éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Intermezzo

Le parti et son destin*

 







 C'est précisément ce dont on ne peut parler qu'il faut écrire.

María Zambrano

 

 

Deux scénarios, ou deux décors, pour donner au problème la place qui lui revient. Le parti politique a été le protagoniste d'une grande histoire: que le sens commun, pour de justes raisons contingentes, en soit arrivé à le considérer comme un monstre nocturne, face auquel il est préférable de prendre la fuite en proférant des conjurations, voilà une condition que la recherche intellectuelle devrait s'employer à corriger plutôt que d'y souscrire.

Premier scénario. Le destin des partis est le destin de la politique. De la politique moderne. Non pas sur le long cours: celui qui va du début du seizième siècle à la fin du vingtième. Mais sur l'arc moyen de ces deux derniers siècles: soit à partir de la révolution dite bourgeoise. C'est à ce moment-là que la politique se divise, formellement, presque institutionnellement, en camps. Les partis naissent lorsque les représentants du peuple se répartissent sur des bancs opposés, dans les séances parlementaires. Ce qui ne veut pas dire qu'il y a une origine parlementaire du parti politique. Le parti politique s'était déjà formé au cours du processus de dissolution de la vieille société et dans le travail de reconstitution des nouveaux rapports sociaux. Lire Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe: «Les séances de l'Assemblée nationale offraient un intérêt que les séances de nos chambres sont loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal: après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi; rarement une destruction manquait d'être à l'ordre du jour. On parlait pour ou contre, tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs.» (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, Gallimard, Paris, 1951, pp. 179-180). Partons de cette phrase: «Rarement une destruction manquait d'être à l'ordre du jour.» Mémoires, justement, d'outre-tombe. Heureux temps que ceux de la destruction. Reconstruire veut dire presque toujours conserver. Immédiatement derrière nous, hélas, des destructions impropres. Et donc, comme nécessité immédiate: reconstruire en tout cas, également les partis, également la politique, avec les matériaux défectueux disponibles.

Second scénario. En 1984, la revue Laboratorio politico avait organisé un mini-colloque sous le titre: «Fin de la politique?» À cette époque, déjà, il s'en était trouvé pour suggérer de supprimer le point d'interrogation. Parmi lesquels Baudrillard, qui avait intitulé son intervention: «Le showman politique dans l'espace publicitaire.» C'est arrivé demain. J'avais cité pour ma part ce même jeune Hegel qui, dans un des trois compléments de La positivité de la religion chrétienne (fragment de la période de Berne, 1796) parlait – entre la gloire de la Grèce et la grandeur de Rome – de cette soi-disant ère de décadence que fut l'époque hellénistique: «L'image de l'État en tant que produit de l'activité du citoyen disparut de l'âme de celui-ci, le souci, la vision globale du tout n'occupait plus l'âme que d'un seul ou de quelques-uns; chacun avait sa propre place, [...] Le grand but que l'État proposait à ses sujets était l'utilité au sein de l'État, et le but que les sujets se donnaient était l'acquisition et le divertissement, ou encore la vanité. Toute activité, toutes fins se rapportaient maintenant à l'individuel; plus aucune activité pour un tout, pour une idée. – Chacun travaillait pour soi ou contraint, pour un autre particulier [...] toute liberté politique disparut; le droit du citoyen ne conférait qu'un droit à la sécurité de la propriété, laquelle remplissait maintenant tout son monde.» (Fragments de la période de Berne, Vrin, Paris, 1987, p. 100). Cela arrivera hier déjà. Au cours de ces deux dernières décennies, ce scénario nous a envahi, a occupé notre journée, s'est introduit dans notre travail, a créé un imaginaire social et produit un comportement civil. Et la tyrannie majoritaire nous impose de savoir qu'il est juste qu'il en soit ainsi.

Voilà. Il ne faut pas croire que le processus de fin de la politique a commencé aujourd'hui. Tout au plus, c'est aujourd'hui qu'il s'exprime symboliquement et, donc, qu'il devient visible. La dernière forme de révolution conservatrice, celle médiocre des années quatre-vingt, est le vrai sujet de ce processus. Si, pour le moment, nous redéfinissons le problème à sa juste mesure, nous verrons en effet que fin de la politique veut dire primat de la politique en crise, c'est-à-dire crise de l'autonomie du politique. Ce primat et cette autonomie marquent également le siècle. En ce sens, le vingtième siècle est le siècle de la politique. La politique attire des masses de peuple, qui en deviennent le sujet actif, imposant ainsi la suprématie des affaires publiques, de l'intérêt général. Entre 1914 et 1917, l'essentiel a eu lieu, dont tout le reste découle. Alors, les formes traditionnelles d'expression du sujet individuel s'étaient déjà écroulées. L'esprit du temps changeait de monture. On dira: mais cela avait déjà eu lieu jadis avec les grandes révolutions bourgeoises. Pas de cette manière, pas à ce niveau double de conscience, de larges masses et de grandes individualités. Et l'anticipation géniale dans la révolution des formes, entre la fin et le début du siècle, était précisément le signe d'une différence qualitative. Il est vrai que la révolution anglaise, avec derrière elle la guerre de trente ans, la révolution américaine avec sa guerre d'indépendance, la révolution française avec sa suite de guerres napoléoniennes, sont de fortes anticipations du primat de la politique: elles furent, à ce titre, de grands événements contemporains pour nous autres, hommes du vingtième siècle. Ce n'est pas un hasard si l'imaginaire collectif, et la bataille des idées dans le domaine de la théorie politique et des lectures historiques, nous les reproposent continuellement au fil des années. Émergeait là, par exemple, l'un des deux sujets qui deviendra le protagoniste de l'action publique de ce siècle, l'État-nation. Manque l'autre qui, à ses côtés, fera l'histoire du vingtième siècle, le parti politique organisé au niveau des masses.

Masse et pouvoir: à nouveau, le lieu de l'action politique déterminant historiquement l'époque qui est juste derrière nous. Comment ne pas sentir ce souffle dans le cou de notre propre pensée? Non qu'il n'y ait pas eu précédemment de vraies masses, ou qu'elles n'aient été que des masses dirigées d'en haut par des élites bourgeoises. Il s'agit toujours d'une élite de masse: que ce soit celles qui ont coupé la tête de Charles et de Louis, ou celles qui ont éliminé le Tsar Nicolas et consort. Toujours guidées par des groupes dirigeants, sous le prétexte qu'ils avaient la connaissance des lois de l'action. En ce siècle, l'organisation des masses a changé. Et même, le primat de la politique est devenu le primat de l'organisation. L'autonomie des logiques de l'une a alimenté l'autonomie des appareils de l'autre: correspondance parfaite. En cela le mouvement ouvrier a anticipé l'intérêt de son adversaire, pour ses propres besoins internes, pour opposer masses et État. Mais par la suite, et à partir de là, tout intérêt, y compris celui dominant, a dû s'organiser dans des formes de fait autonomes et potentiellement hégémoniques. La sociologie de l'organisation est née de la sociologie du parti politique. Weber avant Michels, mais la social-démocratie classique allemande avant la recherche weberienne classique. Masse et classe, parti et État: la dialectique politique du vingtième siècle se complique, au niveau de la complexité et de l'intensité déjà élaborées par toute la culture de la crise. Et les expériences historiques, entre tentatives et échecs, imposent toutes le primat de la politique à une société qui ne l'accepte pas, sinon comme issue provisoire d'une émergence autodestructrice, grande guerre ou grande crise, c'est-à-dire rupture d'équilibres, politiques ou économiques. Expériences historiques en convergence parallèle: celles autoritaires, celles totalitaires, celles démocratiques, résumées tour à tour dans la figure des grands individus, Staline, Hitler, Roosevelt. Derrière l'action de chacun, la même intention d'organisation des masses, dans la forme, conçue de manière très différente, du parti politique. En Europe comme en Amérique. Non pas, comme on dit, avec des appareils ou sans appareils, avec des machines ou sans machines, mais en référence aux typologies des systèmes politiques, dictatoriaux, parlementaires, présidentiels. Le parti de masse est une forme à sa manière universelle, ou en tout cas pour ce qui concerne l'univers à la mesure de la province occidentale. Il s'agit de faire la distinction entre masses de militants, masses d'inscrits, masses d'électeurs, entre mobilisation totale, travail politique capillaire, rapt du consensus majoritaire. Avant-gardes et masses, le chef et le peuple, classe politique et citoyenneté, dessinent le même type de rapport, à travers la présence fonctionnelle d'une forme organisée qui, en tant que parti politique, sanctionne et, dans une certaine mesure, légitime la force de la politique.

Il n'en a pas toujours été ainsi, depuis la victoire des révolutions bourgeoises dont nous avons parlé. En Angleterre, déjà au dix-huitième, aux États-Unis et sur le continent européen pendant tout le dix-neuvième siècle, c'est l'époque du laissez-faire, de la pleine liberté accordée à la main invisible qui meut l'économie de marché. La politique suivra. Ou mieux, elle aura ses espaces exclusifs et privilégiés, dans le rapport entre les États, dans la fondation des empires coloniaux, dans la répression des mouvements populaires, dans l'autogouvernement des bureaucraties administratives. L'État fait un pas en arrière. Et la politique est subordonnée à l'économie. Les gouvernements sont véritablement, comme le décrivait Marx, des comités d'affaires. D'où, pour lui, le caractère central de la critique de l'économie politique. D'ailleurs, mise à part l'anomalie américaine, le primat de l'État et l'autonomie du politique existaient déjà, à l'époque du mercantilisme, du premier protectionnisme, de l'accumulation originaire de capital, quand le monopole légitime de la force dans les mains du souverain qui décide était nécessaire pour maîtriser la violence des processus de formation de la richesse des nations. Ce n'est qu'après que pourra prendre son envol le capitalisme libéral. Les révolutions politiques serviront à cela. Et ce sera, selon l'heureuse expression de Karl Polanyi, la paix de cent ans, depuis la Restauration jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Le vingtième siècle naîtra contre tout cela, anticipé, annoncé, par le constat philosophique du «Dieu est mort», par la rupture de toutes les formes, par le cri des avant-gardes, par la crise de toute certitude des lois physiques, de toute détermination des lois économiques, de toute logique des lois de l'action. C'est avec la révolution que commence le Rinascimento de la politique. Tandis qu'avec la guerre repartait, avec des signes tragiques propres au dix-neuvième siècle, la Weltpolitik, la politique-monde. Meinecke et Otto Hintze avait vu arriver tout cela, l'historicisme allemand et la politique de puissance des États. Le «primat de la politique étrangère» exprimait ce passage. Le paradoxe est que le vingtième siècle, le siècle des grandes guerres entre les grandes nations, privilégie le primat de la politique intérieure, la politique par excellence. S'il s'agit de guerre civile mondiale, alors le conflit passe à travers les États et divise les peuples. Le vieil ordre des vieux empires, dans la première guerre, et plus encore l'ordre nouveau nazifasciste, dans la seconde, appellent et organisent la haine démocratique de toutes les forces sociales et de toutes les classes politiques des sociétés modernes. Il y a une idéologisation croissante de la guerre qui retombe sur la politique. L'Allemagne des années vingt, l'Amérique des années trente, l'Europe des années quarante, sont des territoires de chasse de l'ami/ennemi, champs conflictuels de forces polarisées, batailles d'appareils idéologiques militarisés. Il apparaît évident qu'il y a une division substantielle caractéristique des structures de la société moderne, qui exprime des partis dans les États, qui définit des systèmes politiques alternatifs, qui impose des styles et des modes de vie conflictuels, qui définit une sphère privée et une dimension publique toujours et seulement sous le signe du aut-aut. Quand s'est ouverte la lutte de classe au niveau mondial, l'autonomie du politique et le primat de la politique ont atteint leur niveau maximum d'expression.

Voilà une vérité que l'on ne peut pas dire et qu'il faut donc écrire: c'est avec la fin de l'ère des guerres que commence la décadence de la politique. Une constatation de fait. Sans le moindre jugement de valeur. Une brèche apparaît alors dans le paysage de la politique moderne. De nouveau: qu'est-ce que la politique?, c'est-à-dire non pas qu'est-ce que l'Homme, mais qu'est-ce que le monde des hommes? Il est temps que la pensée du mouvement ouvrier, qui a hésité à se poser cette question dans le cours de son histoire, se la pose après les résultats de celle-ci. Il est très utile de recommencer à se raconter, à se retrouver dans le contexte des événements, à retraduire les actions passées dans la langue des problèmes présents. Il est utile de périodiser, non pour déconstruire mais pour déchiffrer. Dans l'histoire universelle, et donc aussi dans l'histoire de sa propre partie, il y a un trait énigmatique, une dimension mystérieuse, qui n'a pas besoin d'une origine transcendante. Elle est là, dans l'indéchiffrable sens obscur des choses humaines, dans le contraste entre les moyens et les fins, dans la disproportion entre volonté et conditions, dans les pulsions irrationnelles de sujets qui prennent une consistance collective. Savoir: que les processus sont lents, longs, obscurs, indécis et aveugles. Comprendre précisément quand commence ce démontage du terrain politique, ce premier ralentissement puis cet écroulement précipité du sens de l'action politique, voilà un thème qu'il faut approfondir avec lucidité. La grande politique se reconnaît à la qualité de la classe politique qui l'exprime. Ce qu'il faut donc comprendre c'est à quel moment commence le processus de nivellement par le bas de la personnalité politique, jusqu'à quel stade diffus de médiocrité complaisante généralisée, qui rend à la fin inutile, improductive et donc fatalement et facilement interchangeable, la présence d'une profession-vocation exercée dans l'action politique. À quel moment se situe, dans ce domaine, le tournant du siècle? La recherche est ouverte. Et elle est encore loin de parvenir à une conclusion même provisoire. Utilisons cette réécriture pratique de l'histoire par scansions décadaires. Entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt, la politique est entrée dans un état de coma profond, dont elle n'est plus sortie. Ce n'est pas un hasard si, à partir de là, elle se corrompt, et si, une fois corrompue, elle ne donne plus aucun signe de réveil. Des faits internes aux nations acquièrent une centralité abusive. Italia docet: avec ses drames sans tragédie. Chacun des deux blocs implose. Mais l'un implose plus que l'autre. C'est le fait décisif. L'année 1989 du vingtième siècle est la victoire pacifique de l'Occident sur l'Est, au moins européen. On n'avait jamais vu de guerre qui fut vaincue non militairement. C'est le passage symbolique qui marque véritablement la mort de la politique. L'écroulement de l'Union soviétique et la réunification du monde sous l'hégémonie d'une seule puissance, illustrée par l'exemple de la guerre du Golfe qui a suivi, offrent le scénario d'une nouvelle paix potentielle de cent ans. Le vingtième siècle se rétracte. Retour du dix-neuvième.

Les partis: les comprendre tout d'abord en faisant le point sur un contexte historique. Distinguer phase de naissance et phase d'organisation. Naissance non pas autour de personnalités historiques, mais autour de corpus d'idées, de communautés d'intérêts réels, d'élans émotifs, d'humeurs irrationnelles, de finalités concrètes. Derrière nous, la crise générale de l'universalisme, qui présupposait, maintenait, reliait les particularismes féodaux. En projet, un nouvel universalisme, politique, capable de libérer les parties, de les rendre réciproquement autonomes et donc potentiellement opposées. Au fond, les droits généralement humains des Constitutions révolutionnaires disaient cela. Ils abolissaient l'immobilisme des vieilles partialités, écrin des anciens privilèges. La revendication de l'égalité des droits n'était que l'instrument pour réaliser une suppression. Ainsi l'avait conçu l'intérêt bourgeois. Avoir échangé le moyen pour la fin, avoir assumé comme choix de valeur un passage fonctionnel, aura été une pathétique erreur humanitaire. Décliner la raison instrumentale selon les modes de la raison universelle n'est pas possible, ou plus précisément cela n'est pas possible pour qui défend un point de vue opposé à celui de ceux qui ont accompli une telle opération. L'instrumentalisation tactique de la politique doit avoir une capacité d'actualisation autonome. Chaque fois que l'on inscrit sa propre initiative sur une série de mouvements de l'adversaire, on en devient fatalement le subordonné. Au contraire de ce qu'on croit, les stratégies peuvent aussi finalement se confondre, puisqu'elles ne comptent pas, ce sont les politiques qui doivent être forcément alternatives. Enfin. Pour cette même raison qui nous empêchait de recourir à la méthode révolutionnaire de la dialectique hégélienne pour critiquer le contenu réactionnaire du système, on ne pouvait pas non plus assumer la forme des droits universellement humains pour combattre les contenus de classe du pouvoir capitaliste naissant. Pas de friction des contradictions, mais fonctionnalité réciproque. C'est ce qu'avait compris la critique politique du jeune Marx, mais la critique de l'économie politique du Marx mûr avait lâché la prise. Et depuis lors jusqu'à aujourd'hui, dans le mouvement ouvrier et dans ce qui a suivi, la véritable division a été celle-là: division entre critique de la politique et critique de l'économie politique. Non pas laquelle des deux, mais à laquelle la primauté. Ceci dit en termes nobles. Parce que nous sommes maintenant dans la phase où ceux qui appartiennent aux deux formations font de la prose sans le savoir. Donc, apparemment, ils parlent d'autre chose. Mais les problèmes sont plus ou moins les mêmes. Quand la pensée féminine de la différence a réouvert le fascicule qui avait été archivé sous le titre de critique de la philosophie de droit public – et elle l'a fait précisément en mettant en accusation le droit égalitaire – la gauche n'a même pas compris quel pouvait bien être le problème. Eh bien. C'était celui-là. Le un n'est plus, il n'y a que le deux dans tout l'arc de développement et de décadence de l'actuelle forme de civilisation. C'est là que se trouve le fondement politique structurel de la modernité. Assumer cette donnée de réalité, la déchiffrer dans les modes spécifiques sous lesquels elle se présente dans son contexte historique déterminé, organiser les forces en mesure de soutenir le conflit pour le résoudre en sa faveur, voilà les tâches d'un parti de la gauche.

Le destin des partis politiques est lié à la survie de cette condition politique. Survie explicite, parce que celle occulte, toujours moins visible à l'œil nu, toujours plus obscurément présente, est là. Quand une école de pensée du futur se penchera sur la monumentale histoire de l'idéologie bourgeoise – Bouvard et Pécuchet avec une orientation politique – elle pourra alors mettre en lumière l'éternel effort, philosophique, théologique, littéraire, économique, juridique, psychologique, politologique, visant à masquer la donnée de réalité et à la représenter dans son contraire. Il faut savoir aussi que les appareils idéologiques sont des puissances constructrices, qu'ils produisent des rapports, imposent des conditions. Aujourd'hui plus qu'hier. La mobilisation totale des idées, organisée au cours des dernières décennies, sans restriction de moyens, en contraste avec l'image dichotomique de la société, est parvenue à percer les lignes et à briser le point de vue contraire. Au lieu de comprendre les nouvelles formes de la division du monde, les frontières actuelles de radicalisation de l'histoire, les figures contemporaines de l'esprit de scission, et donc la ligne et les plis intervenus dans la fracture de l'être humain, on a admis passivement l'idée victorieuse d'un monde, d'une histoire et d'un homme, réunifiés, et simplement complexifiés. Je soutiens qu'aucune proposition sérieuse de parti politique pour la gauche ne peut se formuler en s'appropriant cet horizon subalterne de culture politique.

* J'ai fondu, remixé, réaménagé deux discours – des essais sous la forme du discours «polémique» – conçus au cœur de la transition italienne inachevée. Le premier a été publié dans La sinistra nel labirinto, édité par Massimo Ilardi, Costa & Nolan, Gènes, 1994; l'autre dans Il destino dei partiti, édité par Enrico Melchionda, Ediesse, Rome, 1996.

 

 

La crise des partis a des causes bien plus profondes que celles qu'on lui attribue superficiellement. Le cas italien a, quant à lui, détourné le cours du problème. Ce fut un «cas» qui a eu, lui-même, affaire à un «destin». Il y a également un genus italicum, pour employer l'expression d'un de mes amis de toujours, pour la politique, théorique et pratique. En effet: l'anomalie italienne continue de frapper encore, après l'établissement volontairement optimiste de son certificat de décès. Ensuite, on a exagéré avec cette possession jalouse et exclusive de notre question morale. Nous sommes des poules de race dans un poulailler ordinaire. Ici quelqu'un a crié haut et fort ce qu'ailleurs, là où il y a une «nation», on tait par amour pour la patrie. Tangentopoli1, pour employer ce nom futile qui ne pouvait être inventé que par des journalistes, est un phénomène courant de la société civile appliqué au seul Palais de la politique. La corruption est au moins autant inscrite dans la logique du marché que dans la logique du pouvoir. Voilà tout au plus notre vérité: aucune classe politique ne résiste à une gestion du pouvoir pendant quarante années de paix sans se corrompre. À fortiori, sans une menace crédible d'alternance. Ici, dans le pays de la politique, il est advenu que la chute de la politique s'est davantage ressentie et s'est mieux vue. Et en effet l'imaginaire symbolique a été direct et explicite. La révolte des riches contre les pauvres, qui a caractérisé les années quatre-vingt en Occident, avec un développement allégorique ultime à l'Est, a pris ici le visage de l'entrepreneur qui d'un bond est devenu sujet propriétaire de pouvoir, brandissant l'arme de l'antipolitique. Ces deux choses, l'entreprise qui se fait directement parti, et même pendant un certain temps gouvernement, et les gestionnaires des affaires de la société civile qui deviennent des représentants directs du peuple au Parlement, constituent une critique plus poussée des issues possibles des démocraties contemporaines que nous ne pouvons en proposer avec nos jérémiades théorico-historiques. Ce sont ces choses là que des ténors égosillés nous ont présentées comme la «révolution italienne». Ne manque plus que la touche, possible, mais que nous espérons irréalisable, d'une monarchie républicaine. Une autre réforme de la loi électorale à coup de référendum, et nous y sommes. Le programme de Togliatti et de Dossetti prônait une «démocratie progressive». Histoire chrétienne, tradition socialiste et politique communiste, alors là oui, on pouvait parler d'un espace de rencontre stratégique. C'est un des nombreux paradoxes par lequel la violence de l'histoire s'amuse à désassortir les rangs de la politique; ces composantes populaires ont fini par se rencontrer, alors qu'elles sont sans peuple désormais. Ce qui fut empêché jadis par le monde grand et terrible, divisé en camps ennemis en conflit, est permis aujourd'hui par la fulgurante nouveauté d'un retour de la petite Italie, redécouvrant ses chers vices de toujours, la corruption des puissants, le municipalisme des simples, le protagonisme des chefs et le sens commun, ou pire, le bon sens des intellectuels. D'où d'improbables saisons constituantes? Mais comment peut-on réformer dans la courette de cette politique une Constitution née dans l'arène de cette histoire? Impossible en effet. Nous avons vu s'écrouler autour de nous, avec une classe politique tout entière, la «démocratie sans chef», c'est-à-dire «la domination des politiciens professionnels sans vocation». Nous voyons émerger, dans la figure de personnalités prépolitiques caricaturales, une forme mineure de «démocratie du chef», non pas vocation, mais ambition, sans profession.

Il y a quelques années, avant que tant de méfaits ne viennent à être connus, se propagea justement, et également en Italie, une théorie appelée «échange politique»: elle avait de nobles pères, comme Schumpeter, et des fils sérieux, comme Rusconi. Elle ne parlait pas d'une conception politique du marché, mais d'une conception marchande de la politique.Très précisément celle qui a vaincu après le début et les premiers développements de la crise des partis. Elle put en effet couver lentement, comme le feu sous la cendre, pendant toutes les années quatre-vingt. Le dernier projet sérieux, bien qu'erroné, de gouvernement de la société, a été le projet dit de solidarité nationale. Le compromis historique ne valait la peine d'être réalisé que pour fonder, dès alors, les conditions, politiques et institutionnelles, d'une démocratie de l'alternance. En 1976, les deux pôles alternatifs étaient beaucoup plus nettement et clairement définis qu'ils ne le seront en 1996. Mais il est facile de comprendre ce que la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste Italien d'alors ne pouvaient pas faire. Indépendamment du veto des États-Unis, et des liens encore existants avec l'Union soviétique. Dans un monde bipolaire, il est normal, c'est-à-dire réaliste, que les deux partis se réfèrent à deux camps opposés. On pouvait tout au plus habilement manœuvrer pour que dans un tel contexte, passât, dans les replis des deux blocs, un avenir de bipolarisme démocratique interne. C'était plus facile que de faire passer l'idée d'un gouvernement commun. Manquaient, pour que cette dernière se réalise, les conditions d'une culture politique collective. Moro était prêt. Peut-être aussi Berlinguer. Mais parti-État démocrate-chrétien et bloc modéré d'un côté, forme-parti PCI et peuple de gauche de l'autre, eux, n'étaient pas disponibles. Ces évidences historiques, tenaces, ne sont pas dites: la Démocratie Chrétienne meurt avec Moro, le Parti Communiste italien meurt avec Berlinguer. La crise des grands partis est très précoce, la perception en a été très tardive. L'initiative judiciaire et la révolte des Ligues laissent voir le phénomène. Mais il explose avec la fin de l'ordre bipolaire international. Jusqu'en 1991, le château tient debout tant bien que mal. C'est après qu'il s'écroule. Aujourd'hui, le problème n'est pas de savoir pourquoi ces partis ont trépassés. Le problème est de savoir pourquoi ils n'ont pas transmis d'héritage historique. Pour les formations politiques, le thème des passages d'époque est toujours, en effet, celui de l'héritage. Plus, bien plus, que celui de l'innovation. C'est de la grande politique que celle de celui qui jusque dans la destruction nécessaire de son propre passé conquiert des positions dans son rapport de force avec l'adversaire. Et gère ainsi le changement dans cette perspective. L'utilisation de la crise pour le développement est le paradigme principal à l'aune duquel on mesure la qualité du politique. Et il n'y a pas de système, ni d'idées ni d'États, si mal en point qu'il puisse s'effondrer pacifiquement: sinon du fait d'erreurs subjectives tragiques. La manière différente de réagir, face à la grande crise, de la part du capitalisme en 1929, et du socialisme en 1989, en est un exemple. Histoire énorme non pensée par la gauche. Il n'est de pire ignorant que celui qui croit avoir toujours su. Et pourtant il semble qu'il suffirait quelquefois de retrouver le fil pour reprendre l'ouvrage. Une chose est un changement de sa propre forme, une autre le renoncement aux raisons de sa propre existence. Elles font partie de l'histoire vivante et ne s'abolissent pas par décret venu d'en haut. Et il n'est pas vrai que, d'une manière ou d'une autre, elles se feront de nouveau entendre sous de nouvelles formes. La vérité est qu'elles peuvent se perdre. Le drame c'est qu'elles se sont perdues. C'est ainsi qu'il arrive qu'on cesse d'être et puis qu'on ne sait plus quoi faire. Certes, cela devient difficile de refaire un parti, s'il n'y a plus de partie à organiser.

C'est le point essentiel d'une désespérante difficulté. Si le problème est clair, toute solution semble confuse. Qu'une partie doive être reconstruite, cela ne fait pas de doute. Sans quoi, il n'y a pas de parti. Et avant même encore il n'y a pas de politique. Mais quelle partie? Comment la structurer? À quoi la référer? Sous quelle forme l'organiser? Une partie sociale, certainement. Centrée sur le monde du travail. Ici, il y a un consensus générique, qui frise l'indifférence, une ritualité verbale qui ne produit donc même plus de faits symboliques. On n'affronte pas le thème âpre des conséquences politiques que la révolution dans le travail a impliqué pour la société. L'écrasement du bloc social de la gauche part de cette perte de centralité du sujet ouvrier. Puis celle-ci a été destituée par la technologie. Le thème de l'impact tragique de la technique sur la dimension de l'être au vingtième siècle n'a été pris en compte que par la conscience philosophique de grands conservateurs et raconté par le seul grand art de la bourgeoisie tardive. Sur cette question, le mouvement ouvrier, du haut de ses grandes expériences, a bégayé, a été équivoque, s'est illusionné, et à la fin s'est rendu. Il n'a pas saisi l'élément démoniaque dans la technique, comme il ne l'a pas saisi, nous le verrons, dans le pouvoir, ces deux puissances qui ont plié le siècle à leur volonté.

Pour la gauche, le travail, de ressource politique qu'il était, est devenu aujourd'hui une contradiction historique. Pourquoi? Parce que le concept politique de travail s'est affaibli considérablement, jusqu'à sombrer presque entièrement. D'un point de vue empirique il est juste de parler de «travaux». La différenciation des activités et des modalités de travail est un fait. Un autre fait est la multiplicité des rapports de travail. Un autre encore la disparité des niveaux de salaire. On parle de flexibilité le sourire aux lèvres. Sauf à se retrouver avec des rigidités croissantes de chômage. Et sans aller même jusqu'aux pronostics d'avenir sur la fin du travail. Mais la politique ne décrit pas les faits. Elle les unifie, tente de les unifier, conceptuellement et pratiquement. Politiquement, pour la gauche, le travail est une frontière symbolique: une idée-valeur, d'appartenance, de reconnaissance, de conflit, d'organisation. On peut faire avancer la frontière de la reproduction simple de travail dépendant jusqu'à la reproduction élargie de travail autonome, mais dans la seule mesure où celui-ci aussi, désormais, est du travail indirectement dépendant, tour à tour sous-ordonné par rapport aux règles du marché, au contrôle des flux financiers, aux règles de compatibilités supra-nationales, aux orientations des politiques gouvernementales. Et la politique, celle générale, naît toujours du contraste avec la dépendance par rapport à un autre intérêt. Ce n'est que de la culture de son propre intérêt autonome que naissent des actes politiques de parti, de corps, de groupe, de clan. En effet. La quantité sociale globale de travail s'accroît, et décroît sa qualité politique spécifique. Ce référent social travail témoigne actuellement d'une faiblesse interne dont le parti politique qui l'assume formellement doit être bien conscient. Il manque de force. Parce que la force vient de la concentration. Et on ne peut donner une forme organisée, potentiellement dominante, qu'à une force concentrée. Quand la classe des ouvriers d'usine, avec ses luttes, a unifié le monde du travail, ce fut l'âge d'or du mouvement ouvrier, et ce n'est pas un hasard si ce fut également sous sa poussée que s'est présentée, pour la première fois, l'opportunité d'une conclusion de la grande histoire des classes subalternes.

Je sais que cette oreille gauche est depuis bien longtemps frappée de surdité. C'est la raison pour laquelle, hélas, contre notre propre nature, il faut élever la voix. Mais il n'est pas nécessaire pour autant de bouleverser ici des jugements de valeurs, il suffit de constater les faits. La nature ou la forme de mouvement ouvrier avait rassemblé jusqu'à hier tous les partis de la gauche et toutes les expériences respectives de gouvernement et d'État. Le parti communiste italien n'était pas, mais se définissait comme parti de la classe ouvrière. Et ce fut un mythe puissant de mobilisation populaire et intellectuelle. «Aller à l'école de la classe ouvrière» aura été, au vingtième siècle, la seule réponse à la hauteur de la révolution conservatrice, c'est-à-dire de l'aventure antimoderne de ceux qui étaient allés à l'école de l'État et du Royaume. Se fait jour désormais une gauche exsangue, sans passé, sans histoire, tout entière occupée à se faire oublier elle-même. On rend verbalement hommage au monde des travaux et puis on passe aux choses «concrètes». Mais on ne surmonte pas les difficultés en les ignorant. La partie sociale travail ne peut plus se nourrir de pensée faible. Elle ne peut être décrite comme lieu diffusif, léger, mobile, pragmatique, non idéologique, sans payer un prix politique fort, de recul des positions, d'affaiblissement de l'intérêt, de perte de pouvoir, de crise de l'organisation. Celui qui dit: cette partie ne doit plus seulement être représentée, elle doit être d'abord reconstruite, a raison. Ce sont les mots, argumentés, de Bruno Trentin. Moi qui suis, et depuis bien longtemps, dans un horizon de discours d'un pôle opposé au sien, je reconnais que cette approche est la seule à laquelle il vaille la peine de se confronter. À travers ces pages, cette confrontation advient partiellement. Partie à reconstruire. Ou même, à construire pour la première fois. Le monde du travail à centralité ouvrière était une réalité structurelle matériellement existante, plantée stratégiquement dans le cœur de la production capitaliste: elle avait besoin d'une instrumentation tactique-organisative pour accéder à la conscience et servir de levier pour dissoudre des rapports sociaux donnés, ou encore pour engager une politique de réformes intelligente. C'était donc une tout autre chose par rapport à la partie sociale travail d'aujourd'hui. Le point de changement n'est pas donné par la fragmentation advenue et la corporativisation des différents segments de travail, ni par l'articulation contradictoire des groupes d'intérêt entre les travailleurs. Si ce n'était que ça, une bonne action syndicale suffirait pour réunifier le camp. Le syndicat sujet politique d'un intérêt général des travailleurs, a essayé mais il a échoué. Sont en crise maintenant les deux perspectives: celle du rapport organique syndicat-parti, telle qu'on peut la voir dans le travaillisme anglais et dans la social-démocratie allemande, et celle de l'autonomie des syndicats par rapport aux partis dans l'expérience du cas italien. Cela parce que le changement de phase a été bien plus profond. Il n'est pas vrai que le conflit des catégories théorico-économiques qui distinguaient les deux camps a disparu. Pas plus vrai non plus que les deux camps ont eux-mêmes disparu. Mais salaire et profit ne s'affrontent plus directement. Entre l'un et l'autre s'est introduit un terrain de médiation, non neutre, géré par celle des deux parties qui se retrouve à posséder effectivement les leviers du pouvoir. Pour saisir le véritable nœud du problème, il faut, comme d'habitude, renverser le bavardage de l'opinion courante. Parce que la vérité est que la gauche au gouvernement n'a pas de pouvoir: si pouvoir veut dire, comme dans la conception classique du mouvement ouvrier, non pas domination, mais force, hégémonie réalisée, volonté capable d'orienter les processus, d'organiser les sujets, de déplacer les rapports, d'orienter les changements.

Ces médiations ont vu l'initiative subjective aux mains de l'État depuis les années trente, aux mains des gouvernements depuis les années soixante. Parce que le passage à travers la phase finale aiguë de la guerre civile mondiale, et les dangers de systèmes amorcés à grand risque par ce passage, ont produit, dans la chute catastrophique de la politique, très précisément ceci: moins d'État, plus de gouvernement. Regardez ce morceau d'histoire du vingtième siècle se reflétant dans l'involution de la classe politique: toujours moins d'hommes d'État, toujours plus d'hommes de gouvernement. Ce qui a décuplé démesurément la quantité de médiations, et réduit d'autant leur qualité. Médiation entre des nombres, pas entre des forces. Compromis, non pas de puissance, mais entre des faiblesses. L'activité de gouvernement est aux mains de managers de différents niveaux. Parce que le gouvernement désormais est un non-lieu, une transition éphémère pour des idées de société qui ne s'arrêtent plus là, comme le flâneur ne s'arrête plus dans les passages des métropoles. Pourquoi cela? Parce qu'il y a encore des partis au gouvernement, mais qu'il n'y a plus de parti de gouvernement. Le party government a été un grand moment dans l'histoire de la politique moderne. Il faut lire, sur ce thème, les études de Mauro Calise. Il s'est entremêlé, en certaines occasions et à certains endroits, avec la seule histoire politique sérieuse de ces derniers siècles, l'histoire de l'État moderne. Qui n'est pas, comme on le croit banalement, l'État-nation. Là, nous sommes déjà dans le sillon d'une histoire mineure. Il y a un premier fondement à partir de quoi tout commence. Entre monarchies absolues et régimes révolutionnaires, entre dictatures bonapartistes et restaurations aristocratiques, jusqu'aux premières formes institutionnelles bourgeoises libérales, l'État s'est fait le régulateur politique de l'accumulation capitaliste et le garant social de la révolution industrielle. Le parti politique prend en compte cette histoire hégémonique de l'État et la continue par d'autres moyens: c'est ce que font tous les grands partis, ceux américains et ceux européens, continentaux ou insulaires. Tous les partis du mouvement ouvrier, réformistes et révolutionnaires, partis de masse ou d'avant-garde, promoteur du welfare ou du socialisme dans un seul pays, fût-ce au prix de terribles contradictions, sont eux aussi dans cette histoire qui marquait l'époque. Si l'on ne reconstitue pas cette histoire unique, si l'on continue de regarder l'aventure politique alternative du vingtième siècle sans corriger ce strabisme qui nous fait voir d'un côté la beauté des formes et de l'autre les crimes abominables, nous n'aurons que des récits édifiants pour épigones inconscients, incapables de maîtriser la dure logique de la chose publique.

Enfin. Le destin du parti c'est le destin même de l'État, et de la politique moderne. Improbable retour en grandes pompes de l'État sous sa forme traditionnelle. Donc, impossible récupération de la forme parti telle qu'elle a existé entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. Voilà la crise de la politique. Avec pour conséquence la centralité des gouvernements. Ils occupent des espaces vides. Et assument des fonctions qu'on leur demande d'assumer. En Italie et ailleurs, avec ou sans démocratie de l'alternance, les gouvernements sont de plus en plus techniques, toujours moins politiques. Des majorités politiques parlementaires élisent et soutiennent des conseils d'administration de l'entreprise-pays. On recherche des bureaucrates compétents pour gérer la chose publique, c'est-à-dire pour équilibrer le bilan, c'est-à-dire pour rentrer dans ses frais, c'est-à-dire pour respecter les compatibilités, sociales et internationales, entrer dans l'Europe, sortir des urgences, premier temps de la manœuvre, mettre à jour les comptes, deuxième temps de la politique, on verra bien. Depuis quand n'a-t-on plus formé de gouvernement politique sur la base d'un projet de société? Depuis quand n'a-t-on plus formulé d'idées alternatives d'État? Depuis quand les formations ne se distinguent-elles plus sur la base du sens différent qu'elles donnent à la politique? À ce point, il faut savoir qu'a été commis un terrible gâchis, difficile à réparer, parce que n'est plus seulement en question la forme du parti et, donc, n'y suffisent plus ni la recherche ni la proposition d'une réforme. Ce qui est en question c'est l'axe tout entier de l'action politique, du très haut du pouvoir, au plus bas du peuple, et inversement. Voilà pourquoi il n'y a pas de prière plus absurde que celle que répète continuellement l'oraison jaculatoire démocratique, comme si les dieux, le demos et le kratos, étaient encore parmi nous à converser et ne s'étaient pas au contraire définitivement et depuis bien longtemps enfuis dans des mondes opposés et lointains. Tout le pouvoir n'est plus concentré dans l'État et celui-ci n'a plus le monopole de la violence. Il n'a de forme ni pour l'une ni pour l'autre chose. Les masses politisées et organisées en parti qui constituaient la catégorie politique de peuple, sont devenues les «gens», non-individus apolitiques, privatisés et manipulés. La volonté générale est dans la tombe avec Rousseau. Le passage structurel s'exprime parfaitement dans le changement sémantique. L'idée historique des «masses dans l'État» laisse la place au slogan électoral «la gauche au gouvernement». Et il est juste qu'il en soit ainsi. Nous sommes ici au cœur de la question parti. Le parti comme forme organisée du conflit social est une invention géniale du mouvement ouvrier. La gauche de gouvernement aujourd'hui vient de là et en a honte. Mais entre gauche au gouvernement et gouvernement de la gauche, il y a une différence qualitative. Au milieu il y a très exactement la question qui appelle une décision précise: quel parti pour la gauche?

La réponse n'est pas facile. On peut même douter qu'il y en ait une. C'est dans le renversement du sens de la politique que se trouve la raison de fond de la crise de la politique, de sa dégénérescence et de sa corruption. La loi des oligarchies que Michels a mis en lumière déjà dans les premières social-démocraties européennes, et le concept de marché politique que Schumpeter a tiré de l'observation de la démocratie américaine, nous donnent ensemble le cadre d'existence critique des partis politiques contemporains. Tout le reste semble venir de là, et de cet autre phénomène qui a lieu ici, avec d'autres causes, la perte de raison sociale du parti politique. Cette centralité du marché électoral dans le système politique, cette réduction de l'action politique à une conquête du consensus, est le mal obscur des démocraties modernes. De cette manière les régimes démocratiques deviennent des régimes oligarchiques élargis. Parti interclasses et parti électoral, deux figures d'une même forme politique, ont amorcé une logique de développement dégénérescent, qui partout aboutit aux extrêmes: le parti oligarchique des élus devient le parti du leader qu'il faut élire, le parti de tous devient le parti de personne, un non-parti, choisi pour un seul jour, mais qui ne demande pas – ne doit pas demander! – d'appartenance au quotidien. Le parti c'est le vote. Les vrais pouvoirs forts sont les sondages d'opinion. Il n'y a qu'un seul autre pouvoir qui fasse autorité: le cours de la Bourse. La soi-disant communication fabrique ensuite des idoles pour les autels. Les avis des syndicats et de la Confédération Nationale des Industriels, l'intervention des parties sociales, et, il faut le dire, des parties politico-culturelles, permettent de rédiger des notes en bas de page, de commentaires et d'explication. La confusion entre parti politique et coalition électorale, la tentation de faire de cette dernière un sujet politique, recouvre une idée subordonnée de parti, une idée hégémonique d'opinion publique, c'est-à-dire une idée passivement neutre de la politique. Neutre, ou complexe, ou laïque, ou systématique, ou fonctionnelle, ou polyvalente. La neutralisation de la politique est un processus qui a traversé et marqué la deuxième moitié du vingtième siècle: la vraie réponse pacifique victorieuse à l'ère de la guerre de la première moitié. Réponse de système. Et en effet jamais il n'y eut de consolidation plus forte du système actuel de domination mondiale comme depuis le début de la crise de la politique. Le capitalisme a eu besoin de la politique pour naître, puis pour échapper à la mort par crise et écroulement. Mais c'était alors la grande politique, en charge des issues publiques, fussent-elles ultérieurement non atteintes. Ensuite, par peur de ces issues, le choix a toujours été celui de la petite politique des gouvernements, utile mais inoffensive, inévitable et contrôlable. Rien n'est plus fatal pour la politique, moderne, que la petite politique. Même la corruption du pouvoir public à travers les partis est petite politique, à la fois conséquence et cause réciproques. C'est ainsi que la délégitimisation éthique des partis conduit à la dépolitisation de l'action publique.

Le destin des partis est inscrit dans la permanence de ce contexte. À partir de là, il n'y a plus que décadence et crise. C'est une idée faible que celle de la réforme du parti. C'est un programme minimum que celui du grand parti de la gauche. La gauche est durement impliquée, bien plus que la droite, dans la chute de la forme politique parti. Parce que, dans une phase de stabilisation capitaliste, la gauche, bien plus que la droite, a besoin de la politique. Sans parti, pas de politique. Et on a vu en quoi consiste la «nouvelle manière de faire de la politique». Si ce ne sont pas les partis qui la font, ce sont les magistrats, les journalistes, les grands communicateurs, la finance, les loges, les salons, cette société civile efficace, et non pas celle désarmée des citoyens volontaires. La politique de parti, pour la gauche, était entre masses et État: deux figures de l'histoire du siècle non pas déjà éteintes sans doute, mais en voie d'extinction. Sur le parti, la gauche doit donc établir un rapport paradigmatique, qui résume sa position par rapport au monde. Il n'y a pas, comme jadis, à espérer que les choses progressent. Les choses, si on les laisse aller, ne vont pas vers le meilleur, si on entend par là l'intérêt de la partie qui veut proposer une nouvelle fois un projet de grande transformation de la société, à travers l'organisation politique de toutes les subjectivités alternatives. Il ne s'agit pas de définir les destins magnifiques et progressifs du parti et puis de les suivre. Il s'agit, encore une fois, de combattre le destin de décadence et de crise, qui les emporte et qui emporte avec elles l'idée même, et la pratique, de la politique. Se pose alors une question théorique qui, s'agissant de la politique, appelle une réponse capable d'impliquer le sens de l'action humaine collective. Le parti doit-il représenter, tel qu'il est, sa propre partie sociale, se faire porteur, comme on dit, des intérêts, des besoins, des élans, des questions telles qu'ils ou elles s'expriment objectivement dans une phase historique, ou doit-il plutôt orienter, stimuler, choisir, décider, dans le cadre d'une propre analyse de la société et sur la base d'un propre projet politique? Les meilleures expériences de parti, celles du mouvement ouvrier, ont mené de front ces deux fonctions, en insistant parfois sur l'une ou parfois sur l'autre, sur la base d'options politico-organisatrices, riches et pleines de pensée vécue. Les solutions d'organisation de type social-démocrate ou de type communiste étaient internes à un même choix du parti. Parti de masse et parti d'avant-garde, appartenaient tous deux au parti communiste italien. Une tradition qui, jusque dans les définitions, doit être dépassée, non pas refusée, outrepassée, non pas abandonnée. La phase actuelle, marquée par une hégémonie totalisante du mode de vie capitaliste, au niveau d'une économie-monde, appelle le retour d'une forme politique autonome, en mesure de servir de contraste, subjectivement, critiquement. Le problème n'est pas: force d'opposition ou force de gouvernement. Il n'y a aucun doute quant au fait que ce contraste peut se manifester aujourd'hui mieux et plus au niveau du gouvernement. Mais il faut savoir le faire, et vouloir le faire. Revient donc aussi la dimension de la volonté politique: à redécouvrir, dans ses caractères d'autonomie de sa propre culture politique, capable de juger, d'intervenir, de déconstruire et d'attaquer. Une crise de la forme du parti entraîne toujours une chute qualitative de la classe politique. Au-delà des apparences, la gauche en souffre plus que la droite. Dans un schéma non pas politiquement mais socialement correct, la droite ne s'identifierait pas avec la somme des parlementaires du Pôle1, mais avec la classe dirigeante effective actuelle du pays, banque et industrie, management privé et public, grande et moyenne entreprise, haute administration, savoir académique spécialisé. Soit on retrouve une force politique, c'est-à-dire une politique dotée de force, telle qu'elle puisse guider, je répète, par contraste, ce monde dominant complexe de manière à l'utiliser finalement pour un projet de déplacement du rapport du pouvoir social, soit on en est fatalement réduit à agir dans des formes subalternes, à fonctionner comme sujet-instrument, le seul en mesure, dans une phase, et dans une phase seulement, de sortir des urgences pour faire rentrer le pays dans la norme. Après, on licencie. Non pas toutes, mais nombre des expériences de la gauche au gouvernement sont tombées dans l'exercice de cette fonction de servitude volontaire à l'égard des compatibilités de système. On ne discute pas de la nécessité, dans ces phases, du compromis social, et politique, mais plus le grand compromis est nécessaire, plus est importante la grande politique. Certes la gauche ne doit pas surseoir au devoir de gouverner l'état d'exception, mais dans l'état d'exception, elle ne doit pas renoncer à exercer la fonction du souverain qui décide.

Je sais qu'il est difficile, sinon même impossible, de convaincre de quelque chose qui n'est pas déjà inscrit dans la logique des idées dominantes. Pourtant ici ce n'est pas l'imagination mais la réalité qui nous dit qu'il y a un contexte de force non politique avec une gestion effective de pouvoir, auquel la politique n'est pas en mesure d'opposer son propre contexte de force. La politique qui accepte d'être ainsi soumise au point d'intégrer l'idéologie de l'antipolitique, non seulement ne peut pas gagner, mais ne participe même pas à la compétition. Et pourtant l'essentiel de la nouvelle dichotomie conflictuelle est là. La crise de la politique, à travers la crise des partis, même à travers la crise des régimes de parti, a mis en lieu sûr, pour un temps indéfini, les ordres privés, non politiques et antipolitiques, mondiaux. Il est vrai que derrière il y a des processus bien plus fondamentaux, si tant est que cela soit possible. Encore le leitmotiv de ce discours. La politique a perdu, presque en même temps, dans la seconde moitié du siècle, les deux subjectivités historiques qui lui permettaient le recours à une force propre: les masses et l'État. Comment et par quoi remplacer ces sujets forts, ces forces subjectives? Voilà la véritable tâche à venir de la gauche. Et que la gauche ait un avenir dépend substantiellement de sa capacité de s'acquitter de cette tâche: redonner subjectivité et force à la politique. Mon idée est qu'elle peut être accomplie en assumant et en conjuguant les deux grands héritages: la tradition de lutte du mouvement ouvrier, comme point culminant, hélas non conclusif, de la longue histoire de guerre des classes subalternes, et la figure weberienne tragique de la politique moderne, y compris l'histoire d'autonomie, et donc de souveraineté, de l'État moderne. Ce n'est que de là, et seulement de là, qu'on peut, et qu'on doit, procéder à une innovation profonde radicale, des idées, des formes, des lieux, des programmes, des moyens et des fins de l'action de la gauche.

Constitution, organisation, action collective. L'entrelacs nouveau de ces différents plans est proposé politiquement d'en haut et du dehors à la conscience civile contemporaine: parce que, d'elle-même, spontanément, après des siècles de capitalisme, elle n'est pas en mesure de produire quoi que ce soit de sérieusement alternatif, et se partage entre esprit animal et bon sentiment, deux choses dont on ne sait laquelle est la plus dommageable pour l'utopie concrète de «faire une société» entre des personnes finalement libres. Une gauche peut-elle, tertio millennio adveniente, renoncer à redécliner cette idée, au-delà des formes que le vingtième siècle a dramatiquement consumées, en dirigeant au contraire son arc vers d'autres formes possibles, en s'efforçant d'avoir encore comme objectif de changer en même temps la marque du rapport social dominant? Cette perspective doit être certainement remise sur pied, et suivie avec les armes du réalisme politique, en regagnant la gradualité des passages, le soin des compatibilités, mais de celles historiques, le contrôle de la situation géopolitique, la capacité de convaincre par le message et non par le moyen, l'habileté à conquérir un consensus – voilà, ici, la démocratie comme méthode et non comme valeur – sans forcer l'histoire, mais en la guidant d'une main sûre et sage. Alors, l'opportunité de centralité du gouvernement que nous offre la phase actuelle doit être saisie et gérée. La gauche doit préparer une force gouvernante, en mesure de présenter une puissance de contrat tant par rapport aux lois objectives de mouvement de la production et aux soi-disant automatismes de marché, que par rapport à la fragmentation néocorporative des groupes d'intérêt et des corps et classes sociales diffuses. De manière analogue, une gauche européenne devrait agir dans ce qui est désormais le terrain supranational décisif. La force institutionnelle doit peser politiquement sur les équilibres imposés par la concentration du pouvoir financier, par la cage d'acier des alignements, par la vitesse des locomotives. À quand, faut-il se demander, une initiative commune de lutte des gauches au niveau européen? Le conflit social international n'est-il plus considéré dans le vocabulaire politique d'une gauche qui se dit européenne? Gauche de gouvernement, oui. Mais le gouvernement, pour la gauche, n'est-il pas aussi, je dis aussi, la position la plus avancée, la plus opportune, la plus favorable, pour une organisation de ses luttes? Gouvernement et opposition ne sont pas deux politiques, mais deux formes de la même politique. Et certes, la plus adéquate, maintenant, après les guerres et la paix du vingtième siècle, après ce socialisme et dans ce capitalisme, c'est une opposition depuis le gouvernement. Ce n'est pas une formule. C'est un programme stratégique. Conquérir et maintenir un consensus pour s'acquitter de cette tâche: voilà la gauche après le mouvement ouvrier. Ce n'est que de là, de cette politique de la responsabilité et de la conviction, que pourrait à nouveau s'exercer, s'exprimer, la noblesse du faire. Pour retraverser la Mer rouge, depuis la pensée jusqu'à l'action politique, il faudrait que s'ouvrent à nouveau les eaux pour un nouvel exode et qu'elles se referment enfin sur l'armée des idées dominantes qui nous poursuit.

Constitution, cela veut dire mettre à l'ordre du jour de la pensée et de l'initiative le grand problème: qu'y a-t-il après l'État? Je le répète, non pas après l'État-nation, qui est un problème de raccord entre des pouvoirs politiques nationaux et des institutions supranationales, celles-ci étant une photocopie du marché mondial. Ni simplement un problème de la forme-État, tel qu'il se pose dans la dérive ultime du cas italien. Mais ici aussi: une idée de sécession antihistorique n'a pu apparaître que sur un terrain de faiblesse organique, et donc de perte d'autorité de l'idée d'État. Il s'agit pourtant de problèmes que la petite politique d'aujourd'hui peut également résoudre techniquement. Tout au plus – étant donné la misère des idées institutionnelles courantes – la difficulté d'une solution théorico-historique réside dans la recherche d'une forme État au niveau supranational. L'État-Europe: voilà une grande idée-force potentielle pour la gauche. La Kultur européenne – non la Zivilisation – qui se fait État. Les règles de gouvernement de l'économie mondiale ne seront pas écrites par l'Internationale socialiste de l'an 2000, ou, pire, par la forme-«Ulivo1» planétaire. Elles seront écrites par les seules Banques centrales, pour le compte des capitalismes nationaux, regroupés par grandes aires, États-Unis d'Amérique, Europe, Pacifique. L'intendance du reste du monde suivra. La gauche mondiale ne peut, de manière réaliste, tenter de réécrire les règles du gouvernement politique que de l'intérieur et du fond de la civilisation européenne. Le socialisme, ou ce que ce mot désigne, peut se faire, s'il peut se faire encore, sur un seul continent. Que la gauche regarde courageusement le monde depuis l'Europe. Si la civilisation politique pour le monde doit avoir une suite, elle ne peut venir que de là. Donc, seule la politique peut nous sauver. Mais le thème stratégique est: après la crise de l'État moderne, qui est la véritable conséquence publique du passage de la guerre civile mondiale, qu'est-ce encore que le pouvoir, et qu'est-ce encore que la politique? Le seconde moitié du siècle a reçu la question en héritage de la première moitié, et n'a pas donné de réponse. Il y a à ce propos, alentour, un silence ravageur. Ni le capitalisme ni le socialisme n'ont répondu. Ce qui a naturellement provoqué l'écroulement du socialisme plutôt que l'écroulement du capitalisme. Pour une série de raisons qu'il faut toutes comprendre et qui occuperont notre pensée dans les années à venir. Il semble pourtant que nous soyons déjà arrivés à un niveau de clarté relative sur un point: le capitalisme est parvenu à limiter, à contrôler et puis à détruire l'irruption totalitaire implicite dans la nature étatique moderne. Pas le socialisme. La tradition libérale connaissait le Léviathan mieux que ne le connaissait la doctrine marxiste. Et au contraire: la tentative de construction communiste du socialisme portait en lui le problème théorique du dépassement de l'État. Sans solution pratique, ou sans voie vers elle, et même avec le renversement, forcé, de cette perspective, la tentative ne pouvait aboutir. C'est son propre problème que la gauche d'aujourd'hui repose à nouveau, comme à son habitude, de manière minimaliste. Réformer le welfare, aller au-delà de l'État social, sans entamer l'universalisme des droits, tout privatiser en assurant l'assistance publique aux catégories les plus faibles: prêches progressistes paroissiaux. On croit parler de politique de manière nouvelle, en expulsant le thème du pouvoir. Résultat: le pouvoir qui s'exerçait sans la politique, s'exerce maintenant contre la politique. Reconvertir le pouvoir en autorité, ou mieux, autorité versus pouvoir: c'est la proposition qui nous vient d'une pensée avertie des femmes. Au moins là le problème est assumé. De l'idée de différence au concept d'autorité la route est longue, si l'on pense que la pratique du pouvoir exclusif n'a jamais été mise en crise par l'idée des droits universels. Tout au plus elle a dû faire les comptes avec différentes formes autorisées de pouvoir. La recherche se donne pour objectif de trouver des formes d'organisation de la politique qui rendent possible, praticable, le passage de la violence du pouvoir à la force de l'autorité. La gauche doit également retrouver et redonner, en plus de la subjectivité et de la force, de l'autorité à la politique. Voilà ce qu'est finalement une force gouvernante: capacité naturelle de consensus, à gagner sur le terrain, à travers une forme supérieure de l'action; faire naître à partir de là l'efficacité partagée de la décision. Non pas la personnalité charismatique, mais des classes dirigeantes charismatiques. Aujourd'hui le leaderisme est plus imposé par cette civilisation barbare de l'image que par des pulsions plébiscitaires de masse. Celles-ci sont bien plus faibles actuellement qu'elles ne le furent dans les années vingt ou trente, mais le primat des médias sur la vie fait gonfler le fleuve d'eau sale. Il faudrait, avec douceur, mettre les experts en communication dans l'impossibilité de parler de la politique. Un gouvernement ayant autorité sur les choses humaines ne devrait plus avoir besoin d'en appeler au peuple télévisuel. Il pourrait simplement parler à travers la libre médiation des différentes cultures alternatives. Et c'est entre celles-ci en effet qu'il faudrait demander de choisir.

Organisation et action collective qu'il faut lier à la constitution, comme la forme à l'idée, l'instrument à l'objectif. Quand on parle de constituant du nouveau parti de la gauche, on veut dire ceci: que tous les éléments sont remis à leur place, dans un travail de reformulation simultanée des moyens et des fins, en vue de provoquer une sélection dans la mise en place du mouvement et dans la situation de l'adversaire. La pratique d'une politique organisée doit être redéfinie entièrement. Le sens de l'organisation d'une «action commune» n'est pas simplement à redécouvrir, parce qu'il ne s'agit pas simplement d'un potentiel disponible à mettre en forme, comme ce fut le cas jadis dans le passage de l'usine à la société à la politique. Il ne faut pas seulement réformer le parti. Il y avait une fois un parti. Il n'y a plus de parti. Il est tout au plus à construire, comme pour la première fois, avec ses formes – structures, militants, direction –, avec une capacité intelligente de concilier continuité-discontinuité, comme tout mouvement historique a le devoir de le faire. L'action organisée des forces présentes, vivantes, sur l'axe structurel de la société – production, travail, échange, marché, savoir – est l'héritage que l'histoire du mouvement ouvrier a transmis à la politique de la gauche. La nouveauté c'est que ces forces, pour être représentées, doivent d'abord être constituées. Non pas créées de manière idéaliste. Il y a un matériel social pour lequel le parti représente la condition subjective d'une consistance politique. C'est ce que veut dire la phrase: sans parti il n'y a pas de politique. Voilà le noyau constitution-organisation-action. Inconsistante, littéralement, une idée de parti faible. Si on dit que celui-ci doit se laisser ballotter par les vagues de la complexité sociale, alors il vaut mieux renoncer à l'idée de parti et penser à autre chose. Le parti qui voulait rester entre les plis de la société, y était en réalité avec une force organisée. Je dis que la tâche du parti aujourd'hui est de simplifier politiquement la complexité sociale. Simplifier veut dire mobiliser. Ce n'est pas en complexifiant la réalité que l'on produit une initiative politique. Complexifier pour connaître, pas pour agir. Aujourd'hui plus que jamais il faut savoir distinguer les deux plans, de la culture et de la politique. La complexité des diversités culturelles est une richesse qui doit être maintenue, recueillie, exprimée, décrite, horizontalement, empiriquement, pour la politique. Elle en a besoin comme de l'air pour respirer, c'est-à-dire pour mesurer sa propre qualité, sa propre capacité d'adhérence, et de suffisance, par rapport à l'époque. De politique culturelle, on n'en parle plus. Mais de politique politique, sous des formes nouvelles et au grand sens du terme, retour/restauration/construction de la Politique, on recommence à parler.

Celle-ci n'existera jamais, ou n'existera peut-être plus, si on ne revient pas à une division de l'un en deux, au-delà de toutes les apparences systémiques. Au cours de ces dernières décennies d'histoire pauvre, les seules nouveautés de langage ont été introduites par la pratique politique des femmes. Nous lui devons la reproposition créatrice d'une frontière théorique. Par ailleurs, assumer passivement, comme une donnée de fait, la rupture des sujets et renoncer à la subjectivité politique est une seule et même chose. Nous vivons ce paradoxe: les chantres enthousiastes d'une démocratie majoritaire de l'alternance accomplie, en clôture du cas italien, sont les mêmes qui donnent pour acquise, pour le bien de tous, la fin de toute dichotomie sociale. Ceux qui découvrent le conflit politique sont les mêmes qui dissimulent le conflit social. Ceux qui condamnent les regroupements entre les partis, sont les mêmes que ceux qui font l'apologie de la concertation entre les classes. La voie royale pour la destruction de la politique. Et je crois aussi pour une nouvelle corruption des politiciens, plus subtile, plus interne, de la conscience. Et non pas seulement dans la «mauvaise» Italie, mais aussi dans la «belle» Europe. Pour ne pas parler d'ex-grandes puissances, pour lesquelles la nouveauté est finalement arrivée, ou encore de grandes puissances en vogue pour lesquelles cette nouveauté est vieille de plusieurs siècles. Soit deux formations politiques se motivent sur deux grands intérêts partiels, en concurrence pour savoir laquelle est capable de mieux prendre soin, de ce point de vue, de l'intérêt général, et elles entrent alors en conflit et s'opposent, soit elles sont chacune une fiction formelle et préparent ensemble une alternative virtuelle. Une alternance politique réelle a besoin de grandes alternatives entre des modèles de société. La décomposition définitive du centre politique a besoin de la décomposition politique du centre social, de cet agrégat visqueux, compromissoire au quotidien, d'intérêts corporatistes solidaires entre eux qui produisent un consentement humoral de ceux qui les représentent tels qu'ils sont. Mais demandons-nous si ce modérantisme doit être suivi et représenté comme tel, ou s'il ne doit pas être plutôt dissous et radicalisé en options démocratiques alternatives. La pulsion plébiscitaire a changé: les fameux «gens» veulent un chef non pas pour qu'il décide de lui-même, mais pour qu'il les représente. Décomposer l'idée de «gens», diviser la pensée unique, renvoyer corps, clans, individus, aux grands intérêts, réunir une nouvelle fois la société autour de deux pôles, c'est ce que fait, que peut faire, que doit faire la politique. Voilà sa véritable réforme. C'est à partir de là qu'elle pourra retrouver son autorité. Le sujet d'une politique d'autorité de partie et le futur parti de la gauche sont pour moi une seule et même chose.

Contrairement à ce qu'on pense, les solutions totalitaires du vingtième siècle n'ont pas beaucoup de choses en commun, mais une peut-être, seulement, fondamentale: la conception de la politique comme mobilisation totale. La forme du «parti unique» est une contradiction dans les termes. Le modèle était dans le rapport entre l'État national et son peuple face à la guerre mondiale. Mais le parti, par définition, ne peut être tout le peuple, ni toute la nation. À moins que n'intervienne, comme est intervenue aujourd'hui, une expérience de fondamentalisme religieux. Qui pourrait sembler la seule forme résiduelle de politique totalisante. Mais ce n'est pas la seule et elle n'est pas résiduelle. La mobilisation totale s'exprime maintenant volontairement et parfaitement dans les solutions politiques des démocraties contemporaines. Et il ne s'agit pas seulement de tentations plébiscitaires, de préférence pour des leaders, de raccourcis décisionnistes. Ce sont des consequentia rerum. Mais quand des formations politiques concurrentes dans le gouvernement de la société conviennent entre elles qu'il n'y a qu'une seule forme possible d'organisation sociale, qu'est-ce donc sinon une solution totalisante du problème politique? Avant la décision de mérite sur les différents points, sur la formulation de l'ordre du jour politique décisif, l'acclamation, depuis l'Agora jusqu'au Palais, a déjà eu lieu. Il faut renverser pour la politique, non pas le concept de mobilisation, mais le concept de totalité. La mobilisation partielle a été le modèle du mouvement ouvrier organisé, avec la figure du parti politique qui arrive à la fin d'une longue série d'expériences, associatives, coopératives, de secours mutuel, syndicales. Mobilisation d'une partie non minoritaire de la société, tout d'abord pour la défense de sa propre condition, puis par solidarité entre les différentes luttes, donc en revendication de sa propre autonomie, enfin comme projet de prise en charge de ses propres pouvoirs. Une histoire ascendante, dans tous les sens. Il y avait là une tension prophétique, aujourd'hui perdue, sur la condition humaine dans une société et contre une société de l'égoïsme et de l'exploitation, qui avait fini par donner à la politique moderne un autre sens que celui du pouvoir, de la cour, du prince, de la domination du plus petit nombre sur le plus grand nombre et sur tous. Elle suscitait l'adhésion et la conviction du peuple, une culture d'élite alternative, un sens commun de masse antagoniste, sans lesquels il n'y a pas de pont entre le passé et l'avenir. La gauche sociale et politique ne peut traverser le présent, et le changer, sauf à se présenter symboliquement dans son parti comme mouvement historique. Je dirais que c'est son arme absolue. Le capitalisme, dans la longue durée de son histoire, est vu comme une contingence, une émergence, une occasion, à dépasser ou à utiliser, ce qui est la même chose. Utiliser les grandes idées sur la période courte, oui. Utiliser les petites idées sur la période longue, non. La grande politique est dans la tactique pour le premier cas, elle ne l'est pas pour le second. Le secrétaire du Parti Communiste Italien dans l'opposition pouvait se permettre d'être totus politicus: il avait derrière lui une force organisée, un monde d'idées, un peuple de croyants, et, ce qui ne gâche rien, un bloc de puissance militaire. Et que celui qui dit qu'il aurait dû rompre avec tout cela depuis belle lurette nous fasse la grâce de s'occuper d'autre chose. Qu'il fasse du volontariat. Il ne fait pas de doute, pourtant, que le secrétaire du parti de la gauche au gouvernement ne peut être totus politicus: derrière lui et autour de lui, il y a un vide préoccupant. On dira: mais il y a le consensus électoral. Oui. Modeste. Or, un consensus électoral, modeste, n'a jamais fait l'histoire à lui tout seul, n'a jamais provoqué autre chose qu'une alternance de gouvernement, sans autres conséquences. Si tel est le but ultime, alors il n'est même pas utile de donner suite à la politique moderne, il suffit de rompre avec elle et de passer à la théorie des jeux. Les répliques de l'histoire nous ont justement appelés à la reconquête du principe de réalité. Mais j'ai l'impression que nous sommes déjà au-delà, déjà et très rapidement dans la nécessité de plier le fer dans l'autre sens. Et la contingence politique elle-même, l'expérience réalisée de gouvernement, pousse à rechercher un souffle différent, si non autre, de la pensée. C'est la raison pour laquelle l'un d'entre nous doit se charger de jouer les grillons sentencieux. Sans quoi on parle souvent du besoin de pensées longues, mais on finit par ne produire que des actions courtes. Les idées-force servent. Elles servent à rendre visible la possibilité d'événements, à mettre en mouvement des passions, à provoquer, motiver et orienter des espérances, un exode, l'approche d'autre chose. Une gauche sans mythe sera une gauche pauvre, terne, lointaine, froide, et à la fin inutile. Les dégénérescences, les faillites, les effondrements, ne se sont pas produits parce qu'ont été tentées des choses impossibles, mais parce que l'impossible a été à un certain moment abandonné.

«L'âme grande» et «l'intention haute» : ces qualités que Machiavel attribuait au duc de Valentino. L'image gramscienne du parti-intellectuel collectif n'est peut-être plus actuelle: du fait de l'irrécupérable fonction politique de la culture et encore plus du fait de l'impossibilité de la décliner désormais socialement. Le travail intellectuel reste comme témoignage intérieur du temps, comme un énoncé de vérité sur sa propre partie et sur le monde, comme un cultiver son jardin du mieux que l'on peut dans une société hostile. Au contraire, l'autre indication gramscienne du parti-Prince me semble redevenir de grande actualité: bien que tous soient si prêts à en lire les signes contraires; et peut-être aussi pour ça. La leçon du réalisme politique dit à la gauche qu'elle doit désormais ramer à contre-courant de l'époque. La longue «ère de progrès» est depuis longtemps passée. Tout, pensée et action, sentiment d'appartenance à la masse et inconscient de l'individu, tout est marqué par les caractères d'une contre-révolution diffuse. Si on lit le destin du parti politique on trouve le mot : fin. La fin de l'idée de parti risque d'entraîner avec elle la fin de l'idée de gauche. C'est contre son propre destin que la gauche doit lutter.













1. N.d.t. Tangentopoli est l'énorme scandale politico-financier qui a fait la une des journaux italiens entre 1992 et 1995. Il a débouché sur l'opération mani pulite («mains propres») sous la houlette de quelques magistrats, promus au rang de grands moralisateurs de la politique italienne.

 

 

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