PAOLO VIRNO |
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1. Le miracle selon Wittgenstein. « L'éthique, si elle existe, est surnaturelle », affirme Wittgenstein dans sa Conférence sur l'Éthique, prononcée à Cambridge en 1930. Dans tout ce qui advient au monde et qui peut être décrit par des propositions, nous ne trouvons nulle trace du sens de la vie. Toutefois, il ne fait pas de doute que la recherche d'un tel sens constitue une expérience des plus intense. À tel point que, concernant l'éthique, on pourrait même parler d'expérience surnaturelle. Mais peut-on concevoir une expérience surnaturelle ? N'équivaut-elle pas littéralement à un miracle ? Disons que, dans une certaine mesure, elle lui est équivalente en effet : oui, l'éthique est intimement liée au miracle. Mais à condition, ajoute Wittgenstein, que l'on comprenne ce dernier de façon appropriée, en le soustrayant à l'horizon positiviste dans lequel la tradition religieuse elle-même l'inscrit la plupart du temps. Le vrai miracle n'est pas un fait prodigieux, défiant les lois physiques et contredisant les expectatives psychologiques. « Imaginez le cas où soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l'un d'entre vous, qui se mettrait à rugir. Certainement, ce serait là quelque chose d'aussi extraordinaire que tout ce que je puis imaginer. Ce que je suggérerais alors, une fois que vous vous seriez remis de votre surprise, serait d'aller chercher un médecin, de faire procéder à un examen scientifique du cas de cet homme et, si ce n'étaient les souffrances que cela entraînerait, j'en ferais faire une vivisection. Et à quoi aurait abouti le miracle ? » Certes, un événement dont nous n'avons jamais vu la pareille suscite l'étonnement, mais il s'agira d'un étonnement provisoire, destiné à décroître pour enfin se dissiper tout à fait. En tant qu'il advient dans le monde, le prodige est toujours aussi un « fait », passible de description et d'analyse et à propos duquel il ne se trouve aucune raison de principe d'exclure une explication scientifique. Inutile de chercher un sens éthique à ce qui surprend et stupéfie : « En effet, vous pouvez bien imaginer n'importe quel fait, il n'est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme. » Mais qu'est-ce qui mérite alors le nom de « miracle » ? Selon Wittgenstein, l'existence même du monde comme totalité des faits réels ou possibles. Ou, plus précisément, l'expérience du miracle consiste à éprouver de l'émerveillement pour cette existence, à trouver extraordinaire, non pas comment est le monde, mais le simple fait qu'il est Il s'agit, en ce cas, d'un émerveillement inextinguible, dont on ne revient pas. Qu'advient-il alors de celui qui en fait l'expérience, au moment même où il en fait l'expérience ? L'« émerveillement pour l'existence du monde » est un sentiment qui témoigne tout à la fois d'une impulsion et de sa faillite : impulsion à regarder le monde du dehors (précisément comme un tout), pour en saisir la signification ; faillite due aux limites du champ visuel, soit, en d'autres termes, à l'impossibilité de représenter le milieu dans lequel on se trouve. Sans cette impulsion, ou sans cet inaccomplissement de l'impulsion, point d'« émerveillement ». Celui-ci est provoqué par le choc. Il est la marque d'une frustration instructive. Le miracle suggère l'illimité, précisément et seulement à travers la perception d'une limite qui ne peut être franchie. Wittgenstein fait également mention d'une seconde expérience éthique et, donc, surnaturelle : « Celle que l'on pourrait appeler l'expérience de se sentir absolument en sécurité. Je désigne par là cette disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire : Je suis en sécurité, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il advienne. » Le miracle n'est pas tant l'élimination de telle ou telle menace opressante, mais la certitude qu'aucun danger factuel ne peut compromettre le sens de notre vie (dans la mesure où un tel sens peut sembler indépendant de ce qui advient dans le monde). Ce sentiment de sécurité absolue est la face convexe, ou le revers positif, de la proposition 6.52 du Tractatus logico-philosophicus : « Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. » De ce jugement, il s'ensuit que, quand bien même toutes les questions scientifiques resteraient sans réponse, et la nature exercerait sur nous un pouvoir démesuré et terrifiant, ce qui rend la vie digne d'être vécue ne serait nullement compromis et ne subirait pas la moindre égratignure. Non seulement il se tient à l'abri, mais il est précisément l'abri absolu. Tout comme l'émerveillement, la sécurité est fondée sur la considération tautologique selon laquelle il y a un monde. Si ce n'est que le premier sentiment surgit de la tentative inutile de représenter l'existence du monde, et le second, au contraire, de la propension à se sauver soi-même en liant son propre destin à telle existence miraculeuse, plutôt qu'aux « faits » eux-mêmes. L'émerveillement peut toujours se convertir en sécurité, et inversement : ce qui protège durablement n'est autre que ce qui étonne durablement. Wittgenstein note que les sentiments éthiques, suscités par la pure et simple existence du monde, se manifestent allégoriquement dans les formules religieuses et principalement dans les manières de parler les plus ordinaires et les plus naïves. L'émerveillement « est, exactement, je crois, l'expérience à laquelle on fait allusion lorsqu'on dit que Dieu a créé le monde ; et on décrit l'expérience de sécurité absolue lorsqu'on dit que l'on se sent en sécurité entre les mains de Dieu ».
2. Existence du monde, existence du langage. Peut-on donner un compte rendu linguistique du miracle qui soit approprié ? « Je suis alors tenté de dire que la façon correcte d'exprimer dans le langage le miracle de l'existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c'est l'existence du langage lui-même. » Si nous pouvions représenter notre faculté de parler par des mots, nous disposerions alors de termes adéquats pour traiter du monde comme totalité. Mais c'est précisément ce qui est impossible pour Wittgenstein. Le langage ne parvient jamais à rendre compte de lui-même. Aussi, « en faisant passer l'expression du miraculeux d'une expression par les moyens du langage à l'expression par l'existence du langage, tout ce que j'ai fait a été à nouveau de dire que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et que tout ce que nous disons du miraculeux absolu demeure non-sens ». Si l'éthique est inscrite dans la question cosmologique (non pas comment est le monde, mais qu'il soit), cette dernière, à son tour, partage entièrement la structure et les apories de l'autoréférence linguistique (dans laquelle n'entre pas en jeu ce que l'on dit, mais le fait même que l'on parle). Quand on tente (vainement) d'affirmer quelque chose de sensé sur l'existence du monde, on essaie en même temps (et tout aussi vainement) de fixer la nuque du langage, de le représenter comme un tout. Réciproquement, toute auto référence a une valeur cosmologique immédiate : la régression infinie des métalangages témoigne de la tendance inutile à regarder le monde du dehors. Les deux ordres de discours sont équivalents et même interchangeables ; ils s'illustrent l'un l'autre de manière négative : chacun offre une image (et même la seule qui soit pertinente) de la faillite de l'autre. Toutefois, tant les propositions cosmologiques (insensées) que les propositions métalinguistiques (tout aussi insensées) présupposent toujours l'existence de la parole. Enfin, le vrai miracle surgit dès lors que l'on s'émerveille de l'existence même du langage. Au cours d'une conversation avec Friedrich Waismann, celui-ci lui ayant demandé : « L'existence du monde a-t-elle un lien avec l'éthique ? », Wittgenstein répondit : « Les hommes ont bien senti qu'il y a un lien, et ils l'ont exprimé de la manière suivante : Dieu le Père a créé le monde, Dieu le Fils (ou la Parole, qui vientde Dieu) c'est l'Éthique. » En tant qu'elle rend possible toute énonciation particulière, l'existence de la Parole (le fait pur et simple de « prendre langue ») répète la création du monde, en l'actualisant indéfiniment. Grâce à la Parole, l'événement de la création se manifeste dans la vie des hommes, si bien qu'on peut reconnaître une articulation rassurante entre le destin de chacun et le créateur.
3. Le sublime selon Kant. L'expérience du miracle, dont parle Wittgenstein dans la Conférence sur l'éthique, ne diffère pas tellement du sentiment du sublime tel que Kant l'analyse dans la Critique de la faculté de juger. Il ne s'agit pas d'une simple analogie, mais d'une véritable identité qui peut être vérifiée jusque dans ses moindres détails. Miracle et sublime sous-tendent un même sentiment ou, si l'on préfère, renvoient à la même idée de monde. Résumons brièvement le phénomène du miracle pour habituer notre il au changement de décor. L'émerveillement et la sécurité concernent généralement les « faits » : telle couleur suscite mon étonnement, je suis à l'abri d'une avalanche. Qu'advient-il quand ces sentiments intra mondains sont référés à l'existence du monde et donc à ce qui transcende les « faits » ? Les termes « émerveillement » et « sécurité » subissent alors une dilatation sémantique considérable et se trouvent soumis à un emploi métaphorique. Mais, pour Wittgenstein, n'est authentique que la métaphore pouvant faire l'objet d'une réexposition « en prose » qui en certifie ainsi le contenu descriptif. Par contre, des expressions telles que « se sentir absolument en sécurité » ne supportent pas de telles traductions : ce sont des métaphores irréversibles, sans équivalents littéraux. En réalité, cette dilatation du sens produit des non-sens. Mais le non-sens ainsi obtenu n'est pas nul : son « essence particulière » permet d'illustrer une « tendance fondamentale de l'âme humaine ». En outre, dans la mesure où ces pseudo-métaphores témoignent précisément de l'impossibilité de représenter ce non-sens comme un « fait », elles donnent à voir « ce qui est le plus élevé » dans sa transcendance (en tant qu'il est véritablement « plus élevé », donc). Cette démonstration négative, ou par défaut, qui se prévaut d'un non-sens, c'est le miracle. Loin de se soustraire aux limites de l'expérience, le miracle surgit précisément de l'expérience de la limite. Ou mieux encore, il consiste à comprendre l'échec comme un signe (c'est pourquoi, dans l'Évangile selon saint Jean, le miracle est nommé semeion et non teraton signe et non prodige). Venons-en maintenant, très simplement et au risque même de céder à quelque stéréotype, à la réflexion kantienne sur le sublime. Ce sentiment se manifeste à partir de la propension à saisir dans la nature une image de quelque chose qui est étranger à la nature ; il se confond avec l'effort de représentation intuitive des idées transcendantes de la raison. L'exposition sensible de l'inconditionné semble s'étayer sur ces phénomènes empiriques qui conçoivent la nature comme illimitée et toute-puissante : « L'immense océan agité par la tempête », pour s'en tenir à la formule fameuse. Mais l'étai ne supporte pas une charge aussi lourde. L'imagination s'efforce en vain, mais non moins sans relâche, de donner un aspect mondain à ce qui outrepasse le monde. Sa dilatation progressive ne fait que représenter de manière sensible la catastrophe de la représentation. Or, c'est précisément cette catastrophe qui détermine cette « disposition de l'âme » que nous pouvons, à bon droit et seulement, appeler sublime. Kant écrit : « Le vrai sublime ne peut se trouver dans aucune forme sensible ; il n'atteint que des idées de la raison ; celles-ci, quoique toute représentation adéquate en soit impossible, sont justement mises en mouvement et évoquées à l'esprit par ce défaut de convenance qui peut se présenter sous une forme sensible. » Comme c'était déjà le cas à propos du miracle, une exposition purement négative de « ce qui est plus élevé » est ici en question. Sublime (ou miraculeuse) est la valeur expressive de la faillite. Alors qu'elle donne à voir dans ses propres productions l'hiatus incompressible qui l'éloigne des idées de la raison, l'imagination « nous permet d'avoir l'intuition de la supériorité » de ces mêmes idées. L'insuffisance éprouvée de n'importe quelle image constitue la seule « image » possible de l'inconditionné : elle l'expose, précisément, comme ce qui demeure irreprésentable. Ou, pour parler comme Wittgenstein, nous ne pouvons nous adresser à Dieu qu'avec des expressions dont le caractère dépourvu de sens met en lumière le fait que « Dieu ne se révèle pas dans le monde » (Tractatus, 6.432). Toutefois, pour ne pas passer à côté du point décisif, le schéma que nous venons à peine de tracer nécessite un approfondissement qui est aussi une correction. Ce qui est hors de l'orbite de la nature, mais dont nous cherchons toutefois une image dans la nature (contemplant le désert infini ou l'océan en tempête), n'est autre que la totalité de la nature. C'est le monde dans son ensemble qui s'avère inaccessible pour l'imagination, bien que celle-ci se déploie à l'infini, en concentrant ou en dilatant les phénomènes intra mondains. Ce n'est que dans cette perspective que l'on peut comprendre la formule lapidaire par laquelle Kant résume son sujet : « On peut décrire ainsi le sublime : c'est un objet (de la nature) dont la représentation détermine l'esprit à concevoir l'inaccessibilité de la nature comme une présentation d'idées » (je souligne). Dans la mesure où aucune image ne nous en permet l'« accès », la totalité de la nature sensible renvoie à quelque chose qui transcende la nature, ou, en d'autres termes, à quelque chose qui suscite la pensée du supra sensible. La tournure virtuose (ou le cercle vicieux) de la définition kantienne ne doit pas nous échapper. Ce qui permet l'exposition est identique à ce qui est exposé : la nature inaccessible est déjà surnaturelle, le surnaturel est encore nature inaccessible. C'est dans cette reproduction du noyau d'expérience lui-même que se fonde l'idée de monde. Le monde c'est à la fois la totalité du contexte sensible et le milieu supra sensible dans lequel on est introduit uniquement par l'« inaccessibilité » de cette totalité. L'idée de monde est amphibie : en se dédoublant, elle garantit indéfiniment la transition de l'en deçà à l'au-delà, du fini à l'inconditionné. Une telle transition permet à Kant de conclure : « La nature s'évanouit devant les idées de la raison. » En tant qu'elle se tient à l'ombre du sentiment du sublime, l'idée de monde autorise le détachement du monde et, qui plus est, elle y prédispose. Nous reviendrons d'ici peu sur cette vocation autodestructrice. Mais il nous faudra tout d'abord examiner de plus près la pleine convergence entre miracle et sublime.
4. Grandeur et puissance. Pour mieux éclaircir le concept de miracle, Wittgenstein a recours à deux expériences différentes. L'émerveillement à l'égard de l'existence du monde concerne surtout notre faculté de connaître, ou plus précisément, il s'établit à ses limites. La conviction d'être absolument en sécurité, « en toute occasion », concerne au contraire notre destin pratique. Cette partition correspond point par point à la subdivision kantienne du sublime en deux espèces fondamentales : le sublime mathématique et le sublime dynamique. Le sublime mathématique, lié à la catégorie de la quantité, c'est le sentiment provoqué en nous par l'immensité du monde. Considérée dans sa totalité, la nature est « ce qui est grand au-delà de toute comparaison », incommensurable par rapport à la dimension et à la durée des phénomènes sensibles. Kant observe qu'une « grandeur absolue » (magnitudo et non quantitas) n'est « égale qu'à elle-même », ou, en d'autres termes, porte en elle la seule mesure capable d'en permettre l'évaluation. Ce qui signifie que l'unité de mesure d'une magnitudo incomparable, c'est son existence même ou, pour reprendre cette autre expression de Kant, sa « position absolue ». Par rapport à « l'immensité de la nature » nous ne pouvons que constater les limites de l'ensemble de nos calculs, mais en même temps, nous sommes sujets à un sentiment d'« émerveillement et d'estime » nous suggérant, mais seulement de manière négative, « une autre mesure non sensible qui domine cette infinité comme une unité, et devant laquelle tout dans la nature est petit ». Or, la seule « mesure non sensible » capable d'embrasser l'immensité du monde est le fait même que le monde existe. Le paramètre ultérieur devant lequel « tout est petit dans la nature », c'est « la position absolue » de la nature comme totalité. Le sublime dynamique, lié à la catégorie de la modalité, c'est le sentiment provoqué en nous par la puissance du monde. Il s'agit d'une puissance irrésistible, à laquelle nous sommes confrontés et qui nous laisse parfaitement désarmés. En principe, nous sommes impuissants devant les menaces de la nature, les coups du sort ou la douleur. Il se trouve toutefois des occasions au cours desquelles ce qui est redoutable ne suscite pas forcément la peur : « Si nous sommes en sécurité », nous parvenons à contempler avec un certain détachement un raz de marée ou une bataille, en nous élevant pendant quelque temps au-dessus des forces qui nous tiennent ordinairement à leur merci. Le sentiment dont on fait alors l'expérience, où se mêlent la plus grande impuissance et la plus grande maîtrise de soi, révèle pourtant une vérité non contingente : l'indépendance du Moi moral par rapport aux conditionnements factuels, sa participation à une « seconde nature supra sensible » dans laquelle l'humanité de notre personne est tenue à l'abri des contraintes du monde. La sécurité occasionnelle se transforme en sécurité absolue dès lors que nous découvrons « une conservation de soi absolument différente de celle que la nature extérieure attaque et peut mettre en péril ». Émerveillement mathématique, sécurité dynamique. Immensité qui en appelle à l'existence, puissance qui ferme l'accès à l'éthique : l'unité ou l'interaction réciproque de ces deux aspects constitue, comme nous le verrons, la pierre angulaire de l'idée de monde. Que le miracle et le sublime aient une seule et même articulation, doit rester, pour le moment, le fait essentiel. Pour compléter, nous ajouterons qu'est commune aux deux la familiarité avec le déplaisir, ou plus précisément avec un déplaisir qui porte en soi son contrepoison. L'expérience miraculeuse ressemble à un choc douloureux : « Tout ce à quoi je tendais [ ] était de donner du front contre les limites du langage . C'est parfaitement et absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage.» Et pourtant, ajoute Wittgenstein, « la tendance, le fait de donner du front, indique quelque chose ! » La ruine au-devant de laquelle va l'exposition est en harmonie avec ce que l'on voulait exposer ; le choc implique un soulagement. De la même manière, pour Kant, s'il est certain qu'« il y a quelque chose de terrible pour la sensibilité » dans son affrontement avec l'infini (« qui pour elle est un abîme »), la simple disproportion entre celui-ci et celle-là s'avère bel et bien proportionnée aux idées de la raison. Pourtant, le sublime étant « un sentiment de déplaisir qui provient d'un défaut de l'imagination », il n'en procure pas moins aussi une satisfaction ascétique (« un plaisir négatif » écrit Kant), dans la mesure où cette insuffisance met précisément en relief la transcendance de la raison et en chante les louanges.
5. Iconoclastie. Dans les leçons de l'Esthétique, Hegel montre la parenté, mais aussi l'écart, entre le concept de sublime et la notion ordinaire de miracle. Ses observations permettent de fixer à nouveau d'un rapide coup d'il les positions de Kant et de Wittgenstein, ainsi que leur consonance précise. Selon Hegel, le sublime exprime « le sentiment de sa propre finitude et de l'indépassable distance par rapport à Dieu ». Dans le monde caduc, abandonné à lui-même, il n'est rien qui se prête à représenter l'« essence positive » de la divinité. Le sublime est iconoclaste. Il interdit et dévalorise toute médiation figurale. Il a son acmé dans la poésie hébraïque qui « voit dans la substance une comme telle, le maître du monde en l'opposant à l'ensemble des créatures ». Déjà Kant avait écrit : « Dans le livre des lois juives, il n'y a peut-être pas de passage plus sublime que ce commandement : Tu ne feras pas d'images taillées ni aucun figure de ce qui est dans le ciel. » Et nous avons déjà dit que Wittgenstein ne cesse de signaler le caractère insensé des (pseudo)-métaphores éthiques et religieuses. En outre, Hegel identifie l'épicentre du sublime précisément dans cette constatation élémentaire qui, pour Wittgenstein, est source d'émerveillement miraculeux : « Dieu est le créateur de l'univers. Telle est la plus pure expression du sublime. [...] Le Seigneur, la substance une, s'extériorise sans doute, mais par une extension qui est la plus pure, qui est incorporelle, éthérée : c'est le mot, expression de la pensée comme d'une force spirituelle sur l'ordre de laquelle tout ce qui existe tombe immédiatement dans un état de muette obéissance. » La parole est, donc, le seul lien humain avec la puissance créatrice infinie de Dieu. Mais ce lien, c'est la parole comme faculté, et non comme autant d'images qu'elle peut construire au fur et à mesure. Or, la parole comme faculté, à savoir le fait même d'être doté de parole, n'est pas moins irreprésentable que l'événement sublime par antonomase : la création. Ainsi l'émerveillement pour l'existence du monde déborde constamment en un émerveillement pour l'existence du langage. Ce n'est que lorsque le sentiment du sublime a désimbriqué l'infini du monde sensible que la possibilité d'une exception prodigieuse devient concevable. Hegel écrit : « Dans cette conception qui laisse intacte la marche naturelle des choses et laisse subsister les lois de la nature, le miracle fait pour la première fois son apparition. [...] Dans une atmosphère où les liens logiques se trouvent rompus, à chaque instant, où nulle chose ne demeure à sa place ni ne conserve sa forme, il n'y a pas de miracle possible. » Et toutefois, précise Hegel, « on ne peut pas dire que les miracles constituent l'expression spécifique du sublime » : ils annoncent, en effet, l'intervention de Dieu dans le monde, tandis que le sublime donne à penser uniquement la disproportion irréductible entre l'un et l'autre. Mais, dirait Wittgenstein, les faits prodigieux pour lesquels manque encore une explication ne sont pas des miracles authentiques. Dans l'acception wittgensteinienne, ce qui est réellement miraculeux, c'est seulement ce que Hegel attribue au sublime pour le distinguer du miracle-prodige : « Le sublime proprement dit consisterait donc en ce que l'ensemble du monde créé apparût dans cette conception, comme fini, limité, ne se soutenant pas par ses propres moyens et ne devant pas sa stabilité à lui-même : il doit être considéré comme un accessoire qui n'existe que pour témoigner de la gloire et de la grandeur de Dieu. » Dans le Tractatus (6.45), le même point de vue est exprimé ainsi : « Le sentiment du monde comme totalité limitée c'est le Mystique. » Le Mystique, c'est-à-dire, le miracle, c'est-à-dire le Sublime.
6. Sublime « Tractatus ». La relation que nous venons d'examiner ne manque pas d'intervenir sur la compréhension de ses différents éléments. L'identité du miracle et du sublime rebondit tant sur Wittgenstein que sur Kant, éclairant différemment les questions posées par chacun d'eux. D'une part, il faut reconnaître que le thème du sublime constitue à la fois le fil conducteur de tout le Tractatus logico-philosophicus et la clé interprétative de son dispositif rhétorique. Des difficultés et des équivoques naissent du fait que cette uvre, outre qu'elle analyse la genèse du sublime et sa structure logique particulière, s'en trouve être aussi un exemple. Elle montre dans sa propre parabole la disproportion dont elle parle. Le sens de nombre des assertions du Tractatus change sensiblement, selon qu'on les considère comme des assertions sublimes en soi ou comme des assertions sur l'expérience du sublime en général. Qu'on prenne, par exemple, le « mode d'emploi » quasiment proverbial qui conclut, mais aussi discrédite, toute l'exposition : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen en passant sur elles il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. » (6.54) Wittgenstein décrit ici son livre comme une simple exposition négative d'« idées de la raison » : livre sublime, donc. Mais le Tractatus est, en même temps, une réflexion sur l'« élan » qui pousse à renouveler sans cesse cette exposition, et sur les formes de son avènement. De ce second point de vue, ce qui compte le plus n'est pas tant l'inadéquation déclarée de la représentation, que les modes de représentation spécifiques d'une telle inadéquation (en parlant de ce dont on ne peut dire, de sorte que son caractère ineffable apparaisse évident). Trouver sans cesse une échelle à repousser après y être monté, telle est l'expérience sublime fondamentale. Fondamentale, mais également conclusive : « Ne voit correctement le monde » que celui qui, ayant bien perçu le caractère insensé du Tractatus, en reproduit sans cesse tout le parcours. D'autre part, il faut inclure dans l'« Analytique du sublime » kantienne un des aspects qui, selon la Conférence sur l'Éthique, permettent de distinguer le miracle. On a vu que Wittgenstein établit une relation intime entre émerveillement pour le monde et émerveillement pour le langage, c'est-à-dire entre création et parole : « Dieu le Père a créé le monde, Dieu le Fils (ou la Parole, qui vient de Dieu), c'est l'Éthique. » Kant, au contraire, est vétérotestamentaire : il laisse de côté le Fils, en n'accordant aucune considération au sentiment du sublime qui accompagne l'effort de représentation intuitive du langage comme totalité. On admettra toutefois sans difficulté que le contraste des facultés, c'est-à-dire le caractère insuffisant de l'imagination par rapport à la raison, équivaut, sous tous ses rapports, à l'irréductible fossé qui sépare ce-qui-se-dit du fait-que-l'on-parle. De sorte que la dilatation de l'imagination est comprise également comme une vaine tentative d'exprimer l'existence du langage à travers une succession infinie d'assertions. Dans une perspective néotestamentaire, le sublime se réfère à la Parole tout autant qu'à la Création ; il renvoie tant à l'idée de monde qu'à l'idée de langage. Mais ce n'est pas tout : puisqu'ils sont formellement identiques et même interchangeables, le sublime mondain et le sublime linguistique peuvent aussi constituer une sorte de chiasme. Dans ce cas, on accède à la pensée de la Création à travers une représentation empirique qui relève plutôt du cadre de la Parole ; et réciproquement : on accède à la pensée du langage à travers une représentation empirique qui relève plutôt du cadre de la Création. En d'autres termes, le chiasme s'articule ainsi : phénomènes intramondains qui renvoient négativement, par disproportion manifeste, à l'existence du langage ; phénomènes intralinguistiques qui renvoient négativement, par disproportion manifeste, à l'existence du monde. De prime abord, cette hybridation croisée semble n'être qu'une variante insignifiante, un « enrichissement » anodin. Mais ce n'est pas du tout le cas. Ce chiasme est appelé à jouer un rôle décisif dès lors qu'on veut reformuler en termes antimétaphysiques cette « inaccessibilité de la nature » (ou de la Parole), qui constitue l'architrave de l'idée de monde (ou, respectivement, de l'idée de langage). C'est alors que la version oblique du sublime, à son tour modifiée dans sa forme et son contenu, montre qu'elle n'est pas seulement une chance parmi d'autres, mais l'avancée nécessaire pour penser le monde sans payer le tribut d'un dépassement concomitant du monde. |
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