PAOLO VIRNO |
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Ce livre se compose de trois essais qui, d'un point de vue conceptuel, s'enchaînent comme autant de chapitres complémentaires. Toutefois, dans la mesure où chacun d'eux a été conçu de manière indépendante, on pourra les lire dans l'ordre que l'on voudra. Il suffira de savoir qu'aux yeux de l'auteur, il y a un « avant » et un « après », un ordre fait de prémisses et de conséquences, un jeu de renvois réciproques entre les différentes parties, quand bien même l'ordre suivi ici est-il inversement chronologique 1. Le troisième essai se présente comme un petit (tout petit !) traité politique. Notre but était de trouver des mots-clefs (intellect public, multitude, intempérance, droit de résistance, etc.) permettant d'affronter l'ouragan magnétique qui a mis hors d'usage les boussoles auxquelles s'étaient fiées les théories politiques modernes depuis le xviie siècle. Il s'agissait essentiellement de délimiter le terrain : de manière approximative, certes, mais complète, sans éluder aucun des problèmes essentiels propres aux affaires communes. Ce texte peut également être lu comme un examen critique de certains aspects de l'uvre de Hannah Arendt. Le deuxième essai part des sentiments ou « dispositions d'esprit » qui, selon Kant et Wittgenstein, nous saisissent quand nous pensons au monde dans son ensemble, au simple fait qu'il existe et que nous en faisons partie. Pour Kant, le sentiment qui contribue le plus à la formation des « idées cosmologiques » c'est le sublime ; dans le cas de Wittgenstein, il s'agit d'un sentiment où se mêlent émerveillement et sécurité. Mais ce ne sont que des points de départ. Le but de cet essai est d'esquisser une idée de « monde » non métaphysique, telle qu'elle puisse se « frotter » aux propositions de Kant et de Wittgenstein, que nous adopterons toutefois ici comme guides exemplaires. Une idée qui ne soit, si possible, ni grandiloquente ni affectée, et qui puisse contribuer à éclairer le sens implicite d'expressions aussi courantes que le « cours du monde », les « dangers du monde », les « gens du monde ». Le lien entre les deux derniers essais est assez explicite : « Virtuosité et révolution » a pour thème principal la notion de sphère publique, qui est discutée à la fin de « Idée de Monde ». On notera toutefois sans difficulté une dissonance dans le style d'analyse ou dans la tonalité. Dissonance qui n'est pas due au hasard. Le fait est que ces deux textes correspondent à des genres littéraires nettement distincts et même hétérogènes. Entre philosophie et théorie politique, l'écart se creuse de plus en plus, au point d'apparaître même, de nos jours, comme une déchirure. C'est un fait qu'il ne faut pas cacher par excès d'orgueil (en proposant, par exemple, une définition philosophique de la « politique » qui se débarrasse, une fois pour toutes, de la politique effective), mais qu'il convient de montrer au grand jour. Quand on passe d'un registre à l'autre, il est inévitable de changer de langage et d'habitudes : en refusant de se soumettre à une telle mutation, on ne témoignerait que de son inadéquation à ces deux milieux. Celui qui écrit sur la politique doit reconduire entièrement la question du sens et de la liberté (question ontologique, dirait le philosophe) à la transformation possible d'états de choses déterminés (question ontique ou factuelle, préciserait le même philosophe avec condescendance). Il doit imiter, donc, la sollicitude pour les phénomènes empiriques et les procédures concrètes dont témoigne Spinoza dans le Traité politique, lorsqu'il s'arrête longuement sur le nombre et la qualité des charges électives qu'il faut instituer dans une république. L'essai qui ouvre ce volume est consacré au seul contenu authentique de toute philosophie de l'histoire : l'idée d'une « fin » ou, moins dramatiquement, d'une paralysie de l'Histoire elle-même. On prendra en considération, en particulier, la version postmoderne, à la fois euphorique et mélancolique, d'une telle « fin ». Pour en comprendre les racines et pour les critiquer sans indulgence, on fera référence au phénomène mnémonique du « déjà vu », qui relève d'une pathologie individuelle ayant pris aujourd'hui, pourtant, une dimension publique. Le concept auquel est conféré ici un rôle décisif, c'est le souvenir du présent. Ce souvenir si particulier et même bizarre est l'expérience cruciale qui fonde à la fois le temps historique et, sous certaines conditions, l'impression de son arrêt. Les questions liées à une « cosmologie matérialiste » (ou, si l'on préfère, à une idée non métaphysique de « monde »), exposées à grands traits dans le deuxième essai, sont examinées dans le premier, d'un point de vue temporel.
Ce livre est dédié à Anna et Elio, mes parents. |
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