qui a finalement unifié les communistes d'Occident et d'Orient, d'introduire les masses dans l'État. D'où les tentatives communistes manquées, depuis la Russie jusqu'à la Chine ou à l'Italie, qui nous obligent à repenser de manière critique la politique moderne. Mais l'objectif des masses dans l'État s'est accompli dans la forme des démocraties contemporaines occidentales, à partir de cette forme de démocratie réalisée qu'a été – on l'a dit et on l'a démontré – le socialisme soviétique. Cette hypothèse stratégique de recherche a été proposée à la discussion par Rita di Leo. Ses travaux sont depuis longtemps en rupture avec les schémas d'analyse traditionnels et inaugurent une nouvelle étude du socialisme. C'est pour cela que l'opinion officielle les tient à bonne distance. Masse et pouvoir : vues de l'Europe centrale de Canetti, la Russie et l'Amérique émergent comme expérience-monde plus intimement encore que ne l'avait prédit la prophétie tocquevillienne. C'était le mouvement ouvrier qui devait devenir État, changeant ainsi, révolutionnant par ce seul fait, l'idée moderne de pouvoir. Une part qui se conquiert sur le terrain et qui conserve dans le temps, avec les luttes et par le gouvernement, le consensus actif pour l'exercice de sa propre autorité. Force dotée d'esprit, qui intervient dans le rapport social pour le déstructurer et pour le reconstruire. Consensus actif, parce que partage collectif des choix, décision politique élaborée et consciente. Dans l'idée-limite de l'extinction de l'État, dans le communisme de la cuisinière au gouvernement, on entrevoyait, après un passage hyper-politique, une frontière au-delà de la politique. On ne voit pas clairement, en effet, pourquoi ce double passage n'a pas fonctionné, même si aujourd'hui tout le monde affiche une certitude sans ombres. Seule l'issue en est claire: c'est précisément parce que nous n'avons pas pratiqué ce dépassement, cet outrepassement de la politique moderne, que nous avons eu ensuite, en effet – et il était peu probable dès lors que nous ne l'ayons pas –, ce nihilisme de la fin.

Mais pourquoi tout cela en conclusion du vingtième siècle? Qu'est-il arrivé vraiment ? Les racines de la défaite ouvrière sont pour le moment enterrées sous des strates successives de fausses interprétations. Ce discours est le début d'une fouille archéologique pour les faire remonter à la surface. Il présuppose l'abandon courageux d'un engagement éthique pour la recherche de la vérité et l'inconfortable prise en compte du critère de l'honnêteté. C'est vrai : cela avait déjà eu lieu comme Kultur contre Zivilisation, entre Nietzsche et Weber. Mais par la suite, la révolution ouvrière avait reposé la question. Et la révolution conservatrice l'avait suivie sur cette piste. Il semblait alors – années dix/années vingt de ce siècle – qu'était né un nouveau besoin tragique de vérité. Un formidable absolu imposait sa loi. Victimes innocentes, les idées, et les personnes ne pouvaient que s'offrir en sacrifice sur l'autel de ce qui devait être. Le grand vingtième siècle a été cela. Notre génération est peut-être la dernière à avoir eu quelque chance. Parce qu'en pensée, avant même d'exister, nous avons été des combattants de cette longue guerre totale. Nous avons pu encore nous plonger dans sa mémoire vivante, non pas dans celle des livres, mais dans celle des hommes et des femmes, peuple-classe avant tout et puis culture-civilisation, ces deux choses admirables que le vingtième siècle a d'abord exaltées puis détruites. Habitants conscients de ce siècle, nous voudrions aujourd'hui le regarder d'en haut et nous voici contraints de le regarder du très bas de la fin. Il faut toujours savoir non seulement de quel côté l'on est, mais aussi de quel côté on aurait été. À l'époque de la vérité, il n'y avait pas de camp du doute. Pendant la Première Guerre mondiale, j'aurais été le soldat paysan russe qui adhérait à la directive révolutionnaire de Lénine de ne pas tirer contre le soldat ouvrier allemand, mais de retourner son fusil contre les généraux tsaristes. J'aurais occupé les usines pendant les deux années rouges. Le 21 janvier 1921 à Livourne, je me serais déplacé du théâtre Goldoni au théâtre San Marco. Je serais devenu « naturellement » un militant antifasciste clandestin. Je serais parti en Espagne avec les brigades internationales organisées par les communistes, en essayant de ne pas tirer sur les anarchistes. J'aurais été « partisan » dans les montagnes de la Résistance, contre les Allemands, la seule fois sans doute où je me serais senti italien dans la misère de toute l'histoire antérieure de cette patrie. J'aurais adhéré au tournant de Salerne, conclu entre Staline et Togliatti, conscient de la bonne duplicité nécessaire pour implanter les conditions les meilleures pour un processus révolutionnaire en Italie. Je le confesse : nostalgie d'époques qui n'ont pu être vécues. Ce qu'est pour nous die Welt von gestern, le monde d'hier. Non pas le royaume impérial de Cancanie, ni la belle époque parisienne. Mais le Weltbürgerkrieg: la guerre mondiale. Nés avec elle, nous avons respiré l'air, bu le lait, capté l'énergie d'une époque, qui, pendant longtemps encore, a été autour de nous et au-dedans de nous justement comme tragique mémoire. Pour oublier les grandes époques une génération de petits hommes doit venir. Elle est là. Être contre cette histoire: voilà ce qu'aurait été la «grande politique ». S'y opposer dans ses issues tragiques, la cultiver dans ses dramatiques illusions. La grande histoire porte toujours dans son inconscient collectif des pulsions obscures. La tâche de la grande politique est de les faire remonter à la conscience, pour libérer le champ des actions humaines. Non pas éclaircir pour illuminer, mais intervenir pour transformer. C'était toute la vocation anti-illuministe et, si l'on veut, antirationaliste, du marxisme. Elle s'est perdue, non en faveur d'un bon usage de la raison critico-négative, mais en faveur d'un mauvais usage des beaux sentiments positifs.

L'opinion commune renverse exactement l'ordre des facteurs. Quoi qu'on dise aujourd'hui ne relève pas du thème, et encore moins de ses variations. La révolution a eu tort de se faire accoucheuse de l'histoire. Celle-ci ne peut que mettre au monde des monstres. Les monstres du vingtième siècle étaient dans notre histoire du temps, avant même que dans la politique des hommes. Tout au plus la politique a eu le tort de ne pas le savoir à temps et à fond. La politique révolutionnaire aurait dû retenir et en même temps libérer: retenir les forces, libérer les sujets. Une tâche énorme, qui n'a pas trouvé de forme, qui ne s'est pas donnée de conscience. Bienheureusement, la vertu et la chance s'étaient trouvées côte à côte au début du siècle, la fin les retrouve désespérément seules, séparées et ennemies. Alors. D'où repartir? Chance de la mémoire vécue. Sachant qu'elle est contre tout usage de la banale vertu politique. Qui a comme règle l'oubli. On peut écouter la mémoire historique à partir du récit des protagonistes, on peut la lire dans les livres, et la reconstruire dans les documents. La vivre veut dire se trouver dans un prolongement du temps, qui a changé par rapport à avant, mais non pas aussi radicalement qu'il donne lieu à cette pâle image déformée qu'est le «nouveau commencement». Le siècle ne se coupe pas en deux comme une pomme. L'ère des guerres, qui correspond au vingtième siècle à l'ère de la politique – on peut avoir peur de cette phrase, mais c'est comme ça – ne se referme pas en 1945, elle se referme dans les années soixante. On pourrait éventuellement admettre l'idée d'un «siècle court». Au fond Hobsbawm est le seul historien du vingtième siècle à l'égard duquel on peut avoir quelque sentiment de sympathie. Pour les autres, qu'ils s'appellent Nolte ou Furet, on a tout de suite la sensation d'avoir affaire à des ennemis. On peut dire, en effet, 1914-1989 à la seule condition pessimiste de voir dans l'année 89 de ce siècle le précipité de la lente décadence qui traverse les années quatre-vingt et soixante-dix. Et on n'abrège pas le siècle en disant 1914-1968. Le vingtième siècle était déjà là auparavant, dans cet extraordinaire passage d'histoire de l'esprit qui, des vingt dernières années de l'autre siècle aux dix premières années de celui-ci, ne fait que donner des signes symboliquement tragiques de ce qui va arriver. Les arts figuratifs, la littérature, la musique, les sciences, disent tous la même chose, tous en guerre avec leurs propres formes. Seule la philosophie viendra après, chouette de Minerve, qui a besoin du déjà advenu. De Nietzsche à Weber, c'est déjà le destin du vingtième siècle. Sympathiques, mystérieuses, et non plus tellement significatives, symbologies stellaires. L'année où Marx meurt à Londres, Kafka naît à Prague. Nietzsche s'éteint dans la folie, et le siècle peut officiellement commencer. On reconnaît qu'il n'y a plus de vingtième siècle, ou alors un vingtième siècle mineur, quand le tout ne vient pas de cette origine. Et pourtant il n'y a pas eu de fracture, il n'y a pas eu de saut, et il y aura encore moins d'effondrement. Il y a eu un imperceptible déplacement du terrain historique, une dérive subreptice des continents de la politique, une autoconsumation du moderne dans les produits de son origine, et à un certain point nous nous sommes trouvés au-delà, dans un monde qui est toujours le même sans le savoir, privé de forme parce que manquant de la recherche des formes alternatives, dans une condition de stagnation sans désespoir, qui est ce coma culturel de l'Occident qu'on ne peut interrompre, une fois éteintes les dramatiques nitescences de son crépuscule.

De quand peut-on dater le commencement de cette déconstruction victorieuse ? La réponse-scandale consiste à prendre 1968 comme charnière de la partition entre grand et petit vingtième siècle. Les scansions en elles-mêmes sont toujours arbitraires. Mais ici aussi il faut faire fonctionner le renversement du sens commun intellectuel, qui répand sur le symbolique des années soixante l'apologie bourgeoise illuminée par le nouveau commencement de l'antipolitique. Une herméneutique sociologique intelligente devrait s'appliquer à clarifier la distinction conceptuelle entre « contestation » et « conflit ». Luttes de classe et révoltes anti-autoritaires n'étaient pas la même chose, et ne devaient pas l'être. Mais n'avoir pas maintenu la continuité entre les deux a rompu le long fil d'une histoire en faveur d'une émergence de souffle court. Formes organisées et expériences non institutionnalisées, partis et mouvements, se partagent la faute de ne s'être pas compris. Et une aventure historique allait s'accomplir sans qu'une autre ne se soit ouverte. La crise de la politique part de là, paradoxalement, de la volonté de mettre en crise le pouvoir autoritaire. Le rapport entre l'histoire et la politique est obscur, confus, ambigu, irrésolu et à la fin imprévisible. Dans le plus grand danger, il y a ce qui sauve. Dans l'opportunité extrême, il y a ce qui perd.

Le slogan « étudiants et ouvriers unis dans la lutte » et le pont vertueux 1968-1969, entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l'âpre race païenne, fut un miracle italien. Démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne. Ailleurs, à commencer par les États-Unis, jusqu'au mai français, 68 a été en substance anti-ouvrier et anti-politique. Et comme les ouvriers et la politique étaient les deux seules forces d'opposition à l'intérieur du capitalisme, une fois le terrain débarrassé d'elles, la route était ouverte pour la nouvelle image victorieuse du vieux monde. L'imagination est allée au pouvoir. Le vrai capitalisme n'est pas encore le capitalisme fordiste, développementiste et keynesien du début des années soixante, mais celui post- par rapport à tout cela. C'est celui des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix, parti de la Trilatérale, ayant accosté provisoirement à la revanche de la droite économique thatchérienne et reaganienne et qui, de là, par un renversement opportun d'alliances politiques, arrive décidément jusqu'à l'Europe de Maastricht. Au milieu, il y a de tout, du Japon de Toyota aux tigres du sud-est asiatique, de la Russie d'Eltsine à la Chine de l'après-Deng, etc. etc. etc. Certes, l'extraordinaire génération des jeunes années soixante ne voulait pas cette hétérogénéité des fins, mais elle l'a eue sans l'avoir méritée. Jamais il n'y a eu, comme dans cette vague contestatrice, un tel renouvellement de classes dirigeantes. Jamais, comme après le passage des années soixante et lentement le long des années qui ont suivi, ne s'est mis en route un tel processus de regroupement radical et homogène, de clans, de corps, aux sommets de la société et des systèmes politiques. Radical, parce qu'il investit tous les domaines, des industries aux marchés aux professions aux académies aux travaux, jusqu'au nouvelles frontières de l'information, de la communication et des réalités virtuelles. Homogène – et c'est peut-être le fait le plus impressionnant et le plus déterminant – parce que s'est fait jour un cours effréné de réunification et d'homologation des classes dirigeantes, jusque-là divisées en camps adverses et en luttes civiles qui étaient parvenues à prendre un tour démocratique. C'est de là que part le processus qui a porté le clan politique de la gauche, en Europe, à devenir toujours plus facilement interchangeable avec celui de la droite, en alternances formelles, après avoir rompu toute continuité avec la précédente histoire du mouvement ouvrier, et après avoir perdu la notion de ce que sont les catégories du politique moderne. L'histoire mineure du vingtième siècle a commencé à partir de 68. À la place du conflit le compromis, à la place des appartenances les contaminations, à la place des idéologies les intérêts, à la place des cultures les résultats, à la place des partis les groupes, à la place du noble défi des rapports de force entre les classes les stupides violences anarchiques des actes terroristes. À la place de la politique, dans le meilleur des cas, l'esthétique. Un saut en arrière avant la politique moderne.

Il y a eu dès lors une seule révolution sérieuse, celle des femmes. Le seul cas de mouvement qui ait déposé une réflexion. Et déplacé les rapports, changé les lois, renversé le sens commun, détruit le bon sens. Parce qu'il venait de loin. L'autre moitié du ciel avait besoin de se libérer d'une oppression millénaire. Ce sont toujours ces deux caractères qui qualifient et révèlent un phénomène politique capable de se mesurer d'égal à égal avec le noumène de l'histoire. Le premier est le surgissement d'un conflit direct, d'un rapport agoniste, « polémique » dans le sens littéral du terme, le Un qui se sépare en deux sans possibilité de synthèse, l'ouverture d'un aut-aut, qui déchaîne une lutte Freund-Feind: ami-ennemi. Le second est la longue durée du problème, le fait qu'il prend racine dans l'histoire de toujours, son époqualité et sa relative éternité. Le mouvement ouvrier a été vaincu aussi parce qu'il s'est laissé enfermer sur un laps de temps trop court d'histoire, il n'a pas su renverser contre l'histoire moderne la charge de besoins humains provenant de la longue histoire, il n'a pas voulu, ou peut-être n'a pas pu, prendre sa respiration, se plonger dans le passé de toutes les révoltes des opprimés dans le monde et de là se lancer, non dans l'attente, mais dans la préparation et l'organisation de l'événement d'un futur de revanche. Et s'est perdue la haute tension du conflit, haute dans le sens d'élevée, parce que gardée et cultivée non plus dans les formes vulgaires de la violence. S'est acquise par contre la culture du et-et, « d'un côté et de l'autre», jusqu'à l'idée réactionnaire de complexité systématique, dont l'origine véritable remonte à la dialectique comme Aufhebung finale, dépassement qui retient en soi non ce qui y est toujours, mais ce qu'il considère avoir dépassé, suppression du négatif pour revenir à un positif potentialisé. Mouvement réel-rationnel de toute l'histoire moderne. Grandeur de Hegel de nous l'avoir racontée pour ce qu'elle était. Marx a bien fait de prendre conscience, sur cette base, des lois de mouvements du capitalisme. Mais pour aller au-delà de lui, au lieu de partir de Hegel, il vaut peut-être mieux partir de Kierkegaard. On intégrera ici son discours, précisément dans le contexte de la révolution féminine. Non, elle ne doit pas se substituer à la révolution ouvrière. Ce n'est pas l'enjeu de sa présence au monde. Elle ne doit pas être cela et ne le sera pas. Mais elle possède ces caractères de contraste direct et de longue histoire. Suffisamment pour en faire l'irruption d'un élément du négatif potentiellement irréductible à ce qu'on appelait jadis, avec une expression éloquente, l'ordre constitué. Et ici, il y a un paradoxe du vingtième siècle, un parmi tant d'autres. C'est un siècle qui a été, tout d'abord tragiquement, puis comiquement, paradoxal. La contradiction homme/ femme, masculin/féminin, avait son terrain d'élection naturelle de manière autonome à côté des grandes contradictions de l'époque qui ont traversé la première moitié du vingtième siècle: ouvriers et capital, fascisme et démocratie, capitalisme et socialisme. Son problème – n'ayez pas peur – était propre à l'ère des guerres civiles mondiales. Cette grande contradiction, au contraire, a explosé quand les autres grandes contradictions étaient pratiquement et théoriquement éteintes. Au problème a manqué l'époque. Il faut comprendre cela. Il faut en lire les conséquences. La révolution féminine tombe dans le petit vingtième siècle. Ce qui lui a coupé les ailes en plein envol vers la cime solitaire du thème. Il s'agit de la critique de l'idée d'homme, de l'homme moderne, bourgeois et citoyen qui, du point de vue féminin, se découvrant comme étant la même chose, habitants exclusifs de la cité, avec de leur côté richesse et pouvoir, les dieux, amis, de la polis moderne. Il s'agit de crise de la pratique du « dernier homme » et de la tension désespérante subjective à aller – courir, sauter, « danser » – vers l'Outre-homme. Les féministes ont bien fait de partir de l'héroïne tragique Antigone, de passer par la mystique chrétienne Marguerite Porete, pour arriver à l'ouvrière de l'esprit Simone Weil. Stations symboliques, précisément, d'histoire longue et de vie, et même d'existence, alternative. Une révolution politique féminine aurait pu vaincre seulement à l'ère de la grande politique. Après, aujourd'hui, avec la fin de cette ère, ce ne peut être, et ce n'est qu'une révolution culturelle. Précieuse, mais pauvre. Précieuse pour la condition de soi, pauvre pour le futur du monde.

Et elle produit en effet une pensée radicalement autre, comme celle de la différence : concept de la philosophie innervée dans la condition de la femme. Dans ce dernier sens, dans sa substance de pensée, la différence est une catégorie du politique moderne. Dans sa pratique, c'est une politique moderne réalisée. Elle ne peut éviter le conflit, elle ne peut éviter la force, elle ne tient pas debout si ce n'est sur les deux jambes du réalisme et de l'utopie, elle ne peut que construire une fausse conscience voulue, elle ne peut que faire décliner en une tactique émancipatrice le dispositif stratégique de libération. Le paradoxe est là. Cette irruption politique du féminin dans l'histoire est advenue quand la politique était déjà au-delà de sa crise, vers son effondrement. Le mouvement des femmes s'est trouvé être l'héritier des processus de civilisation, modernisation, sécularisation, des années soixante-dix. Peut-être trop peu pour la charge apocalyptique de son surgissement soudain des pulsions de l'histoire profonde, tant de l'individu que des rapports sociaux-civils modernes. Seule la grande politique pouvait se proposer d'exprimer cet autre sens de la vie dont l'origine, à la fin de la modernité, est dans le féminin de l'être moderne. La révolution de la femme n'a pas encore été vaincue, comme les autres révolutions du siècle, mais elle doit savoir qu'elle va devoir jouer son destin difficile et sa joyeuse liberté dans cette ère misérable de restauration.

 

 

«Paix impossible, guerre improbable» 

Le siècle meurt, le millénaire s'éteint, sans annonces de salut messianiques. Le chœur de la comédie, satisfait, acquiesce. La fin heureuse est au coin de la rue. Tout s'achève en jubilé. Y a-t-il quelque chose de plus tragique que le Weihnachts-Oratorium BWV 248 de Jean-Sébastien Bach ? De plus douloureux que la naissance du fils de Dieu, destiné à mourir mais, plus encore, à être tué? Les conséquences de la paix conduisent-elles maintenant à la fin de la politique ?, voilà le problème qu'il nous faut penser. Une situation nouvelle, sans doute. L'histoire moderne a vécu, conflictuellement, avec la politique moderne. Quelle histoire aurons-nous maintenant sans la politique ? Il y a une chose qu'on ne dit jamais : que cette situation de paix antipolitique naît aussi de la victoire dans une guerre. L'ère des guerres civiles mondiales ne s'arrête pas en 1945. Ce qui s'arrête en 1945, c'est la deuxième phase de la guerre permanente du vingtième siècle, et s'ouvre alors la troisième phase. La bombe d'Hiroshima, bien davantage que le discours de Fulton, est l'acte démonstratif inaugural de la troisième guerre mondiale. Ce n'était d'ailleurs plus Roosevelt, mais Truman. On a dit à l'URSS que la paix pouvait être organisée avec elle, mais en sachant que le monde serait désormais sous l'hégémonie menaçante des États-Unis d'Amérique. Toutes les démarches de Staline par rapport aux pays de l'Europe orientale pour construire un État tampon anti-occidental, comme également le début de la longue marche de la révolution chinoise, sont des contremesures nécessaires. Commence alors une confrontation politico-militaire. Le monde va s'organiser en deux camps, comme cela ne s'était sans doute jamais produit à l'époque moderne, si ce n'est après le déchirement de la Réforme et pendant les Guerres de religion. L'organisation géopolitique bipolaire se charge effectivement de motivations idéologiques opposées. Et si la géniale initiative du plan Marshall vient des États-Unis, la directive de transformation de l'ancienne Troisième Internationale en Kominform vient de l'Union Soviétique. Réponses différentes typiques de deux systèmes opposés. Tout le contraste entre capitalisme et socialisme peut se lire comme un conflit entre économie et politique. Tout comme la victoire de l'un sur l'autre. Le mouvement ouvrier a représenté cette disposition moderne, weberienne, à la politique. La thèse du mouvement ouvrier comme grand sujet ultime de la politique moderne est vérifiée in articulo mortis : une fois refermée l'histoire du mouvement ouvrier, il n'y a plus de place pour la politique. Qui pourrait contester le fil qui va de Machiavel à Lénine? Même le rapport avec le capital est né et a grandi avec la politique. Mais un fait extraordinaire s'est produit au vingtième siècle. La classe ouvrière, se faisant État, avec la révolution dirigée par le parti, a soustrait la politique au capital: lequel a subi le quasi effondrement de la grande crise, non pas seulement à cause de cela, mais aussi à cause cela. Pour s'en sortir, il a dû prendre au socialisme, provisoirement mais stratégiquement, le renversement du rapport entre économie et politique. Keynes n'avait-il pas jeté un «coup d'œil à la Russie»? La deuxième guerre mondiale – poursuite de la politique mondiale par d'autres moyens – avait complété le travail. Capitalisme et socialisme en sont sortis renforcés, chacun dans leur propre disposition naturelle et historique, l'un à l'économie, l'autre à la politique. Essayons de penser la guerre froide à la lumière de ce couple ami/ennemi historiquement déterminé. On perçoit alors un tout autre paysage que celui visité habituellement. La politique de puissance de l'URSS n'était pas quelque chose qui pouvait être évitée. C'était quelque chose de plus qu'une défense contre la puissance objective économique capitaliste. Elle avait été inscrite de force dans les caractères originaires de la construction du socialisme dans un seul pays. Celle-ci n'avait jamais pu jouir d'une situation de paix. La révolution permanente a eu lieu. S'est établi un long et constant état d'exception, qui va de la guerre civile du milieu des années vingt à la guerre froide des années cinquante. La tentative communiste de réalisation du socialisme a été cela : non pas gouvernement politique de la normalité, mais gouvernement politique d'une exception historique. Et dans l'état d'exception, le souverain est celui qui décide. Qui décide, peu de temps après la paix imposée à la guerre nazie, de l'ouverture d'un autre front de guerre? On dirige une maison avec des préceptes, on gouverne une ville avec des lois, on décide des sphères d'influence avec des rapports de force. En 1947, la paix était déjà terminée, la guerre avait recommencée. Et la forme qu'elle prend dans le troisième conflit mondial du siècle est très intéressante. Raymond Aron l'a définie mieux que les autres.

Si ce n'était ces temps hystériques et si peu désenchantés, où tous ces détenteurs jaloux de bons sentiments ne savent que s'émerveiller de la manifestation du mal dans l'histoire, une relecture lucide de cette période serait un bel exercice. Concept historique original que celui de Guerre froide : guerre armée, non guerrière. Guerre sans guerre, non pas par la volonté éthique des peuples, et encore moins de celle des individus, mais en vertu d'une entité nullement abstraite, l'arme qui s'est octroyée le droit subjectif à la majuscule, la Bombe. Paradigme de la modernité : une arme dont la puissance destructrice est aussi totale qu'est réduite à néant la possibilité de l'utiliser. Nihilisme de la technique. La raison positive de la science, parvenue à produire les conditions de l'apocalypse, s'arrête au bord de l'abîme, n'avance pas, ne recule pas, reste suspendue sur une phase. Cette suspension de la décision a été l'équilibre de la terreur. La paix n'a pas été sauvée par un traité, par une conférence, par la diplomatie, par un compromis. La paix n'a pas été fille du pacifisme. La guerre a été vaincue par la guerre. Pour la première fois, elle a trouvé une limite en elle-même. La paix perpétuelle, au moins en ce qui concerne le caractère propre au vingtième siècle de la «guerre mondiale», a été assurée le jour où l'on est parvenu à la parité atomique entre les puissances. Avec elle, le socialisme a sauvé la paix. Seule la force l'emporte sur la force. Sur cette idée régulatrice de l'histoire humaine la politique a calqué le pas de son action. Elle a contribué ainsi au progrès de l'humanité. La guerre froide a continué sans guerre l'ère des guerres civiles mondiales. Un chef d'œuvre de ruse de l'histoire. Et c'était encore les nobles années des choix de vie. L'humanité doit être reconnaissante à ces scientifiques, physiciens nucléaires occidentaux, et aussi italiens, qui ont choisi leur camp, opposé à celui qui leur était assigné. Ils ont contribué ainsi à établir cet équilibre armé qui empêchait l'emploi des armes. Ils ont accepté la division du monde en blocs opposés, mais dans le scénario inédit d'un conflit de puissances sans affrontement direct des armes. Fait sans précédent : l'idée que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux militaires a été confirmée. La guerre, alors, c'est la politique qui la fait. Voilà la grande politique : organiser le conflit sans déchaîner la guerre. Voilà la petite politique : par amour pour la paix, annuler, comprimer, masquer les conflits. À la fin, la petite politique rend inutile, superflue, la politique. Sans conflit, pas de politique. Sans politique moderne, fin de la politique. La fin de la politique moderne coïncide avec la fin du mouvement ouvrier organisé sur le plan mondial. La politique des deux systèmes-monde opposés a conduit la politique moderne a ses deux ultimes conséquences, elle l'a contrainte à son accomplissement. Ensuite, le retour à un système-monde unique pour tous n'est pas le passage pacifiant à une ère post-politique, mais le saut régressif vers une époque pré-politique.

Il n'y a pas de doute. Il y a danger. À peine nous retirons-nous dans l'arrière-boutique de l'autoconscience politique que nous retrouvons le vieux costume rapiécé de la vieille appartenance idéologique, un fil de vision romantique du passé renoue des sentiments inutilement dispersés et des grandes raisons piétinées par de très petits hommes. Et pourtant. Notre temps est le temps totalisant de la décision universellement valable, comme si la seule vérité possible, ou en tout cas la seule permise, était l'improbable vérité. Tandis qu'alors, dans le monde d'hier divisé en deux, il y avait le temps polémique des décisions alternatives, des recherches partielles de double vérité. Masses de peuple, intellectuels isolés – et l'intensité de ces temps permettait justement d'être aussi peuple et intellectuel –, eux décidaient, eux se regroupaient, eux étaient portés par le courage de savoir de quel côté ils étaient. À quel prix, de fermeture, d'intolérance, d'auto-limitation, d'auto-contrition, de renoncement, tout cela a-t-il été payé ? Mais la valeur d'être divisé sur des frontières politico-idéologiques, refermant, au moins frontalement, les tranchées militaires, une lutte de classe internationale sans guerre mondiale, c'est – dit avec ironie – la New Model Army du vingtième siècle, avec potentiellement en soi la capacité de la politique à dépasser la violence de la guerre. La politique moderne a atteint alors le sommet de sa puissance. La bataille des idées, l'engagement de la culture, le caractère politique de l'art, la foi des militants, l'autorité des groupes dirigeants, la discipline de parti, et pas seulement ceci et non pas cela, mais toutes ces choses ensemble, marquaient d'une positivité spécifique l'aura dramatique de l'époque. Peut-on encore le dire? Dans les années cinquante, c'est Bobbio qui avait tort, et Togliatti qui avait raison. C'était une époque de décision politique. Les choix culturels suivaient, avec l'intendance, comme toujours ils la suivent. Comme si la culture d'aujourd'hui ne suivait pas, avec une obéissance civile, les pistes de la pensée unique, et sans même le dire encore, ou peut-être sans même le savoir. Bobbio a raison dans les années quatre-vingt dix. L'utopie libérale est devenue la pratique quotidienne des Marchés, des Banques, des Bourses, l'idéologie des industriels et des professeurs, et tout dernièrement l'Évangile des politiciens sans politique, qui sont aujourd'hui la véritable intendance. Il faut expliquer entièrement le pourquoi de cet écroulement des sens, de cette perte de reconnaissance, de ce triomphe de l'apparence et de l'effondrement qualitatif dans ces deux professions-vocations weberiennes du vingtième siècle, celle du politique et celle de l'intellectuel. Il faudra peut-être concevoir une anthropologie partisane, déclinée par l'en-bas, qui juge les seigneurs de la terre et justifie tous les autres. Et les autres ce ne sont pas seulement les pauvres, les simples, les rejetés, les exclus, mais aussi, parmi eux et à partir d'eux, surtout ceux qui sont nés dans la contrainte de subir la tentation de devenir dominateurs, qui ont essayé, avec les moyens du bord, de renverser les conditions éternelles du monde, par anxiété collective de justice, ou par vengeance, ce qui était la même chose. On nous dit que chaque être humain naît avec une capacité potentielle d'intériorité. Et laissons de côté l'appel ou l'élection divine. Ce que nous connaissons, bien, c'est l'appel ou l'élection sociale. Le privilège divise et dispose. La potentialité de l'un est cultivée, celle de l'autre détruite. Aujourd'hui plus qu'hier, dans la nouvelle partition du monde, et dans la nouvelle partition de la société, toutes deux toujours plus ou moins masquées, plus ou moins falsifiées, tues, inexprimées.

La grande histoire est plus humanitaire que la médiocre et petite histoire. L'homme commun a besoin d'être dominé par les événements pour reconnaître en soi la qualité de l'individualité. Celle intérieure est comme réveillée et mise au défi, à l'épreuve de sa propre force. Une condition que l'histoire moderne a découverte, connue, valorisée. En elle, le conflit a été permanent, ce qui a changé c'est le degré d'intensité, de diffusion et de violence. La société moderne ne voit pas seulement la guerre comme continuation de la politique avec d'autres moyens, mais elle voit l'économie comme continuation de la guerre avec d'autres moyens encore. Mais alors que dans la politique et dans les guerres c'est toujours l'un ou l'autre qui gagne en fonction des meilleures formes d'organisation de l'intelligence et de la force, en économie c'est toujours le même qui l'emporte, celui qui déjà possède le capital et le pouvoir. C'est vrai le marché c'est la Zivilisation de la guerre, mais dans la civilisation, modernisation, mondialisation, à la différence de la Kultur et de la révolution, il y a déjà, prédestinés, le victorieux et le perdant. Dans le libre marché, les ouvriers n'ont jamais vaincu politiquement, sinon lorsqu'on les a autorisés à repeindre en or leurs chaînes. La social-démocratie classique a compris cela marxiennement et elle a prédisposé en conséquence les instruments de l'organisation. Et le socialisme politique, le socialisme de l'État, le socialisme des communistes l'a compris, plus radicalement, en accélérant le pas déjà vers l'ère des guerres. En effet, tant que dans le grand vingtième siècle, la politique, avec ou sans la guerre, avait la primauté sur l'économie, l'issue finale de l'affrontement est restée incertaine. Des espérances messianiques de transformation des anciens rapports sociaux nourrissaient le cœur des masses et l'esprit des individus. La politique était ce qu'elle doit être pour changer les choses, une passion collective, quelque chose de plus que moi-je-pense ou moi-je-suis, ce fondement métaphysique de l'individu moderne. La politique qui s'est faite révolution, au vingtième siècle des guerres, a tenté cet assaut malheureux du ciel. La substance qui s'est faite sujet avec le moderne, selon Hegel, comme telle a été saisie et transformée en sujet collectif conscient de soi, classe avec conscience de classe, qui, libérant sa propre partie, libérait la totalité humaine. Non pas la déclaration des principes : tous les hommes naissent libres et égaux, et donc également les serviteurs, également les esclaves, également les soumis. Ça c'est le paradigme idéologique émancipatoire universaliste des révolutions bourgeoises. Non. Le contraire. Lorsque seront libérés les opprimés, les exploités, les subordonnés, tous seront libérés. Ce n'est qu'en libérant cette partie, qu'on pourra voir surgir une humanité libre. Grandiose vision apocalyptique de l'histoire universelle, du point de vue d'une partialité politique, avec les signes de la révolution prolétarienne. Le communisme du vingtième siècle est cet autobouleversement des choses, émergeant, explosant, et puis s'enracinant dans une volonté politique organisée. Ce n'est pas le nom qui est resté attaché à une expérience qui, dans la misère de la fin, n'avait plus rien à voir avec la grandeur des commencements. Si on ne fait pas un ménage intellectuel des idées et des mots, ce siècle sera mort, inachevé, incompris, et du haut de son espace tragique de vie, à la fin déchu.

 

 

 

 

Force contre violence. 

Dans la décadence du siècle, dans l'arrière-fond de son origine, il y a la chute de l'idée de communisme. Si le mouvement ouvrier a été le dernier sujet de la politique moderne, la forme communiste d'organisation, comme parti et comme État, est devenue l'expression ultime du mouvement ouvrier. L'histoire du rapport entre l'idée de communisme et les catégories modernes du politique devra être reconstruite et jugée, non pas sur la base des seuls résultats, mais à travers les prémisses, les passages, les tournants, les affinités et les incompatibilités, les promesses non tenues et la dura lex sed lex des mécanismes du mouvement du monde social humain, soumis, comme toujours, à l'éternelle alliance du pouvoir et de la richesse. Il est trop tôt pour parler du communisme du vingtième siècle, non pas parce que les atrocités de la fin, comme on dit, sont trop proches de nous, mais parce que doit encore mûrir en nous le regard capable de voir, parce que doit évoluer et s'élargir la voie vers notre noblesse d'esprit eckhartienne, par la vertu du « détachement », susceptible de nous ouvrir à la catharsis de la tragédie. Ce dont on peut parler c'est de l'épisode mineur qu'on appelle habituellement l'effondrement du système socialiste. Un dénouement en forme de farce, parodique, une comédie sans acteurs de premier plan, ni princes ni peuples, ni dirigeants ni masses: les premiers, réformateurs ou fossoyeurs, fantômes pâles dans la nuit de la politique, les autres, spectateurs téléguidés vers les paradis artificiels de l'Occident, dans la dissolution d'une société. 1989 n'est pas, ne sera pas une date historique époquale, malgré le spectacle monté par les fifres de la contre-révolution. Rien ne commence en 1989, parce que rien ne s'est terminé à ce moment-là. Il a fallu trois ans, de 89 à 91, pour confirmer bureaucratiquement une mort déjà advenue depuis un certain temps. Les systèmes socialistes survivaient à la fin du socialisme. Je reprends cette thèse, bien pénible pour moi aussi: la tentative communiste de construction d'une société socialiste a échoué déjà à partir des années soixante, coïncidant paradoxalement avec l'explosion de la contestation en Occident. Forme d'organisation et forme de mouvement, alors contradictoires, tomberont ensuite ensemble. Et sur cette base, tout le processus mondial de modernisation a suivi son cours, porté certes par la propension à l'innovation du nouveau capitalisme, mais ayant assumé une direction conservatrice sur le plan politique. Aucune pratique de réforme n'avance si elle n'est pas accompagnée, nourrie, soutenue par une pensée de la révolution. Les réformistes ne le comprendront jamais. Et c'est pourquoi ils ne vaincront jamais. Nous avons appris que cela vaut pour les réformes au sein du capitalisme comme au sein du socialisme. Le XXe Congrès a eu un caractère néorévolutionnaire: oui, ce fut un grand événement dramatique. Mais nous étions encore à l'âge de la politique, les sujets étaient encore les classes, les instruments les partis, la force se déclinait comme État, les masses étaient des protagonistes actifs de l'histoire. Nous avions raison, nous, jeunes intellectuels communistes, d'être du côté des insurgés hongrois, mais – et c'est le problème insoluble de la révolution en Occident – la raison d'État socialiste n'avait pas tort de mettre un terme à la partie qui se jouait alors avec ses blindés. C'était la guerre. En Hongrie et à Suez se réglaient des comptes internes aux deux blocs. La guerre froide mondiale déchargeait ses énergies refoulées à la périphérie des empires. Et avec l'après Staline, les critiques internes du stalinisme étaient elles-mêmes contraintes de dire: la guerre continue. Ce qu'on pouvait comprendre en 56, ne pourra plus être compris en 68. Prague est le début de la fin du socialisme. Il était peut-être alors et à partir de là encore possible de réformer le système. Prague était une ville symbole pour l'Europe centrale. À la fin des années soixante, ces mouvements semblaient unifier les deux parties divisées de l'Europe, Orient et Occident. Le processus était solidement aux mains du parti communiste, dont les hommes et les idées s'étaient renouvelés. Il y avait quelque naïveté démocratisante. Mais utilisée avec intelligence, par des groupes dirigeants avisés, elle ne gâchait rien et pouvait même être utile. Surtout la guerre froide était pratiquement finie. Il n'y a pas de traité de paix qui mette formellement un terme à une guerre non guerrière. Cela aussi était une nouveauté. La détente n'était pas encore, n'a jamais été la paix. Ce n'était ni la guerre ni la paix. Dans cette suspension de l'état d'exception, sans retour à la normalité, le socialisme, fermement, a survécu à lui-même, survécu à la faillite déjà advenue de son système.

Mais il est une vérité qu'il faut dire, dure comme l'acier dont un homme fit son nom. Le socialisme n'a pas survécu à l'ère des guerres civiles mondiales. Explosé en leur cœur, né par elles, avec elles il avait vécu et pour elles il avait vaincu. Le socialisme ne provoquait pas. Contrairement au capitalisme, la guerre ne faisait pas partie de sa nature. Plutôt il la subissait, la supportait douloureusement, et en même temps elle lui était utile et nécessaire comme moment de mobilisation totale du peuple contre un ennemi extérieur. Ce n'était pas une grande nouveauté. Ce comportement est typique de tout système autoritaire. Tout au plus, la nouveauté tenait à ces épousailles entre nationalisme grand-russe et démocratie de masse. Ce n'est pas un hasard si le point de plus haute cohésion interne decet immense pays composé de tant de peuples fut la guerre patriotique antinazie. Dans les années qui ont immédiatement suivi, l'URSS fut la véritable héritière du système politique royal-impérial austro-hongrois, confédération de peuples sous l'inflexible vigilance du petit Père. Et ça, ce n'était pas Staline, c'était le parti. Du reste, une part consistante des intellectuels occidentaux avait connu le socialisme à travers cette figure fascinante et s'en était épris, en dépit de promptes désillusions et de trahisons précoces. La guerre froide, si possible de manière plus totalisante par rapport au passé, avait imposé une prorogatio à l'attribution d'autorité. Celle-ci fut mise en crise par la fin de celle-là. La politique de détente fut une grande politique capitaliste. Peut-être la dernière. Aussi parce que par la suite, et jusqu'à aujourd'hui, elle ne fut plus nécessaire, du fait de l'absence d'un ennemi crédible. Alors, cet état de confrontation sans guerre et sans paix fut redoutable pour les systèmes socialistes. Le socialisme, soustrait au conflit politique et contraint à la compétition économique, fut vaincu sur ce terrain. Quand il ne s'agit plus de politique contre économie, le capitalisme est toujours vainqueur, avec tous et sur tous. Changer le pas de la confrontation du politique à l'économique fut l'arme victorieuse de l'antisocialisme. D'où la lutte sur la technique. Les catégories du politique ont trouvé dans le vingtième siècle ce terrain inédit d'application. Elles ne se sont pas retirées, elles l'ont occupé et soumis. Après la bombe, la production toujours plus sophistiquée des armes offensives et défensives a été le terrain privilégié de la politique. Ici aussi, le socialisme s'est trouvé en difficulté. Comme sur l'autre terrain, apparemment inoffensif, d'application pacifique de la technique dans les soi-disant entreprises spatiales. Là, le symbole s'est mêlé à la science et à l'idéologie dans une étrange mixture où l'idée de progrès humain n'a finalement fonctionné, comme toujours à l'époque moderne, que comme masque du développement économique. Les pas ridicules des hommes sur la Lune n'ont pas réduit d'un centimètre la distance de richesse et de pouvoir qui sépare et oppose de l'intérieur le rapport social humain, pays par pays, et entre mondes et mondes. Nous pouvons tranquillement dire que les fuites futuristes hors du monde, y compris celles technico-scientifiques, servent à confirmer et à consolider les injustices humaines. Dans ce siècle, la science a été la servante de la politique. Elle n'a pas servi le Prince, mais a été fonction des mécanismes de systèmes. Jusqu'à y remplacer les appareils idéologiques traditionnels. Après les guerres, le socialisme a été littéralement désarmé: économie, science, technique, idéologie, toutes ces armes de la politique du vingtième siècle n'étaient plus entre ses mains. Ce n'est pas le désir de liberté des peuples qui a vaincu. Et pas même le complexe militaro-industriel du capitalisme. Ce qui a vaincu, c'est le complexe économico-scientifique et technico-idéologique, sans grande politique, autonome par rapport à elle, un terrible mélange d'innovations sans transformation, l'envers de la révolution conservatrice, une sorte de conservation révolutionnaire des choses. Surprenantes, et déprimantes images de théâtre restées pour la mémoire de ceux qui viendront après nous : les protagonistes branlants de l'événement, sur l'une et l'autre scène, et le public qui est là encore qui applaudit.

Le paradoxe historique du socialisme qui décline et qui meurt après la guerre, doit être expliqué et réexpliqué sans relâche. Il ne deviendra jamais sens commun intellectuel. Mais des recherches bien ciblées de minorités pourront le définir et le montrer. La révolution prolétarienne du vingtième siècle se trouve dans la grande guerre, la construction du socialisme dans un seul pays se trouve entre deux guerres, la seule réforme possible du socialisme, la déstalinisation, se trouve dans la troisième grande guerre. Voilà les trois épisodes décisifs. Le reste, dans la seconde partie du vingtième siècle, est de l'histoire mineure. On pourrait dire que révolution et guerres sont deux sœurs siamoises, deux corps avec en commun une part de soi. Mais cette idée, du jeune Hegel, de liberté et destin ne nous appartient pas, malgré les apparences. Nous sommes les enfants de la culture de la crise, notre père intellectuel est la pensée négative, même quand nous disons : théologie politique, nous nous empressons de préciser: théologie politique négative. Quand le discours s'approche dangereusement d'un abord de philosophie de l'histoire, la main des mots aussitôt se retire, prévenue et désenchantée. Ce qui est historiquement déterminé, c'est la politique. Comme l'est, par excellence, la politique moderne. L'œuvre scientifique marxienne se trouve dans la paix des cent ans. Marx naît alors que l'ère des guerre civiles européennes est déjà terminée, en pleine Restauration. Les épisodes de révolte, qu'il anticipe, dans une perspective typique de la pensée révolutionnaire, le caractère prolétarien, 1848, 1871 à Paris, sont déjà des réponses à des conditions historiques insupportables. Le filon classique dans lequel il place la présence du mouvement ouvrier est la lutte sur la journée de travail. Présence organisée en production qui accompagne et qui précède et pousse le long passage de la manufacture à l'industrie. Ici le mouvement ouvrier – et nous avons déjà dit cette chose importante – assume cette tâche spécifique de civilisation d'un point de vue moderne du rapport social de classe. Du Chartisme aux deux premières Internationales, c'est de ça qu'il s'est agi. Et tout le dix-neuvième siècle est cette croissance civile, organisée par le bas, des formes de solidarité sociale, contre la figure isolée, individualisée, égocentriste, du patron. Déjà alors le mouvement ouvrier rencontre la politique moderne, dans sa fonction, qui a été celle du jus publicum europaeum, de civilisation des formes de la guerre. Déjà au dix-neuvième siècle la substance de la politique moderne se fait sujet ouvrier. C'est le vingtième siècle qui change le cadre, pour l'une comme pour l'autre, et contraint l'une et l'autre à prendre une forme différente. Le développement pacifiste du capitalisme a échoué, en Russie comme en Occident. Le processus de concentration des monopoles, la financiarisation du rapport de capital, le colonialisme brutal et donc l'impérialisme du capitalisme, sont de grandes mutations anti-modernes. C'est ainsi qu'il faudrait les lire, en faisant sauter l'orthodoxie des catégories économiques. Une régression de la civilisation, même si ensuite sur la longue période ils redeviendront un moteur de celle-là. Typique dialectique capitaliste, qui, à travers d'énormes déséquilibres immédiats, reproduit dans le temps un équilibre élargi. Voilà ce qui fonde le rapport organique du capitalisme et de la guerre. Il fallait pour cela l'ère des guerres civiles mondiales. Les ouvriers et la politique se sont retrouvés à parler la langue de l'époque, en le sachant, comme c'est le propre des grands sujets. Le mouvement ouvrier à été contraint de se faire léniniste et communiste, de se faire État avec la révolution. La politique moderne a été contrainte de continuer la guerre par d'autres moyens, et après deux guerres mondiales chaudes elle a appris à le faire avec la guerre froide. Cette contrition de moyenne durée a marqué sur la période brève. Les classes subalternes, vouées par nature et historiquement à la paix, dans leurs révoltes, ont dû répondre à la violence par la force : dans un cas par la force de la révolution à la violence de la guerre. La classe ouvrière s'est retrouvée, non en ce destin humain, mais dans cette condition historique concrète. Elle y a tout au plus investi la valeur ajoutée de sa spécificité sociale. La politique moderne lui avait enseigné l'usage préventif de la force. L'histoire moderne lui avait montré que force et violence sont deux concepts non seulement différents mais opposés. La force est le rapport de force, dimension collective du conflit, masses conscientes en mouvement, luttes et organisation, organisation et luttes, croissance calculée de pression sur les contradictions du camp adverse, connaissance de celles-ci pour frapper la juste cible, au moment précis. Force appelle intellect. Le conflit est savoir. Le coup de force doit être un acte de civilisation. Macht et Kultur. La force a besoin de voir. C'est la violence qui est aveugle. Elle frappe où elle peut. Et vise à détruire. Elle est individuelle, même quand elle vise la masse. Elle ne connaît pas, ne veut pas connaître, confond, veut confondre. Celui qui est faible choisit la violence. Celui qui a la force n'a pas besoin de la violence. L'acte de violence est toujours manifestation de barbarie. Même quand c'est une imposition de la modernité sur les anciens rapports. L'histoire moderne a su être violente de manière nouvelle. Gewalt et Zivilisation. La force est le négatif de la résistance, la violence et le positif de l'agression. Symboliquement, deux décisions définissent les deux cadres : la déclaration de grève et l'acte terroriste. Formes d'action idéales et typiques de l'époque moderne. La grève est par excellence décision collective, action qui interrompt l'activité, c'est un «non», non à la poursuite du travail, lutte non violente, conflit sans guerre, calcul rationnel des forces en présence pour déplacer des positions, les siennes et celles de l'autre. Le mouvement ouvrier se représente en cette forme d'action sociale, où l'individu travailleur donne conscience et force en même temps à ses camarades et à lui-même contre une partie adverse. Il y aura tant d'autres formes de lutte, mais avec ces mêmes caractéristiques. Les formes de lutte révèlent les buts du mouvement. Le terrorisme est une initiative d'individus et de groupes sur des individus et des groupes. C'est une action positive, démonstrative, en frapper un pour en éduquer cent, un fondamentalisme politique, un être-pour-la-mort brutal et rudimentaire, où celui qui combat est annulé avant même que ne le soit celui qui est combattu. Il ne peut y avoir de noble but pour une telle décision. Et la violence finit par soustraire la force à la partie pour laquelle on croit lutter. Dans l'usage pacifique de la force s'exprime la haute maturité des hommes en société. Dans la violence sur les personnes, il y a une sorte de régression infantile. Ce morceau de siècle a connu et connaît le petit terrorisme des groupes armés politiques, religieux, ethniques. L'extermination de masse, la violence aveugle, l'action positive et démonstrative de mort, a été celles des Camps et du Goulag, mais celle aussi des bombardements en rafale sur les populations civiles et celle conclusive, décisive, du terrorisme atomique. Dans la recherche de la solution finale, aucun système et aucune idéologie n'est innocente. Le vingtième siècle meurt sur cette croix: la force comme violence, la politique comme guerre, l'être comme mort. Demandons-nous: pourquoi est-ce à cela qu'on pense quand on dit vingtième siècle, et non à l'ère des droits ?

 

 

Ouvriers et politique.

Le mouvement ouvrier au vingtième siècle a été bouleversé par le destin de la politique. C'est avec Marx qu'a lieu la rencontre des ouvriers avec la politique. Mais la rencontre reste inachevée. Attraction/répulsion, amour/haine. Marx n'a pas saisi le caractère spécifiquement moderne de la politique. Il a fait à bon droit une critique de l'idéologie et s'est arrêté là. Grand anticipateur du futur capitalisme, il n'a pas prévu le futur de la politique. L'ère de la guerre comme système concret et provisoire du monde de demain lui a échappé. On peut émettre des doutes quant à la possibilité de trouver dans son œuvre une théorie de l'effondrement – une Zusammenbruchstheorie – du système économique. Mais on peut sans se tromper affirmer qu'est absente de sa pensée la possibilité d'un effondrement de la politique. Qui se produit très exactement un siècle après sa mort. La politique moderne ne pouvait donc pas fonctionner ? Ne pouvait-elle aller qu'à la catastrophe sous le poids de ses insolubles contradictions ? La tragédie du politique au vingtième siècle n'est pas d'être entrée dans l'ère des guerres civiles mondiales, mais de n'en être pas sortie. De n'en être pas sortie avec une « grande politique » comme alternative à la guerre. Il est probable que le capitalisme n'était pas en mesure de le faire. L'idée et la pratique de la guerre entre les hommes lui sont par trop organiques. Mais pourquoi le socialisme ne l'a-t-il pas fait? Voilà la question inquiétante. La faillite du mouvement ouvrier tient à cela. Et non pas au fait d'avoir ruiné ici et là quelque démocratie parlementaire. Ou d'avoir ici et là fait taire quelque poète de l'âme. Le lieu, le temps, est celui de la faillite historique de la classe ouvrière : qui attend d'être entièrement pensée. La classe ouvrière : en Occident elle n'est pas parvenue à s'émanciper de ses origines subalternes pour devenir classe dirigeante, dominante d'une manière nouvelle, hégémonique. Elle s'est faite syndicat, elle s'est faite parti, elle s'est faite gouvernement, mais elle ne s'est pas faite État, c'est-à-dire, entre autres choses aussi, Ordre, Règne, Verfassung, Constitution, et chacun de ces mots-concept a son sens historique et théorique. En Orient, la forme de domination qu'elle a assumée est plus celle héritée de l'histoire moderne que de la politique moderne, c'est-à-dire de la politique réduite à l'État, conçu par contre dans sa forme précisément historique de monopole de la violence. La forme communiste du mouvement ouvrier fut la première à prendre le tournant du politique au vingtième siècle. Alors que la social-démocratie classique s'attardait dans des formes dix-neuvième-siècle d'organisation et d'action politiques, les bolcheviques saisirent le nouveau rythme du temps historique, l'accroissement considérable de l'intensité du moment politique, ils sentirent l'énergie accumulée dans l'air de cette époque en état d'explosion et furent vraiment une avant-garde, parmi les avant-gardes, qui ouvraient et lisaient en d'autres langues le livre de ce siècle. Saisir l'occasion de la révolution : seul celui qui a une longueur d'avance par rapport à son époque et sait qu'il devra l'attendre au tournant, peut le faire. Laisser passer l'occasion sans la saisir: tout le monde sait faire cela. Il suffit de rester cloîtré dans son temps sans en voir les signes de crise. Alors que tout le monde voyait le critère du politique, la loi de l'inimitié, dans la guerre, sur les fronts, entre les nations, Lénine, presque seul, vit l'ami/ennemi dans l'alternative entre révolution et guerre. Mieux vaut subir un traité sans gloire que de prolonger un massacre inutile. Contre la guerre comme histoire européenne, la politique comme révolution russe. C'est là que naît le communisme du vingtième siècle. Deux mots d'ordre ont retenti plus fort que tous les coups de canon: la terre, la paix! Et le spectre qui hantait l'Europe prit le visage humain, décidé, des soldats, des ouvriers et des paysans. La politique d'Octobre porte un coup sévère à l'histoire comme guerre. Mais ne vainc pas définitivement. Elle-même sera vaincue plus tard. Nous avons vu à quel point la suite de la révolution sera conditionnée par la guerre. Et pourtant. Les communistes sont les seuls à avoir tenté de réaliser le socialisme. Dans un seul pays, dans un monde ennemi, à partir de conditions en grande partie pré-capitalistes. Les autres formes de mouvement ouvrier n'ont même pas tenté cela. Aujourd'hui, on considère comme normal de n'appeler socialiste que celui qui a éliminé le socialisme de son programme principal. Les communistes ont échoué dans la tentative de construction du socialisme. Et si eux ont échoué, tout laisse à penser, et tous en effet pensent, que le socialisme est impraticable. Ce n'est pas une constatation de moindre effet. C'est de là qu'il faudrait repartir pour mesurer le nouveau rapport de force avec le capitalisme. D'ailleurs: si les ouvriers n'ont pas réussi à vaincre le capital, le capital semble aujourd'hui pratiquement invincible. Voilà l'état des choses. Nous sommes tous – la gauche européenne – post-communistes. Dans la mesure où nous venons après cette expérience, tentée et puis manquée. On pourrait faire le décompte, matériel, de la force acquise, après cette tentative, par les travailleurs de l'Occident et les déshérités du monde, de leur potentiel de liberté et de leur possibilité de meilleures conditions de vie. Dans quelle mesure le capitalisme a historiquement changé à la suite de la grande peur ouvrière. Question : est-on sûr qu'il y aurait eu un welfare state, sans les luttes pour sa conquête, sans la terreur exercée par la menace d'une dictature du prolétariat? Qu'il y aurait eu un capitalisme réformateur, de l'Amérique rooseveltienne à l'Angleterre travailliste, sans la présence politique, au milieu de l'histoire du vingtième siècle, de la Russie soviétique ? Aujourd'hui les certitudes ne demeurent que dans la tête des grands archivistes. Incapables de clore le processus avec le sens tragique de la fin, ils le suppriment, le nient, le maudissent, éloignent la croix, et par trois fois avant l'aube, assurent qu'ils n'ont jamais connu. Mais il y a l'autre voie, délaissée et solitaire : se déclarer les héritiers de la défaite de la révolution et, en même temps, les héritiers de la révolution.

Entre les ouvriers et la politique, seul le communisme a été capable de la grande médiation. D'une médiation nécessaire. Parce que les ouvriers ne sont pas, n'ont jamais été, une classe générale. D'où leur force et la difficulté, avec cette seule force, de vaincre. Intérêt partiel et non particulier. D'une partie, non pas d'un corps ou d'une catégorie. D'une partie qui est pourtant la représentation d'une contradiction centrale pour la longue période de l'histoire moderne, celle du travail humain dans le rapport de capital. Toutes les autres conditions qu'on énumère aujourd'hui sont, par rapport à celle-là, un froissement de vagues sur la mer de la tranquillité. Le mouvement ouvrier a résolu la contradiction historique en politique. À différents degrés d'intensité. La forme communiste d'organisation a été le degré d'intensité le plus élevé par lequel les ouvriers ont exprimé la politique. Le rapport entre classe ouvrière et politique moderne, qui avait déjà fait entrevoir une possibilité de rencontre entre vocation et profession, depuis le chartisme jusqu'à la social-démocratie classique, devient plus étroit dans le mouvement ouvrier communiste sous une forme, celle du parti, qui devait traduire le caractère partiel de l'usine en généralité sociale, avant même que ne le fasse, de sa propre initiative, avec ses instruments, et contre les ouvriers, le capitalisme lui-même : comme c'est advenu par la suite, par intégrations progressives et successives, le reste du mouvement ouvrier attendant des conditions plus favorables. J'y reviens : la révolution russe a échoué en Occident. La grande occasion fut celle du début des années vingt. Clairvoyance géniale de la scission de Livourne. Ce n'est pas la naissance, mais la faiblesse des premiers partis communistes en Europe, qui fut la cause de la défaite d'alors, et de celles qui suivirent. Quand, après la deuxième guerre, les partis communistes furent suffisamment forts dans quelques pays, c'était déjà trop tard. Et il fut sage alors de ne pas tenter l'expérience. La forme communiste d'organisation a parcouru tout l'arc de la politique moderne. Le mouvement ouvrier était, naturellement et historiquement, anti-jacobin, anti-anarchiste, anti-populiste. Les communistes confirmèrent, dans la théorie et certes pas toujours dans la pratique du parti, cette nature historique. La politique moderne, à son tour, fut toujours exposée à de dangereuses tentations vis-à-vis du jacobisme, de l'anarchisme, du populisme. La forme communiste du parti politique, d'une manière tout autre que dépendante d'un modèle unique, tenta pour elle et lui offrit une solution originale : celle du rapport avant-garde/masse, entre intellectuel collectif hégémonique et culture subalterne diffuse ou, pour employer encore des images gramsciennes, entre Prince et Peuple. Cette tentative a pu naître, mais n'est pas parvenue à se développer. Elle ne pouvait réussir que si réussissait la construction du socialisme. Sans elle, et avec la chute de celui-ci, la forme d'organisation s'est éteinte. On peut le dire de cette manière: le parti n'a pas reconnu dans le socialisme une autonomie à l'État, et n'a pas reconnu dans le capitalisme une autonomie à la classe. Mais la politique moderne était précisément ce jeu d'autonomies, du social au politique, du politique au social, de l'économique vers le politique et le social, de l'institutionnel au juridique, de celui-ci à celui-là, différence qu'il faut gouverner, «renard» et «lion», à travers l'instrument forme du parti, grand sujet de la médiation, et sujet de la grande médiation, entre masse et État. Projet réaliste-et-utopique que celui communiste. Réalisme et utopie : les caractères qui fondent le critère du politique moderne. En 1989 meurt Nicolas Machiavel. Et, avec lui, Thomas More.

Demeure intacte, sans réponse, avant même qu'irrésolue, la terrible question : pourquoi le mouvement communiste, sorti renforcé de l'ère des guerres, s'est effondré avec la paix ? Les conséquences politiques des deux premières guerres mondiales avaient vu la naissance et la consolidation du camp communiste. La fin de la guerre froide, sans vainqueurs ni vaincus, avait maintenu en tout cas l'équilibre des forces. La réponse est aussi terrible que la question. La pensée ne peut avoir peur d'elle-même. Elle avance sur un terrain miné. Son habileté consiste à ne pas mettre le pied au mauvais endroit. Elle doit atteindre l'ultime frontière du problème. Et de là regarder la solution possible. Le sens de la limite, dont on parle aujourd'hui, appartient à une dérive modérée de l'opinion intellectuelle. Pas une seule idée n'en sort, fût-ce même sous la torture. Non, il faut reprendre sur soi le travail pénible du concept. Donc. Voici la réponse : le socialisme n'est pas parvenu à être autre chose que le communisme de guerre. Et l'identification, officielle, du mouvement communiste avec le mouvement socialiste a été terrible. Après, il n'y avait pas de lieu pour une autre forme, ni figure, pour un autre horizon, ni regard, qui dans le crépuscule de l'Occident voyait tout au plus le nouveau commencement. Parce que le mouvement communiste, dernière représentation du mouvement ouvrier, a rencontré la politique moderne au moment de la fin. Le vingtième siècle est le moment de la fin de la politique. Née pour dépasser la guerre, la politique moderne a été dominée par la guerre. La mondialisation armée du conflit entre les nations a soumis les catégories du politique, elle les a pliées et réduites à soi. Dans la guerre froide, avec la grande arme qui se taisait de force, il y a eu la dernière revanche de la politique. Mais la détente n'a pas voulu dire Weltpolitik. Elle a voulu dire Weltökonomie. On a compris à quoi avaient servi les guerres mondiales : à produire la mondialisation définitive de l'économie. C'est là où le capitalisme a définitivement vaincu. Et là où le mouvement communiste, seule force anticapitaliste sur le plan mondial, plus à cause de ses origines que de son résultat, a rencontré son effondrement.

Il vaut mieux repartir de cette donnée tragique de réalité que du passé d'une illusion. L'argumentation la plus supportable entre toutes celles, impossibles à entendre, qui ont accompagnées 1989, disait: la construction du socialisme a échoué, mais les raisons qui l'ont poussée sont tout entières intactes devant nous, dans le monde contemporain. Variante: le mouvement communiste a usurpé un nom, mais le communisme reste dans le cœur de l'homme, comme un horizon idéal non atteint et inassouvi. Dans cet ordre d'idées, Bobbio et Luporini. Jusqu'à il y a quelques années l'affirmation volontariste de Bloch nous plaisait: communisme c'est ce que les hommes entendent depuis toujours par le mot «morale». Arguments rassurants de penseurs croyants, dont on a perdu la trace. Il se peut que les raisons de la révolution socialiste soient encore présentes dans le monde, mais ne s'expriment plus dans la tension vers cette idée, vers ce mythe, vers cet objectif : noms différents pour des sensibilités différentes. Comment ces raisons s'expriment, si elles s'expriment, reste un mystère. Aucune analyse scientifique ne peut le révéler. Il y a peut-être un sentiment religieux qui part des périphéries du monde et qu'il faudrait retraduire en théologie politique révolutionnaire pour l'Occident. Mais il vaut mieux laisser tomber. Et puis dans le cœur des «derniers hommes», on ne voit pas grand-chose, étant donné l'obscurité: sépulcres vides après que le Ressuscité s'est enfui. Communisme n'est plus non plus la chose simple difficile à réaliser de Brecht. La soi-disant complexité a dissous sa constitution naturelle élémentaire et en a fait une tâche acrobatique pour des athlètes de l'esprit. Le futur ne lui appartient pas. Seul un «saut de tigre» dans le passé du dix-neuvième siècle peut nous faire comprendre ce qui est arrivé. Nous saurons ainsi que, dans ce siècle, communisme a voulu fondamentalement dire «être communiste». Une modalité, une forme, une expérience, un choix, d'existence humaine. Ce libre horizon de vie s'est révélé plus vaste de réalisations obligées de l'histoire. Il se peut que l'erreur ait été de trop assumer et seulement sur soi la finalité positive de la construction du socialisme. Le communisme est originairement un mouvement du négatif. C'est un non de l'histoire à elle-même, à comment elle a, jusque-là, été. Dimension, donc, de pure politique, vraie. Ce n'est pas l'idée abstraite, mais le nom politique qui compte. Il naît, et les communistes deviennent sujet historique, dans le scénario apocalyptique par lequel s'ouvre le vingtième siècle. Ils signifient la vérification/renversement de l'histoire moderne : la guerre est la vérification, la révolution le renversement. La décision du nom des communistes et l'événement du saut politique d'histoire qui a suivi, bouleversèrent d'un seul coup le gradualisme réformiste, la mort du marxisme, la civilisation démocratique, la modernisation capitaliste : toutes les idées et les pratiques déjà vieilles alors, que le début du siècle a liquidé et que la fin du siècle nous repropose comme des opportunités inédites de futur. Elles venaient toutes, elles viennent toutes, d'un âge qui avait mélangé positivisme, historicisme, néo-idéalisme, scientisme, en une synthèse rhétorique dix-huitième-siècle de foi dans l'inéluctable progrès humain. Le vingtième siècle, qui était né en balayant ce passé, meurt en nous le restituant comme présent. La décision communiste de la révolution fut un écart par rapport à son temps. On se plaça, de manière géniale, dans la révolution des formes propre au vingtième siècle. Quand, dans tout le langage, et donc dans l'art, dans la science, dans tous les champs du savoir, et puis dans la conscience et au-delà de ses limites obscures, advint le saut libérateur hors des vieilles formes, il y eut la révolution aussi dans les formes de la politique, c'est-à-dire dans cet éternel langage social humain. Sous le nom de communiste, alors, le mouvement ouvrier ne se contenta pas de rencontrer la politique moderne, mais dans une situation d'exception, il la transforma, la révolutionna. Le Prince se fit Parti, l'Utopie devint État : l'histoire fut renversée dans son cours par la politique. L'âme, antique, et les formes, nouvelles, – selon l'image splendide du jeune Lukàcs – se rencontrent dans la figure maudite des prolétaires vainqueurs.

Le communisme du vingtième siècle n'est pas seulement cela. Mais il a été cela longtemps, et avec une telle profondeur et une telle intensité, que l'âge si long de la décadence et de la mort devient lui-même, avec le second vingtième siècle, histoire mineure. Pour le grand événement qui marque l'époque, quand il est bien enchâssé dans un cours d'années, ce type d'opération intellectuelle est toujours utile: relier les deux fils, pour voir si le courant passe, entre le temps du commencement et le temps de la fin. Urzeit, Endzeit : et rien d'autre. L'« entre », le temps intermédiaire, est important, mais pas décisif. Dans l'entre-temps, il y a l'aménagement, l'adaptation, la correction, qui peut être déviation ou involution. Le socialisme des communistes : éclat du commencement, grisaille de la fin. Autour de 89, nous avons tous été, avec légèreté, au procès. Le procès était quantitativement d'énorme proportion, qualitativement d'infime niveau. La pire des réponses fut la peur d'être emportés par l'effondrement. On a fait croire qu'il ne s'agissait que d'un changement de nom, alors qu'un monde finissait. Nous nous en sommes rendus compte après, peu à peu, tandis que s'égrenait le fil des choses, petites, insipides, puis inutiles ou dommageables qui ont suivi. Dans la mort du socialisme, a compté et comptera pour le futur, plus que l'événement en soi, cette disproportion abyssale entre la signification du fait advenu et la misère des sujets qui l'ont géré et exprimé. Rien n'est plus sans espoir qu'une décision ultime sans pensée décisive et sans action tragique. Quelque chose de dévastateur devait en réalité être advenu au cours des deux décennies précédentes pour déterminer une situation de ce genre. Les gauches occidentales ne sont pas autorisées à s'auto-absoudre, et même à s'auto-célébrer, pour avoir assisté passivement à la progression de la maladie mortelle du socialisme. En premier lieu, parce qu'elles n'étaient certainement pas les protagonistes d'une de leurs aventures exaltantes spécifiques. Ensuite, parce qu'elles auraient dû savoir que les deux destins, mouvement ouvrier, et construction du socialisme, s'étaient malgré eux croisés une fois pour toutes, et un juste déchirement des formes était autre chose qu'une rupture avec la substance de la tentative. Ce qui est en fait véritablement arrivé, après la fin de l'ère des guerres, c'est que l'histoire a repris en main le siècle et a expulsé la politique. Dit en termes moins inspirés, mais de plus de poids, le capitalisme a pleinement retrouvé l'exercice de son hégémonie, avec ses propres armes, stratégiques, de la force économique, de la puissance financière, de la violence technologique. Les cultures, l'idéologie, le sens commun de masse, le bon sens privé, l'opinion médiatisée, ont suivi. Avoir pensé que l'effondrement du socialisme était à la fin plus opportun qu'une réforme du socialisme, a été le suicide du mouvement ouvrier en Occident.

Il faut malheureusement apprendre à contrecœur à répéter les choses déjà dites. C'est une illusion de croire qu'une pensée, en tant qu'elle est prononcée, peut être comprise. Il ne s'agit pas seulement de l'opacité de cette réalité, qui permet tout hormis l'intelligence des événements. Il y a, là-dedans, l'habitude, soutenue par la société de l'image, au discours sans pensée. Donc. La construction du socialiste dans un seul pays a échoué ainsi que son application à un champ de pays militarisés pour la guerre, parce qu'a échoué la révolution en Occident. Elle a été vaincue après la première guerre mondiale, elle n'est pas repartie après la deuxième, elle a somnolé pendant la troisième, tout en laissant une voie ouverte, ou la recherche d'une voie, vers d'autres formes d'une perspective révolutionnaire dans le capitalisme. La gauche européenne devrait regarder en elle-même quand elle pense à la défaite du socialisme au vingtième siècle. Et le cas italien, ici aussi, a sa positivité spécifique. Les communistes italiens n'étaient pas des vrais socialistes ou des sociaux-démocrates politiquement corrects. Leur consensus s'était enraciné sur le substantif «communiste», l'adjectif «italien» voulait donner une forme originale au projet que contenait ce nom. Le slogan du peuple Gramsci-Togliatti-Longo-Berlinguer, marquait symboliquement, sur un arc de plus de soixante ans, la continuité d'une recherche dans la voie démocratique vers la révolution en Italie, pour l'Occident, après et à côté et contre la forme de construction soviétique du socialisme. La forme occidentale tendait à se configurer comme civilisation de la révolution, sa modernisation, son inculturation et complexification, sa modération, retraduction subjective moderne de la désormais archaïque et trop nécessaire rupture de 1917. Non pas le «gradualisme» des réformes, mais le «processus» de la révolution, ou le processus révolutionnaire aussi à travers le gradualisme réformateur. On peut faire mille lectures tranquillisantes de l'œuvre de Gramsci et de l'initiative de Togliatti, mais c'était le signe et le sens qui indiquaient, pour après l'ère des guerres, la révolution qui, dans son mouvement, à chaque passage, se chargeait de la recherche du consensus et fonde culturellement chacun de ces passages, en une mobilisation populaire et intellectuelle, d'où elle tire une force et organise des institutions, pour vaincre les résistances, exercer une hégémonie, exprimer une décision. Un grand projet de praxis collective guidé par le haut. La limite a sans doute été de ne pas l'avoir suffisamment élaboré théorétiquement avec les instruments de pensée du vingtième siècle. Nous sommes tous responsables de ce que nous avons fait. Et à la question de savoir si le dispositif de ce processus peut encore être ou redevenir actuel, la réponse est non. Maintenant c'est le contraire. Pratique de la politique moderne, et idée du processus de la révolution ne peuvent être qu'ensemble. Séparées elles n'existent ni l'une ni l'autre. Entre le temps du commencement et le temps de la fin, l'étincelle de l'énergie historique ne s'allume pas. L'iskra s'est éteinte. Les campagnes peuvent maintenant brûler par simple autocombustion.

 

 

 

Encore, et pour finir, sur l'autonomie du politique.

Devant nous, si proche qu'on le peut toucher, un tournant, une autre Kehre. La phase de l'autonomie du politique se conclut. Un long parcours, contrasté, contradictoire, incompris, inachevé. Du début des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt dix, un temps qui ne marque pas l'époque. Le discours s'en est ressenti. Et s'en est ressentie plus encore l'action politique. Tout le monde dit du mal de l'autonomie du politique et tous la pratiquent plus ou moins bien. C'est la règle. La science de la politique ne sait pas ce que c'est. La philosophie politique a réglé le problème in captivitate. Les politiques se croient tenus de la repousser avec un mépris éthique. Mais l'autonomie du politique n'est rien d'autre que la politique moderne. C'est le nom que la politique moderne prend au vingtième siècle. L'autonomie du politique présuppose l'état d'exception dans l'histoire moderne: la situation des trois guerres dans le siècle. Là, en effet, est découvert et appliqué le critère du politique. Notre manière d'assumer l'autonomie du politique a pâti de la «malchance» machiavellienne. Son assomption théorique a coïncidé avec son inapplicabilité pratique. Après les années soixante, il n'y a plus eu d'état d'exception. La normalité, qui se revendique aujourd'hui comme objectif, est la condition de l'histoire contemporaine depuis au moins trois décennies. Au prix d'absurdes et d'inutiles violences individuelles isolées, toutes advenues dans le cimetière kantien de la paix perpétuelle. Tout le discours qui précède – on l'a vu – est mélancoliquement marqué par la «nostalgie colérique» («zornige Sehnsucht» Hölderlin à Tübingen) à l'égard de ce que le mouvement ouvrier communiste, et aucun autre, aurait pu faire et n'a pas fait: imposer-gérer un état d'exception sans guerre, après les guerres, avec la politique, en continuant le grand vingtième siècle et en menant l'époque à son terme. Ce destin était écrit dans le communisme de la révolution. Dans la première grande guerre et contre elle. La faute des communistes est de ne pas avoir répondu à leur propre destin. C'est pourquoi je dis : la condamnation des communistes doit concerner certaines choses qu'ils ont faites, mais aussi certaines choses qu'ils n'ont pas faites. Du reste, il y a de grandes chances pour qu'ils aient fait justement les unes parce qu'ils n'ont pas fait les autres. Nous seulement l'ouverture d'une voie pour la révolution en Occident aurait favorisé le processus de réforme du socialisme, mais la réforme du socialisme et la critique du capitalisme, réunies dans un même camp, avec de nouvelles expériences de gouvernement et d'État et avec des mouvements subjectifs de masse, auraient, elles, refermé l'ère des guerres, ouvrant à nouveau l'âge politique des bouleversements sociaux. Le capitalisme mondial n'aurait pas été là à regarder. Mais le capitalisme craint la force, et il est capable de la subir. Pour survivre, comme système économique, le capitalisme s'adapte à n'importe quel système politique. Telle a été l'époque du deuxième vingtième siècle auquel il fallait le contraindre. Les sociétés capitalistes reconnaissent l'autonomie du politique. Elles essayent d'utiliser la politique, mais la politique peut essayer de les utiliser. Seul l'ami-ennemi politique-économie, à la fois entre socialisme et capitalisme, à la fois à l'intérieur du capitalisme, pouvait réouvrir un discours et un parcours époquals. Partie des plus difficiles. Peut-être aurions-nous perdu aussi celle-là. Mais au moins la perspective serait restée ouverte. Le drame d'aujourd'hui est que la défaite du mouvement ouvrier apparaît sans une suite possible de reprise. Faire un gouvernement sans politique est impossible. Et en effet on ne fait pas de gouvernement. On administre la maison. Chrématistique, naturelle, aurait dit Aristote. La grande politique au jour le jour est un art suprême. Elle requiert la maîtrise intellectuelle de la perspective à long terme et l'habilité pratique à savoir la jouer sur une période courte. Elle requiert la décision de la force et la force de la décision. L'art de la dissimulation honnête unie à l'éthique de la conviction. L'homme politique moderne est par nature un animal bicéphale. Unité d'intention et duplicité de comportements vont ensemble, en désaccord parfait, dans la même personne. Le politique des principes universels est éthiquement pire, si cela est possible, que le politique de la pratique quotidienne. Éthiques, naturellement, du professionnel politique weberien, les seules qui vaillent la peine d'être prises en considération. La politique est plus proche de la mystique que de la mathématique. Même si entre mystique et mathématique, entre l'âme et l'exactitude, il y a – comme nous l'a appris Musil – une secrète correspondance. Qu'on retrouve au vingtième siècle, où de Mach on arrive jusqu'à Diotime. Sans ce parcours il n'y a pas de voyage de l'esprit. Un écueil ardu jamais atteint ici-bas. Il faudra un temps solitaire pour arriver à le toucher du bout de la pensée. Depuis la sphère publique on ne voit plus l'intime des choses. Et pourtant on a pu le voir pendant un certain temps. La grandeur de la politique dans la première moitié du vingtième siècle, et plus tard encore, a consisté à impliquer la vie. Existence et liberté – situation et liberté, ce qu'a vu de manière aiguë le jeune Luporini – est un thème qui est descendu profondément dans le sens du temps. Il faudrait l'isoler et le visiter. D'intenses expériences, féminines et masculines, de manière différente et contrastée, l'ont déjà fait. Il faudrait le refaire du point de vue de l'expérience de pensée de la politique. Parce que jamais comme en ce siècle la politique n'a exprimé une telle grandeur de vie humaine. En même temps, il est vrai, que les pires horreurs du cœur humain. Mais heureuse l'époque tragique dans laquelle la qualité d'être une femme et d'être un homme peut se mesurer à la qualité de l'époque qui fait l'histoire. Ici c'est toujours la vraie preuve pour savoir quel morceau de monde mérite de mourir et comprendre quelle partie de l'homme a la force de survivre. Avoir donné pour acquis, sans combat, l'issue du défi, est la misère de ces années. Un morceau de monde qui ne mérite simplement pas de vivre a vaincu, parce qu'il s'est trouvé combattre finalement avec un autre morceau de monde qui était déjà mort. Une fiction scénique, un artifice théâtral qui, pourtant, à l'époque de son apparition, finit par donner valeur au système de vie historiquement plus capable de détruire des valeurs, l'absolutisme du capitalisme, la barbarisation de la civilisation. Et là, la part de l'homme qui survit à la sélection sociale de l'espèce est cette nature bestiale de masse, antico-bourgeoise comme homo oeconomicus, et moderne-subalterne comme homo democraticus.

Se referme aussi la saison de la recherche comme tactique. L'idée que l'on pense la politique de la même manière que l'on fait la politique: dans le conflit, avec l'habileté des déplacements et la force des idées, en avançant, attaquant et contournant les positions de l'adversaire, en faisant prisonniers parmi les pensées des autres et en libérant et engageant les siennes, imagination et connaissance, vision de l'ensemble du front et souci de la bataille ici et maintenant. Le contraire de la pensée académique et du non-penser politique. En tant que tels, ces caractères de la recherche sont destinés à rester. Ce qui ne reste pas c'est la motivation de fond. Dans ce sens change la phase. Ici, le pas, le rythme, le ton, le signe, le lieu historique, la forme choisie, la décision théorique, étaient toutes des choses tactiquement organisées pour donner des armes à une stratégie d'action pratique. Une manière supérieure de faire de la culture, depuis Marx jusqu'à la révolution du vingtième siècle, et après plus contradictoirement. Appartenance: une noble parole. Ne pas être à quelqu'un, mais être d'un côté, être ce côté avec les autres, se reconnaître dans un côté contre un autre. Penser non pas pour soi, mais pour ce côté. C'était une classe sociale, on oublie cela, avant d'être sa représentation organisée dans le parti politique. Le mot engagement, ne dit pas l'essentiel, il montre l'extérieur de la chose. La « trahison des clercs » fut le cri préoccupé d'un réactionnaire. Et les successifs repentis accusateurs du « Dieu qui a échoué », personnages qui ont compris soit peu avant soit peu après, dans le doute je ne conseillerai pas de les prendre comme maîtres de vie. Enfin, la malédiction qui est tombée sur l'idée d'« intellectuel organique » est supportée avec patience en attendant que passe cette nuit libéralo-démocratique des bonnes sorcières. Entre-temps, demandons-nous : pourquoi y a-t-il eu une culture politique dans la première moitié du vingtième siècle et puis plus rien ? Voilà la raison: on ne fait une grande culture politique qu'à partir d'un soi collectif, d'un point de vue partial non individuel, d'une raison, ou de plusieurs raisons, de contraste entre deux parties du monde, deux genres d'être humain, deux présences sociales, deux perspectives de futur. Mais là il y a un point du problème qu'aucune approche d'analyse sociale ne parvient à résoudre. Et il n'est pas non plus résolu par un discours de philosophie politique. Nous ne savons pas si ce problème est soluble. C'est en tout cas un problème irrésolu. La vision dichotomique de la société du monde et de l'homme, est soit politique, soit elle n'est pas. Soit elle agit, et ne pense pas, politiquement, et alors elle est. Soit elle n'agit pas et pense politiquement, et alors elle n'est pas. Ce n'est pas une question de visibilité, c'est une question d'existence. Celui qui soutient généreusement que la division en classes ne se voit pas, mais continue d'exister, se console lui et ses amis de foi par des lendemains qui chantent. C'est vrai, la classe ouvrière n'est pas morte, et même en faisant les comptes au niveau-monde elle est probablement destinée à croître quantitativement. Mais le mouvement ouvrier est mort. Et la lutte de classe n'existait pas parce qu'il y avait la classe ouvrière, la lutte de classe existait parce qu'il y avait le mouvement ouvrier. C'est-à-dire lutte et organisation, de syndicat et de parti, conscience de classe qui, comme le recommandait quelqu'un, était apportée de l'extérieur, et enfin État, ou États, qui se référaient à elle ne fût-ce que formellement dans le langage symbolique. La lutte de classe n'est pas un noumène à atteindre à travers la loi morale qui est en nous, ou à travers un jugement esthétique bien orienté, comme le faisait notre sœur pourtant bien aimée Simone Weil. La lutte de classe est une réalité phénoménale qui se perçoit dans l'espace-temps de l'organisation, qui se connaît avec les catégories du politique et qui agit – c'est le saut de Kant à Lénine, en passant par Hegel-Marx – avec la praxis de la volonté révolutionnaire. Sans tout cela, il n'y a qu'un conflit social. Mais il y en a toujours eu, avant les ouvriers, comme il y en aura encore après. La longue histoire des classes subalternes, bien loin d'être conclue aujourd'hui a recommencé en grand, parce qu'elle s'est réunifiée au niveau mondial. Seule l'irruption de la classe ouvrière consciemment organisée avait interrompu cette histoire. Les ouvriers ont été la première classe de travailleurs dépendants qui n'ont pas revendiqué mais conquis une force sociale, non pas imaginé mais exercé un pouvoir politique. C'est pourquoi, ils n'ont jamais eu besoin d'utopies positives, de religion salvatrices, de millénaristes eschatologiques. Toutes choses que l'on est contraint aujourd'hui malheureusement de redécouvrir – ce qui n'est pas un hasard – pour entretenir la flamme du «feu de l'esprit». D'où, de nouveau, l'alliance héroïque, Heldenpaar, ouvriers d'usine-politique moderne. Événement de libération humaine en mesure de vaincre et qui a provisoirement vaincu, non seulement dans la révolution, mais dans sa préparation militante, dans son attente active, dans la signification de vie qu'elle a ainsi singulièrement produite contre l'être pour la mort qui a traversé le vingtième siècle. Une fois le mouvement ouvrier vaincu, reprend son cours éternel l'histoire des classes subalternes. Histoire sans luttes. Le second monde réabsorbé dans le premier, celui-ci articulé sur différents niveaux de développement, semblerait se reproposer une opposition dichotomique avec le reste du monde soi-disant du sous-développement, en réalité du non-développement. Mais il n'en est pas ainsi. Aucune force organisée n'exprime d'ici cette dichotomie, aucune théorie n'unifie ce monde, aucune conscience collective de lutte ne fait entendre la voix d'un antagonisme. Il n'y a pas de politique. Donc il n'y a pas de vraie contradiction. L'empire d'Occident ne tombera pas sous le coup d'invasions barbares, il vivra en intégrant avec quelques difficultés des flux migratoires. Et ainsi, entre pathos laïque pour la plupart et caritas chrétienne pour les autres, les damnés de la terre continueront à servir les seigneurs du monde.

Diversité et différence, nous savons que ce sont deux choses différentes. Les diversités sont nombreuses, la différence est une. De genre, et c'est tout. C'est un acquis important, qui de lui-même bouleverse entièrement des mondes de pensée. Et qui retombe dans la pratique, ou dans une partie de la pratique, avec naturel, avec aisance, mais aussi avec des perspectives potentielles retentissantes. Ici le modèle dichotomique trouve une mesure classique. Voilà en substance la raison de refus que lui oppose, non pas le plus grand nombre, mais tout le monde. La peur du deux. L'un est l'être en soi rassurant de tout ce qui est. Le trois est la rassurante approche synthétique de la contradiction. Le deux présuppose, insoluble, la polarité, l'opposition, et même le conflit. Et c'est toujours un positif et un négatif. On reconnaît la force capable de se mesurer au destin de changer le monde à la capacité d'assumer la terrible puissance du négatif, sous des formes hautes, noblement destructrices. Dans l'horizon chrétien, la théologie politique est la plus proche de ce problème. Il n'y a pas à choisir entre monothéisme et trinitarisme, entre Schmitt et Peterson, il faut assumer le terrible contraste entre le Père et le Fils. Finalement, le Dieu qui se fait homme et l'homme qui se fait Dieu ne se sont pas rencontrés. Voilà la défaite de Dieu, dont parle Quinzio. Étonnante pensée que la sienne: «La croix est la vraie matrice du nihilisme, et la résurrection est la possibilité de le regarder.» Et demeure sans réponse, irrésolu, l'héritage juif dans le christianisme. Une religion du Père et une religion du Fils sont deux présences différentes du divin dans le monde. Comme est différent le contraste avec les puissances du mal. Dans les prochaines années, nous nous en approcherons en étudiant la gnose manichéenne. Enfin. La pensée de la différence s'est trouvée dans le sillon d'une question métaphysique. Et cette pratique de féminisme a dû en effet recourir à la philosophie, à la mystique, à la science du langage, à la psychanalyse, et à tant d'autres choses, pour essayer d'en venir à bout. Jusqu'à présent elle n'y est pas parvenue. Parce que manque la politique. Et aucun modèle dichotomique ne fonctionne sinon politiquement : c'est-à-dire selon les catégories du politique moderne. La politique des femmes, celle officielle, d'opposition ou de gouvernement, n'est que renvendication de pacotille, pratique de l'émancipation, réformisme historique. Une frontière bien loin en arrière pour un front très en avant : c'est pourquoi la différence est souvent choisie, dans le meilleur des cas, comme voix de l'impolitique. Mais elle ne pouvait se battre et vaincre que comme voix de la politique moderne. Avec la fin de celle-ci, la différence restera une culture, un point de vue théorique sur le monde et sur l'homme. C'est mieux que rien. Mais l'un qui se divise en deux ne se recomposera pas, n'explosera pas. On peut prévoir qu'il vivra, survivra, sans rien changer d'essentiel, ni de l'homme ni du monde.

C'est vrai, il y a toujours de nouveau une première fois, même dans les expériences de l'âge mûr. J'ai toujours pensé, jusqu'ici, que tout aurait pu s'écrouler, mais qu'une chose pour moi serait restée intacte: la onzième thèse de Marx sur Feuerbach, «jusqu'à présent les philosophes se sont contentés d'interpréter le monde, le moment est venu de le changer». Pour la première fois un doute pesant s'abat sur ce dogme de la praxis. Il y a eu une ultime forme expressive désespérée de ce principe: au cœur des années quatre-vingt, mais avant 89. Le point de vue du politique répétait le schéma de développement du point de vue ouvrier: cohérent à l'intérieur, il était incohérent avec le sujet qui devait le pratiquer, le parti, alors décliné vers les luttes de classes, et maintenant vers les systèmes institutionnels. Bien au fait de la phase résiduelle à exploiter, ces deux points de vue ne bénéficiaient pas du développement stratégique des choses. C'étaient des pensées révolutionnaires de la contingence. Comme peut toujours être et doit être, la pensée révolutionnaire. Pensée pour l'état d'exception. Qui a besoin en ce lieu et à ce moment, de la personnalité politique exceptionnelle et du sujet historique de mobilisation collective de la force. Non seulement l'occasion passée ne revient pas, mais elle se transforme en son contraire. Le cycle des luttes ouvrières, non saisi politiquement, a servi au retour d'une nouvelle économie capitaliste, avec un besoin toujours moindre de travail productif dans ses rythmes croissants d'intensification de la productivité. Le passage d'autonomie du politique non saisi dans l'initiative d'un conflit sur les mécanismes et sur les pouvoirs de décision, a servi à la mise en place d'un décisionnisme visant à la modernisation conservatrice. Le grand siècle des alternatives, des antagonismes, des contestations, de libérations, s'éteint, au cours des années quatre-vingt dans les bras d'une droite poussée par l'histoire à une revanche moderne inespérée. Commencèrent à pleuvoir des pierres sur les ouvriers et sur la politique, sept jours sur sept, bien avant que les petits bourgeois de tous les pays ne se mettent à collectionner les morceaux du mur de Berlin. Quand s'écroule le socialisme d'Orient, le mouvement ouvrier est déjà vaincu en Occident. Et ce n'était pas une bataille. C'était une guerre. Et même l'ère des guerres. La onzième Thèse commence de vaciller. Changer le monde. Die Welt ändern. La phrase de Hegel, que Marx avait fait sienne et nous avait consignée, avait été reprise par les autres. Le monde était changé par les patrons du monde. Changé par rapport à l'époque où les ouvriers comptaient trop, à l'époque il y avait trop de politique. Le problème s'est posé, stratégique : peut-on encore miser sur la politique sans, derrière, la force ouvrière? La réponse inaugurait la recherche d'une forme inédite de duplicité : non plus celle interne à la théorie et celle interne à la pratique, mais celle entre théorie et pratique, entre fins de la recherche et formes de l'action. Philosophie et pratique ne se correspondaient plus. Il s'agissait maintenant de radicaliser la pensée jusqu'à une limite acceptable et jusqu'à cette limite acceptable modérer la politique. La recherche devait reprendre possession du long terme, le dos tourné vers le futur ; l'action devait se mesurer au hic et nunc, reprenant possession du présent. Faire usage des grandes idées sur la courte période revenait à libérer les mains de l'emprise de la pensée. Une opération de suprême adresse subjective. Là où la force manque, l'habileté vient au secours. Mais tandis que la duplicité togliattienne pouvait consister en une seule personnalité charismatique, il fallait ici une double chose : une autorité collective, de grand charisme, qui puisse agir de manière hégémonique en politique, comme noyau responsable de constructeurs positifs des nouvelles architectures sociales et institutionnelles, et, séparée, contrastée, une culture de la crise pour le dernier vingtième siècle, une pensée négative de fin de millénaire, un «Pour une critique de la civilisation moderne» dénonçant toutes les conséquences de l'aliénation humaine, une instance historique qui détruise tout ce qui avait été déposé d'antihumain dans le monde par le mode de vie bourgeois-capitaliste. Il n'y eut ni l'une ni l'autre: ni culture de l'antagonisme, ni classe dirigeante de gouvernement. L'expérience néo-révolutionnaire de conciliation héroïque des deux choses n'a même pas été tentée. Nous l'avons déjà vu: la défaite irréparable est celle qui conclut non pas la guerre mais la paix.

Pensée révolutionnaire-politique réformiste: sentier, donc, celui-là aussi interrompu. Et non plus, à ce point, par incapacité ou impossibilité de duplicité. Mais pour une raison plus profonde. Vient à manquer la seule chose qui pouvait contenir une forme de pensée et un mode de l'action non coïncidant et même contradictoires. Ce qui a manqué c'est le point de vue, c'est-à-dire cette condition essentielle de partialité forte, en mesure de porter une universalité non formelle, et donc en soi une transvalutation de toutes les valeurs jusqu'alors dominantes, à travers un renversement des rapports réels, de domination, de richesse, de culture. Ce point de vue était quelque chose de plus qu'une classe, c'était un monde, une autre totalité à sa manière accomplie, mais opposée et alternative par rapport à celle officiellement admise dans le livre de l'histoire. Partialité non en tant qu'une des nombreuses parties, dont on peut regarder le tout, mais en tant qu'une des deux parties, en lesquelles le tout est divisé. Et ce n'était pas une intervention idéologique. L'histoire moderne avait conduit à cela, pour son propre besoin, capitaliste. La politique moderne avait exprimé cela. La classe ouvrière en avait pris conscience, en organisant ses luttes, au risque de ses tentatives. De là est né ce monde: pratiques pensées, intérêts, valeurs, fois, mythes, raisons, science. L'opération-héritage pouvait-elle réussir ? Le doute est grand. Il s'agissait de porter sur ses épaules tout un passé, y compris ses terribles défaites, pour pouvoir le mettre à l'abri, comme Énée portant Anchise hors des murs de Troie détruite, pour aller construire une autre ville, ou même, comme Moïse, comme Paul, pour « fonder un autre peuple ». L'héritage – c'est ce qu'il y a de non tragique à la fin du vingtième siècle – n'est pas resté enseveli sous les décombres. Ce qui aurait permis dans le futur, avec une bonne archéologie politique, de remettre en lumière les vestiges, pour reconstruire au moins la mémoire de la cité antique. L'héritage au contraire s'est dissipé immatériellement dans l'air immobile d'une époque virtuelle : restent des mots sans racines, des discours sans pensées. Non pas la fin de l'histoire, mais, sans nul doute, la fin de cette histoire-là: si on la décline comme histoire moderne. En vérité, l'esprit absolu du capitalisme s'est réalisé. L'histoire moderne a vaincu parce qu'on peut dire qu'elle est arrivée à ses fins après avoir rempli sa fonction. La politique moderne a perdu parce qu'à un certain point son destin s'est entrecroisé au destin du mouvement ouvrier. Erreur historique de la politique comme sujet. Mais erreur passionnante : qui nous fait aimer la politique comme destin. Le destin assumé était celui, fou, et même inscrit dans son commencement, de combattre l'histoire. S'il n'y avait pas eu la tentative politique de révolution prolétarienne pendant la guerre capitaliste du début du vingtième siècle, le mouvement ouvrier serait sans doute encore en vie à la fin. Mieux vaut mort, que vivant et sans âme. Et voici qu'il nous faut aller toucher lucidement ce fond de l'abîme. Après, seulement, quelque chose, à défaut de tout, pourra redevenir possible. Sans cette opération intellectuelle préliminaire – une sorte de néonihilisme politique de facture ouvrière –, il n'y a aucune pratique d'action qui vaille la peine d'être tentée. Maintenant, vraiment, seule la pensée peut nous donner l'ordre de dire : malgré tout, nous continuons

 

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