PAOLO VIRNO |
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Introduction. L'intention de cet essai est d'examiner le rapport entre théorie de la mémoire et philosophie de l'histoire. Il se pourrait que le fonctionnement de la faculté mnémonique, ses performances et ses pathologies, mettent à notre disposition des catégories et un lexique susceptibles de rendre compte de l'expérience historique, après que le « bordel de l'historicisme » (selon l'expression, délibérément peu châtiée, de Walter Benjamin 1) a refermé ses portes. Le sujet donne lieu à plusieurs équivoques et il conviendra avant tout d'en écarter quelques-unes. Tout d'abord, notre intention n'est nullement d'assimiler le passé collectif au Combray de Proust, ni de réduire l'entreprise historiographique à une dégustation de petites madeleines. Miniaturiser l'histoire en lui imposant la livrée domestique du « temps vécu » est une solution de repli mélancolique à éviter soigneusement. Seuls ceux qui, malgré leur réticence, ne parviennent pas à se soustraire à la fascination dudit « bordel » historiciste auront recours à cette méthode, qui n'est rien moins, à nos yeux, qu'une mesure strictement prophylactique ou un expédient compensatoire. Nous voudrions explorer un chemin absolument différent. Au lieu d'accumuler les res gestae et leur récit dans le tiroir de l'évocation biographique, nous devrons saisir la portée non psychologique, supra-personnelle, publique, des concepts qui permettent d'analyser la formation, mais aussi le dépérissement du souvenir. |
Notes 1. Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l'histoire », in Essais 2. 1935-1940, trad. fr. M. de Gandillac, Denoël, Paris, 1983. Thèse 16 : « L'historiciste pose l'image éternelle du passé, le théoricien du matérialisme historique fait de ce passé une expérience unique en son genre. Il laisse à d'autres de s'épuiser dans le bordel de l'historicisme avec la putain Il était une fois. »
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Quelle est la signification supra-personnelle des processus mnémoniques ? Une nouvelle équivoque se profile alors, s'opposant à la première, mais aussi la réfléchissant : je veux parler de la « mémoire historique ». On désigne habituellement par cette formule la conscience des événements passés et de leur influence permanente sur la situation actuelle. Mais cette métaphore est tout à fait impropre : il serait plus judicieux de parler de connaissance ou de culture historique plutôt que de mémoire. D'autant que pour déterminer les formes, mais également la crise d'une telle connaissance ou d'une telle culture, et donc de la « mémoire historique » elle-même, on recourt nécessairement à la constellation conceptuelle de la mémoire au sens strict précisément (celle qui fait que chacun de nous peut se souvenir de son enfance, par exemple). Ainsi, cette simple formule équivoque considère le problème effectif qu'il faut encore poser comme résolu a priori. La mémoire n'est pas « historique » en vertu du contenu particulier (politique ou social, par exemple) des souvenirs, mais en tant que faculté de l'existence particulière. De fait, sa structure et ses procédures donnent accès à l'historicité de l'expérience, de différentes sortes d'expériences, de l'expérience en général. Bien que la mémoire soit toujours mémoire de l'individu, elle constitue une sorte de « récapitulation ontogénétique » des différents comportements historiques, ainsi que la matrice formelle des catégories historiographiques. C'est précisément et seulement en cela que consiste sa valeur supra-personnelle, sa nature publique 2. |
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Quelques exemples nous seront utiles. Les psychiatres et les neurobiologistes 3 distinguent deux types d'interférence parmi les causes de l'oubli : l'interférence dite rétroactive, qui est la perturbation provoquée par une nouvelle information dans le souvenir d'un événement antérieur ; l'interférence dite proactive, qui est, au contraire, ce qui fait obstacle à la mémorisation de ce qui adviendra par la suite, inhérent à la situation présente. L'importance de l'étude des différentes « interférences » est évidente pour la philosophie de l'histoire. De même qu'on saisira aisément, d'un point de vue historiographique, la pertinence de la distinction entre mémoire procédurale (le passé figé dans un savoir-faire ou une habitude, et conservé comme technique ou ethos) et mémoire sémantique (rappel des signes et des significations inhérents à des événements éloignés dans le temps). Mais ce n'est pas tout : il suffit de voir à quel point sont saisissantes et pénétrantes des notions telles que l'hypermnésie (augmentation de la capacité mnémonique dans une situation de danger ou de traumatisme), la cryptomnésie (confusion entre un souvenir, surgissant à l'improviste et une idée absolument nouvelle), l'allomnésie (attribution à une expérience passée d'un contenu ou d'un cadre différents de ceux réels). Et pour finir : les questions classiques posées par Augustin, quant à savoir ce qu'est le « souvenir d'un souvenir » et, surtout, ce qu'est le « souvenir d'une chose oubliée 4 », ne sont-elles pas au cur même de toute pensée historique ?
Les pages qui suivent, pourtant, ne seront consacrées qu'à un seul phénomène mnémonique : le « déjà vu ». Nous sommes convaincu que cette pathologie spécifique de la mémoire éclairera d'une manière tout à fait imprévue un thème récurrent de la réflexion historico-philosophique, et qui est également un sentiment courant et dominant caractéristique des formes de vie contemporaines. Ce thème philosophique, devenu désormais un sentiment répandu, est l'arrêt de l'histoire ou, plus radicalement, la fin de l'histoire.
1. Se regarder vivre. Par l'expression déjà vu, les psychiatres n'entendent pas la répétition d'un événement connu du passé, s'accompagnant tout au plus d'un étonnement euphorique ou d'une légère condescendance. Ce qui est en jeu est une répétition simplement apparente, absolument illusoire : on croit avoir vécu (vu, entendu, fait, etc.) quelque chose qui, au contraire, est en train d'arriver pour la première fois ; on prend l'expérience en cours pour la copie fidèle d'un original qui, en réalité, n'a jamais existé ; on croit reconnaître ce qu'on ne fait, en réalité, que connaître dans l'instant présent. C'est pourquoi, l'expression « fausse reconnaissance » est également employée pour définir ce phénomène. Le déjà vu n'implique pas un défaut ou une altération qualitative de la mémoire, mais bien au contraire l'accroissement démesuré de son pouvoir et de ses domaines. Au lieu de se limiter à retrouver les traces du passé, la mémoire s'applique aussi à l'actualité, à la précarité de l'instant présent. Le présent instantané prend la forme du souvenir ; il fait l'objet d'un rappel alors même qu'il s'accomplit. Mais que signifie « se souvenir du présent » si ce n'est éprouver l'irrésistible sensation de l'avoir déjà vécu ? En tant qu'objet de mémoire, le « maintenant » se travestit en « qui-a-déjà-été », se dupliquant jusqu'à un « jadis » imaginaire, un autrefois fictif. Il va de soi que l'événement actuel, considéré comme pure et simple réplique, et l'événement original, antérieur et fantomatique, ne sont pas simplement dans un rapport d'analogie, mais présentent la plus parfaite identité. Dotés du même contenu perceptif et émotionnel, présent et pseudo-passé sont indiscernables. La conséquence est inquiétante : chaque geste et chaque mot que je fais et dis maintenant, semblent destinés à arpenter à rebours la parabole fixée jadis, sans que rien n'en puisse être oublié ou modifié. « On sent qu'on choisit et qu'on veut, mais qu'on choisit de l'imposé et qu'on veut de l'inévitable », écrit Henri Bergson dans « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance 5 ». |
4. Saint Augustin, Confessions, X, 13 (« Mémoire du souvenir ») et X, 16 (« Souvenir de l'oubli »). |
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Le sentiment lié au déjà vu est typique de celui qui se regarde vivre. Apathie, fatalisme, indifférence à l'égard d'un devenir qui semble prescrit jusque dans ses moindres détails. Dans la mesure où le présent se montre sous les traits d'un passé irrévocable, on renonce à intervenir sur son cours. On ne peut changer ce qui a pris l'apparence du souvenir et, dès lors, on cesse d'agir. Ou, mieux encore, on devient spectateur de ses propres actions, comme si elles appartenaient désormais à une vieille copie que l'on repasserait sans cesse. Spectateur hagard, quelquefois ironique, souvent enclin au cynisme, l'individu en proie au déjà vu est l'épigone de lui-même. À ses yeux, le rythme historique des événements est suspendu ou figé ; la distinction entre « avant » et « après », entre cause et effet, lui semble futile et même dérisoire. |
5. Henri Bergson, « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance » Revue philosophique, décembre 1908, repris in L'Énergie spirituelle, P.U.F. Paris, 1919, p. 140. |
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Le phénomène de la « fausse reconnaissance » permet de débrouiller de manière critique l'idée fondamentale de toute philosophie de l'histoire : la fin, l'épuisement ou encore l'implosion de l'Histoire elle-même. Elle permet surtout d'en découdre avec la version contemporaine, dite « postmoderne », de cette idée au noble lignage et à la généalogie complexe. L'Histoire se réduirait peu à peu jusqu'à disparaître, alors que l'aspiration millénariste à annuler la durée semble exaucée par l'instantanéité de l'information, les techniques de communication en temps réel et l'aptitude à « saisir les faits avant même qu'ils aient lieu » : c'est, en tout cas, ce que soutient Baudrillard et consorts 6. Ainsi, l'affirmation d'un présent éternel, d'une actualité centripète et despotique, est provoquée par le déjà vu, qui est cette forme d'expérience dans laquelle, pour reprendre l'expression de Bergson, prévaut l'impression « que l'avenir est clos, que la situation est détachée de tout mais que nous sommes attachés à elle 7 ». À une époque où l'histoire était particulièrement capricieuse et mouvementée, Karl Mannheim avait prédit que « dans le futur, en un monde où il n'y aurait plus rien de nouveau, où tout serait fini et où chaque instant ne serait plus qu'une répétition du passé, il se pourrait qu'on accédât à une condition où la pensée ferait l'entière économie des facteurs idéologiques et utopiques 8 » (c'est moi qui souligne). Condition posthistorique, dira-t-on, mais, si on regarde de plus près, condition marquée tout autant par la pathologie mnémonique dont il est question ici. Mais laissons maintenant le jeu des assonances et des analogies. Pour mieux comprendre la fragilisation de l'expérience historique et pour réfuter, par là même, les idéologies médiocres qui en font commerce, examinons de plus près la trame effective de la « fausse reconnaissance ». De quelle pâte est fait un souvenir du présent ? Comment se forme-t-il ? Que révèle-t-il ? |
7. Henri Bergson, « Le souvenir du présent », cit., p. 150. 8. Karl Mannheim, Storia e idelogia, trad. ital. C. Tomasi, Laterza, Bari, 1972, p. 112. |
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2. Le souvenir du présent. C'est Bergson qui a donné l'analyse la plus pénétrante du déjà vu, sans doute la seule qui ait quelque consistance philosophique (le texte d'Ernst Bloch, « Images du déjà vu9 », est également intéressant, mais trop général). Reprenons les différentes étapes essentielles de cette analyse en isolant deux ou trois concepts susceptibles d'un futur développement autonome. Nous porterons notre attention essentiellement sur l'essai, déjà cité : « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », sans perdre de vue pour autant l'uvre majeure de Bergson sur la mémoire : Matière et Mémoire. Il nous faudra également tenir compte d'un texte qui, à première vue, semble éloigné de l'étude des processus mnémoniques : « Le possible et le réel10. » Selon Bergson, « la question importante n'est donc pas de savoir pourquoi elle [la fausse reconnaissance ou déjà vu] surgit à certains moments, chez certaines personnes, mais pourquoi elle ne se produit pas chez tous à tout instant11». Il ne s'agit pas, de fait, d'une anomalie ou d'une dégradation du « souvenir normal », mais de l'un de ses aspects le plus généralement occulté. Ce qui est perturbant et même pathologique, c'est la soudaine défaillance de cette occultation ordinaire, et on pourrait même dire que, du point de vue du fonctionnement de la mémoire, le déjà vu est un moment de vérité ; il fait son apparition alors qu'un tel fonctionnement se manifeste pour ce qu'il est réellement, avec une pureté non entamée. La formation du souvenir, soutient Bergson, « n'est jamais postérieure à celle de la perception, elle en est contemporaine12 ». Loin d'être la pâle copie ou le fantôme tardif de l'expérience immédiate, la trace mnémonique en constitue l'inévitable corrélatif. Si le souvenir était « équivalent par nature, mais inférieur en degré » à la perception (si, en somme, il était quelque chose de résiduel), la simultanéité serait exclue, ainsi qu'une coextensivité effective entre l'un et l'autre. Mais et c'est le point le plus important le souvenir présente en même temps une différence de nature et une puissance égale par rapport à la perception. C'est un mode essentiellement différent par rapport au mode perceptif de saisir un même événement actuel. Le présent fuyant est toujours saisi sous deux profils distincts et concomitants (concomitants parce que distincts) : « Ce qui se dédouble à chaque instant en perception et souvenir, c'est la totalité de ce que nous voyons, sentons, éprouvons, tout ce que nous sommes avec tout ce qui nous entoure. Si nous prenons conscience de ce dédoublement, c'est l'intégralité de notre présent qui nous apparaîtra à la fois comme perception et comme souvenir13. » |
10. Henri Bergson, « Le possible et le réel », première édition dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift, en novembre 1930, repris in La pensée et le mouvant (1938), P.U.F., Paris, 1975, pp. 99-116. 11. H. Bergson, « Le souvenir du présent », cit., p. 129. 12. Id., ibid., p. 130. 13. Id., ibid., p. 137. |
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Le symptôme typique du déjà vu, c'est-à-dire le rappel de ce qui est en train d'arriver au moment présent, est aussi la condition de possibilité du souvenir en général. Il n'y aurait pas de mémoire, si elle n'était pas, avant tout, mémoire du présent. Mais alors, pour quelle raison le déjà vu est-il l'exception et non la règle ? Pourquoi n'est-il pas attesté « chez tous et à chaque instant » ? Bergson répond : entre les deux formes hétérogènes par lesquelles est appréhendé le hic et nunc, la propension à l'action privilégie toujours la forme-perception au détriment de la forme-souvenir. Ou, plus précisément encore, « l'attention générale à la vie » (autre appellation de l'impulsion pratique orientée vers le futur) interroge, certes, le patrimoine mnémonique, mais uniquement pour en tirer des informations qui permettent de s'acquitter des tâches urgentes proposées par la perception. En effet, qu'y a-t-il de plus inutile, pour l'action en cours, que le souvenir du présent ? « Il n'a rien à nous apprendre, n'étant que le double de la perception [ ] C'est pourquoi, il n'est pas de souvenir dont notre attention se détourne plus obstinément14. » Et disparaît ainsi de la scène le fait fondamental, à savoir que nous nous souvenons de ce qui advient pendant qu'il advient. Cet aspect, qui semble normal et même inéluctable, est pourtant méconnu et négligé. La structure authentique de la mémoire se manifeste, au contraire, chaque fois que décline « l'attention générale à la vie » et le goût de l'action se corrompt. Ce n'est qu'à l'occasion d'une crise, que le souvenir du présent acquiert un certain relief. |
14. Id., ibid., p. 146. |
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Ainsi, le déjà vu serait provoqué par un relâchement imprudent de la tension vitale : d'où son caractère exceptionnel et inquiétant. Mais cette explication n'est pas très convaincante. Nous avons vu, en effet, que la « fausse reconnaissance » coïncide avec un état d'apathie et d'indifférence : aussi, le fait d'en attribuer la genèse à la « désattention générale à la vie » (et donc, à l'apathie et l'indifférence) n'est autre qu'un cercle vicieux, ou, dans le meilleur des cas, une tautologie. À preuve : rien n'empêche d'inverser le lien causal, en imputant précisément au déjà vu (l'effet présumé) cette paralysie de l'action et ce désintérêt pour le futur qui auraient dû en expliquer l'apparition. C'est la direction argumentative qu'adopte Nietzsche, dans la deuxième Considération inactuelle (sur laquelle nous reviendrons), lorsqu'il affirme que l'hypertrophie de la mémoire ne manque jamais de causer un « dommage vital ». Aussi, pour éviter ce genre de pièges, il faut serrer de plus près le phénomène mnémonique. Le déjà vu n'est interprété (défini et expliqué) que sur la base de ce qu'il met en question lui-même et donc sans l'aide d'éléments extrinsèques. Reprenons. Le souvenir du présent se juxtapose à sa perception. Simultanés, coextensifs, référés au même objet, c'est là précisément que souvenir et perception font montre de leur hétérogénéité essentielle. On ne peut plus dire : au souvenir échoit le « jadis », à la perception le « maintenant », mais il faut admettre qu'il y a un présent perçu et un présent dont on garde la mémoire. Quels sont les signes caractéristiques de l'un et de l'autre qui les rendent précisément incomparables ? En quoi consiste, enfin, la différence « de nature, et non de degré » entre souvenir et perception ? |
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3. Actuel et virtuel. Dans son essai sur le déjà vu, Bergson écrit : « Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu'elle se déroule dans le temps, se double ainsi d'une existence virtuelle, d'une image en miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d'un côté et souvenir de l'autre. Il se scinde en même temps qu'il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission même15. » L'allusion est laconique et ne fait l'objet d'aucun développement ultérieur. Elle suffit, pourtant, à suggérer une thèse de grande importance : la perception fixe le présent en tant que réel, accompli, déterminé en données de fait univoques ; le souvenir le maintient, au contraire, dans le cadre de la simple potentialité ; il l'entretient comme quelque chose de virtuel. La différence entre les deux formes grâce auxquelles nous prenons possession de notre « maintenant » est donc une différence modale : modalité du possible ou modalité du réel, mémoire de la puissance ou perception de l'acte. Dans le déjà vu, les deux modalités, au lieu de se neutraliser ou de se succéder, sont contiguës et agissent de concert : on est ainsi en présence d'une coexistence perturbante entre réel et possible à propos d'un même événement. Cet événement semble à la fois actuel et potentiel : mais il est puissance de son acte propre, de lui-même en tant qu'acte (et non d'un acte à venir), et, réciproquement, il est acte de sa propre puissance, de lui-même en tant que puissance (et non d'une puissance antérieure). La situation dans laquelle le virtuel se superpose au réel est difficile à vivre. L'actualité simultanée des deux modalités différentes peut provoquer un effet hypnotique, amplifiant ou paralysant le hic et nunc immédiat. Ce genre de thèse (qui ne découle qu'en moindre part du texte bergsonien) entraîne aussitôt une quantité d'autres problèmes. On en vient à se demander : pourquoi le possible devrait-il se manifester sous l'aspect du souvenir ? Même quand il concerne le présent instantané, le souvenir imprime sur la représentation la « marque du passé ». Mais n'est-il pas étrange de considérer le passé comme la demeure élective du virtuel ? Qu'il constitue, précisément, étant plutôt le cadastre mélancolique des « faits accomplis », la dimension temporelle de la modalité du possible ? Ne sommes-nous pas habitués à projeter le potentiel dans le futur ? À le considérer comme objet d'attente et de prévision, et non comme butin de la réminiscence ? L'essai « Le possible et le réel » nous aidera à mieux comprendre dans quelle mesure la virtualité prend la forme du passé, en devenant donc une prérogative de la mémoire. Comme nous l'avons dit, ce texte de Bergson semble apparemment sans relation avec celui consacré à la « fausse reconnaissance », d'autant que la faculté mnémonique en général n'est pas même évoquée. Pourtant le rapprochement semble fructueux et même nécessaire. Bergson réfute l'opinion courante selon laquelle : a) le possible précède le réel, en tant que contre-figure latente ; b) le possible est inférieur au réel, dans la mesure où, bien que lui ressemblant en tout point, il ne bénéficie pas de la qualité décisive d'existence. Deux malentendus corrélatifs qui s'alimentent l'un l'autre. Selon Bergson, un événement devient possible uniquement au moment où il se réalise16. La virtualité est contemporaine de l'actualité, elle surgit avec elle, elle la duplique. Mais en dupliquant le réel, le possible se précipite vers le passé et s'y établit rétroactivement : « Au fur et à mesure que la réalité se crée [ ] son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été17. » |
15. Id., ibid., p. 136. 16. Henri Bergson, « Le possible », p. 111-112 : « En jugeant que le possible ne présuppose pas le réel, on admet que la réalisation ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout le contraire, que la possibilité implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en arrière. L'idée, immanente à la plupart des philosophies et naturelle à l'esprit humain, de possibles qui se réaliseraient par une acquisition d'existence, est donc illusion pure. » 17. Id., ibid., p. 111. |
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Quand un fait advient, nous en percevons la réalité, mais aussi la trame potentielle. L'être-possible du fait, bien qu'il concerne le présent, se donne à voir comme ayant-été-possible : et, donc, à travers un anachronisme systématique. C'est justement parce qu'il est placé rétrospectivement dans un temps antérieur que le virtuel est quantitativement supérieur et non inférieur à l'actuel : « Le possible n'est que le réel avec, en plus, un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé18. » Bergson ne précise pas quel est cet « acte de l'esprit » sur lequel serait fondée la modalité du possible. On peut toutefois en conclure qu'il s'agit du souvenir, en tant qu'il est un dispositif qui, en repoussant la réalité actuelle dans le passé, lui confère un caractère potentiel (inaccompli, contingent). Ou, pour être plus précis, le souvenir du présent : à savoir celui qui « est du passé quant à la forme et du présent quant à la matière19 ». C'est à lui uniquement que l'on doit l'inévitable anachronisme qui institue toujours à chaque fois la virtualité. Bergson écrit : « Le possible est donc le mirage du présent dans le passé20. » Ce qui signifie : le possible est le hic et nunc fait objet de souvenir, placé sous le signe du passé, rappelé au moment même où il est vécu. L'ordre de la puissance coïncide parfaitement, jusqu'à l'identification, avec l'ordre de la mémoire. Les erreurs symétriques que l'on commet communément à propos de l'un ou de l'autre (croire que le souvenir suive la perception, croire que le possible précède le réel) ne demandent qu'une seule et même correction. Le virtuel est simultané à l'actuel parce que le souvenir est simultané à la perception. |
19. Id., « Le souvenir », p. 137. 20. Id., « Le possible », p. 111. |
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Si l'on considère séparément « Le possible et le réel », il peut sembler que Bergson refuse toute valeur autonome à la modalité du possible. L'être potentiel n'est autre que la réverbération de l'être réel, sa transposition anachronique dans le passé. En cela, Bergson ne fait que répéter la thèse des philosophes mégariques, critiquée par Aristote dans la Métaphysique 21, selon laquelle seul « ce qui est ou ce qui sera » doit être considéré comme possible. Pourtant, dès lors que l'on relie le thème de la virtualité à celui de la mémoire (et, en particulier, à l'analyse du déjà vu), les choses changent du tout au tout. Nous savons que, par rapport à la perception, le souvenir se prévaut d'une « différence de nature et non de degré ». C'est une manière habituelle, directe, première, de saisir le présent. Mais nous savons aussi que le possible, ayant la forme du passé, est structuré comme un souvenir (alors que le réel se confond, au contraire, avec la perception). Entre le potentiel et l'actuel subsiste aussi, pourtant, une différence de nature et non de degré : entre les deux modalités, bien qu'elles partagent le même contenu d'expérience, il y a un hiatus qui ne peut être comblé. Loin d'être détruite ou amoindrie, la puissance atteint plutôt son acmé alors qu'elle se maintient comme telle au côté de l'acte correspondant. La différence de nature exclut l'assimilation, implique l'indépendance : le possible ne s'annule pas dans le réel, comme s'il n'était qu'une pause provisoire, mais représente une autre manière d'être, consistante en soi. |
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Le phénomène du déjà vu acquiert, maintenant, une plus grande précision. Il a à voir (comme l'idée d'une « fin de l'Histoire » sur laquelle nous reviendrons) avec l'expérience du possible, ou mieux, avec sa métastase envahissante. Le point critique réside dans la transformation d'un « souvenir du présent » en « fausse reconnaissance ». Dans le premier, le virtuel est mis en lumière, en se manifestant à côté de l'actuel ; dans le second, au contraire, le virtuel est abrogé de la manière la plus radicale, dès lors qu'il prend l'aspect de quelque chose qui a déjà été réel, d'un acte advenu précédemment. Le déjà vu surgit quand on troque la forme-passé, appliquée au présent, pour un contenu-passé que le présent répéterait avec une fidélité lancinante. En d'autres termes, quand on troque le présent-possible pour un passé-réel. La coexistence entre actuel et virtuel est difficile à vivre, certes, mais elle n'a rien de pathologique en soi. La pathologie (mnémonique et historique) consiste plutôt à dissimuler cette coexistence que l'on a pourtant entrevue, à voiler ou exorciser la difficulté qu'elle implique. La « fausse reconnaissance » protège, pour ainsi dire, de la charge du possible que le « souvenir du présent » signale.
4. La temporalité du possible. La temporalité de la puissance a son centre de gravité dans le passé. Cette assertion reste pourtant tout à fait énigmatique. Pour en illustrer la signification et la portée, on peut se demander, avant tout, de quel passé il s'agit, et comment s'articule l'éternel « avoir été » du virtuel. Cette simple description morphologique nous servira de base pour affronter, par la suite, la question substantielle de savoir à quelle expérience ou mode d'être correspond un tel « passé ». |
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Le passé dans lequel s'inscrit le possible n'est ni proche ni antérieur : dans « Le possible et le réel », Bergson parle d'un « passé indéfini », d'un « de tout temps » incalculable, d'un « autrefois » sans parties22. Et dans « Le souvenir du présent », on lit : « Dans la fausse reconnaissance, le souvenir n'est jamais localisé en un point du passé : il habite un passé indéterminé, le passé en général 23 [c'est moi qui souligne]. » N'est pas en jeu tel ou tel présent antique, avec sa physionomie distincte, mais un simple « avant », qui ne se laisse pas circonscrire à l'intérieur de la succession chronologique : « Il n'a pas de date et ne saurait en avoir24. » Le passé-en-général accompagne comme une ombre toute actualité, sans pourtant n'avoir jamais été actuel. C'est donc la pure forme de l'antériorité qui domine. Une forme a priori, capable de soumettre à soi toute expérience : non seulement celle passée, mais encore celles actuelle et à venir. Il faut reconnaître qu'« une représentation peut porter la marque du passé indépendamment de ce qu'elle représente25 ». |
23. Id., « Le souvenir », p. 112. 24. Id., ibid., p. 137. 25. Id., ibid., p. 141.
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Si la représentation concerne un passé particulier (qui peut être daté et défini), la forme-passé adhère à tel point à son objet qu'elle passe pratiquement inaperçue. Inversement, lorsque le « maintenant » est représenté comme un « jadis » (lorsqu'on est en présence donc d'un « souvenir du présent »), apparaît le passé-en-général. Le déjà vu est son épiphanie. La forme-passé concerne, en outre, la représentation du futur. Mais de quelle manière ? L'avenir semble désormais révolu et archivé chaque fois que nous utilisons le temps verbal du futur antérieur. « J'aurai été heureux », « j'aurai eu de nombreuses occasions », et ainsi de suite : dans tous ces cas, nous laissons derrière nous ce qui n'est pas encore, nous l'incluons dans le passé-en-général, nous en faisons matière à souvenir. Le futur antérieur est la mémoire de l'avenir 26. |
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Quelle que soit la disposition temporelle de l'expérience à laquelle on se réfère, la forme-passé implique toujours une régression de l'actuel vers le potentiel. Un fait advenu plusieurs années auparavant est « passé » selon une double acception : comme quelque chose qui a été perçu et comme quelque chose dont on s'est souvenu alors même qu'il advenait, un « jadis » réel et un « jadis » virtuel, un passé défini chronologiquement et un passé-en-général. Il est bien connu qu'un fait du présent exprime sa potentialité à long terme, dès lors que l'on en projette l'image dans un « passé indéfini » de manière anachronique. Un fait qui adviendra ensuite aura été possible : la contingence renvoie aux états de choses futures (elle semble même en être un trait saillant) précisément et seulement parce que ces dits états prennent place dans le passé-en-général, figurent comme quelque chose d'antérieur, sont investis par le souvenir. |
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Dans un célèbre passage des Confessions, Augustin écrit : « Il apparaît clairement que le futur et le passé n'existent pas, et que l'on dit improprement : Les temps sont au nombre de trois : passé, présent et futur. Il serait plus exact de dire : Les temps sont au nombre de trois : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Ces trois dernières formes existent dans l'âme, et je n'en vois pas la possibilité ailleurs : le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent du futur, c'est l'attente27. » Ainsi, un tel rythme, qui a son architrave dans le présent actuel (objet de perception ou « intuition directe »), vaut pour la modalité du réel et non pour celle du possible. À propos de l'être potentiel, le passé, ou plus précisément, l'indéterminé « de tout temps » est prééminent. En paraphrasant Augustin, il faudrait parler d'un passé du passé (l'ancien « souvenir du présent » qui se place au côté de sa perception) ; d'un passé du présent (tel qu'il se manifeste dans le phénomène du déjà vu) ; d'un passé du futur (la mémoire de l'avenir, instituée par le « j'aurai été »). |
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5. La langue comme passé indéfini. Un passé qui ne fut jamais actuel, un « avant » sans date, la pure forme de l'antériorité : tels sont les caractères structuraux du temps concernant le possible. Mais cette description morphologique n'est qu'un préliminaire. En effet, la forme-passé n'est pas une abstraction mentale (que l'on peut saisir en isolant ce qu'ont en commun les innombrables passés particuliers), ni un simple dispositif psychologique. Rien n'est moins « formaliste » qu'une telle forme : elle ne se contente pas de marquer de son sceau les représentations les plus disparates, mais témoigne également d'une manière d'être particulière. Le passé-en-général est non seulement un « comment », mais encore et principalement un « quoi » : il renvoie à un aspect de l'existence, il s'incarne dans une expérience concrète et inéluctable. La tâche ultérieure consiste, donc, à comprendre ce qu'il est, soit, ce qui revient au même, à donner un nom à la puissance qu'il abrite. Le passé-en-général, c'est, en premier lieu, la langue. C'est-à-dire le système phonétique, lexical, grammatical, comme potentialité non consumable, potentialité éternelle en tant qu'elle n'est jamais épuisée ou affaiblie par l'ensemble de ses réalisations. Mais le terme « langue » a, ici, un sens plus étendu, ou moins rigoureux, que celui que lui confère Saussure. Il indique également l'aptitude générique au discours articulé, soit, en d'autres termes, le fait même que l'on peut parler. Ce qui est en question, c'est la faculté de langage en tant que telle, et pas seulement le système des signes (la langue au sens strict justement) qui en permet et en relaye la pratique. Selon les psychiatres, toutes les personnes sujettes au déjà vu ont tendance à trouver étrange un mot familier. Le terme s'immobilise, empêchant la progression de la phrase ; il déraille de l'emploi habituel, prend un relief particulier, produit une sorte d'écho. Nous sommes soudainement frappés par certaines de ses caractéristiques matérielles (l'abondance de voyelles dans « oiseau » par exemple) ou par l'affleurement intempestif de son étymologie ; ou encore par une homonymie inobservée jusqu'alors. Le mot familier se dédouble : nous nous en servons pour dire quelque chose, mais, en même temps, nous le mettons entre guillemets, comme s'il s'agissait d'une citation. Le terme est utilisé mais en même temps mentionné ; il est perçu dans son actualité et, en même temps, rappelé comme quelque chose de virtuel. D'une part, la mention, simultanée à l'emploi, place dans le passé ce que l'on est en train de prononcer. D'autre part, la mention rappelle l'appartenance du terme à la potentialité infinie de la langue, replace le dictum dans le cadre du dicible, reconduit l'acte de langage à la faculté qui l'a rendu possible. « D'une part, d'autre part » : mais s'agit-il de deux aspects distincts, ou d'un seule et même situation ? Si l'on n'y prend garde, la mention renvoie le mot familier dans le « passé indéfini » en tant qu'elle le réintègre à la langue. Cette dernière est déjà, en elle-même, pure antériorité, autrefois indéterminé. Le « jadis » qui n'a jamais été actuel, dans lequel ce que je profère maintenant peut toujours se replier, c'est la faculté de langage. |
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La langue, c'est le passé-en-général des actes de langage, l'« avant » non repérable de toute énonciation ponctuelle, et qui ne peut être répétée. Mais ce qui vaut pour la compétence linguistique vaut aussi, invariablement, pour n'importe quelle autre faculté28. La puissance de l'intellect, à savoir la simple aptitude à la pensée, c'est le « passé indéfini » dans lequel s'inscrivent toutes les intellections particulières. Et encore : un plaisir précis, que j'éprouve actuellement, révèle néanmoins une nature virtuelle dans la mesure où le souvenir (du présent) le place dans le « déjà passé » que constitue la disposition à éprouver du plaisir. Toutefois, en considérant l'ensemble de nos aptitudes, il n'est pas difficile d'y voir une asymétrie. Le souvenir (du présent), qui reconduit le mot prononcé ou le plaisir éprouvé aux conditions respectives de possibilités a, à son tour, sa propre condition de possibilité (le « passé indéfini ») dans la faculté mnémonique. Cette dernière bénéficie donc d'un rôle prépondérant. La mémoire est le fondement, ou la matrice de ce passé-en-général, que nous identifions ensuite, au cas par cas, à différentes facultés (langue, intellect, etc.). Ce qui revient à dire (dans un jargon aussi désuet que pertinent) : la puissance mnémonique c'est l'Un du Multiple, le genre des espèces. Les différentes facultés (pouvoir parler, pouvoir jouir, etc.) sont le « déjà passé », c'est-à-dire qu'elles témoignent d'un manière d'être temporelle, en tant qu'elles participent de l'Un-mémoire29. Pour éviter les malentendus, il faut préciser une fois de plus que le passé-en-général n'est pas une détermination chronologique. L'expérience de la faculté ne précède pas, dans le temps, l'expérience de ses performances ; on ne se rend compte de la langue que par rapport à une énonciation concrète (elle ne s'éclaire comme « autrefois » ou « de tout temps » que dans l'instant précis de l'énonciation). On pourrait dire : le passé-en-général est un « avant » contemporain de son « après ». En ajoutant toutefois : le fait même que les simultanés se donnent à voir comme « avant » et « après » est le signe sans équivoque de la différence radicale (« différence de nature et non de degré ») qui subsiste entre eux. C'est précisément parce qu'elle correspond à la manière d'être du passé-en-général (qui n'a jamais été actuel) que la faculté n'est pas comparable ni, à plus forte raison, réductible, à la performance qui lui est concomitante. 6. Deux types d'anachronisme. Le « souvenir du présent », loin de coïncider avec la « fausse reconnaissance » (comme le soutient Bergson, qui emploie indifféremment les deux expressions), en est le parfait contraire. On a déjà dit que, tandis que le premier provoque l'expérience du possible, la seconde la dissimule ou la détourne. Le présent dont on se souvient est virtuel : il est une puissance qui coexiste avec l'acte (perçu), sans s'annuler en lui. Dans la « fausse reconnaissance », au contraire, l'actualité simultanée des hétérogènes (puissance et acte) se travestit en répétition, ponctuée chronologiquement, de l'homogène (l'acte) ; le « maintenant »-possible est expulsé pour laisser la place à un « jadis »-réel ; l'événement présent semble être la réplique servile et hallucinée d'un autre événement accompli antérieurement. Dans les deux cas, un anachronisme est à l'uvre. La manifestation comme l'occultation du virtuel ont recours à une procédure contre-temporelle, ce qui revient à dire qu'elles sollicitent la transposition du hic et nunc dans le passé. Si ce n'est qu'on se trouve en présence de deux types d'anachronisme non seulement dissemblables, mais également antithétiques : l'anachronisme formel (ou, plus pompeusement, transcendantal) qui innerve le « souvenir du présent », et l'anachronisme réel (mais également factuel), de type opposé, qui correspond à la « fausse reconnaissance ». Disons, d'ores et déjà, que l'idée d'une paralysie de l'Histoire, et l'état d'esprit qui l'alimente, ont leur origine dans la transformation subreptice de l'anachronisme formel en anachronisme réel. Ou, en d'autres termes, dans le retournement du « souvenir du présent » en « fausse reconnaissance ». L'anachronisme formel consiste à appliquer la forme-passé au présent en cours. Mais la forme-passé (ou passé-en-général) n'est autre que la langue, la faculté, la disposition. Ainsi, le fait d'appliquer la forme-passé au présent revient à comprendre le mot que l'on est en train de prononcer comme indication ou témoignage de la compétence linguistique ; à voir dans la prestation spécifique l'aptitude ou la capacité qui la permet ; à repousser l'acte en voie de développement au sein de la dynamis corrélative ; à surprendre dans l'aimé, l'aimable. Intégrés de manière anachronique dans ce « passé indéfini » qu'est la faculté, les événements réels vécus au présent sont également toujours potentiels. La paraphrase de la thèse de Bergson, selon laquelle « une représentation peut porter la marque du passé indépendamment de ce qu'elle représente », donne : dans toute expérience on peut saisir un « avant » sans date, et cet « avant » est l'aptitude (le pouvoir-parler, le pouvoir-jouir, etc.). Une représentation « porte la marque du passé », chaque fois que le fait représenté laisse à voir sa condition de possibilité. L'anachronisme formel permet de considérer le présent dans la perspective de la faculté. Mais plus encore. Le passé-en-général, c'est-à-dire l'inexorable potentialité de la langue ou de l'intellect, vaut également à propos d'un événement survenu à une époque lointaine (dans ce cas, comme nous le savons, il faut parler d'un passé du passé) ou d'un événement encore à venir (et voici le passé du futur). La temporalité de la puissance, c'est-à-dire l'anachronisme formel, croise la succession chronologique linéaire en tous ses points ; il la complique et la dilate. Le souvenir du présent montre à la fois l'inextricable coappartenance de la faculté et de l'exécution déterminée, et la « différence de nature » qui nous empêche de les réduire l'une à l'autre. Coappartenance, dans la mesure où se développe un souvenir, certes, mais un souvenir « du présent », de ce présent perçu simultanément : lehic et nunc, qui se scinde en mot prononcé et langue, jouissance et capacité de jouissance, compréhension ponctuelle de quelque chose et puissance générique de l'intellect, est unique et immédiat. Différence de nature, dans la mesure où ce qui est en question, c'est, certes, le présent, mais un présent dont on a précisément le « souvenir » : le pouvoir-être de l'aptitude, figurant comme un insondable « jadis », se distingue toujours à chaque fois de l'action réellement effectuée (avec laquelle il maintient, pourtant, un rapport de forte unité). Mais, en toute dernière analyse, que révèle le souvenir du présent, en témoignant à la fois de la concomitance et de l'écart entre faculté et performance ? Rien moins que la genèse, habituellement cachée, du temps historique. Ou, si l'on préfère, la condition fondamentale sur la base de laquelle le processus de reproduction de la vie s'exile d'un comportement préétabli et fixe. La différence entre des simultanés « maintenant » potentiel et « maintenant » réel, présent de la faculté et présent de la performance est le pivot de toute expérience proprement historique. Le pivot, mais aussi la source. L'historicité de l'expérience est imputée à une telle différence. Il y a histoire en tant que la langue, quand bien même se manifeste-t-elle à travers un acte de langage, ne se résout jamais ni dans telle ou telle énonciation particulière, ni dans la série infinie des énonciations éventuelles, mais existe comme puissance irréalisable. Il y a histoire en tant qu'un travail déterminé ou une intellection déterminée sont inséparables, mais en même temps absolument différents, de facultés respectives, la force-travail et l'intellect. Il y a histoire en tant que le flux irréversible des « maintenant » croise, de manière continue, cette perpendiculaire à laquelle nous donnons le nom de passé-en-général : chaque « maintenant », précédé et suivi d'autres « maintenant » ponctuels, abrite pourtant en soi la relation, temporelle mais non chronologique, entre l'« avant » de l'aptitude (ou passé du présent) et l'« après » de la réalisation. Il n'y aurait pas histoire, en somme, si l'acte que je suis en train de vivre était simplement perçu, au lieu d'être aussi déjà objet d'un souvenir, au moment même où je le vis ; si la « totalité de ce que nous voyons, sentons, éprouvons » ne se dédoublait pas à chaque instant en « actuel et virtuel, perception d'un côté et souvenir de l'autre ». L'anachronisme formel, dont la prérogative est d'affirmer aussi bien l'imbrication que l'hiatus entre possible et réel, n'est ni antihistorique, ni suprahistorique ; disons qu'il est historisant. L'embarras et les conflits qu'il suscite quelquefois ne découlent nullement d'une suspension apparente du devenir historique mais, bien au contraire, de la manifestation directe, quasi empirique, en tout cas manifeste, de ce qui rend historique le devenir. |
28. Le passé-en-général, en plus de telle ou telle faculté, c'est aussi le monde, si par « monde » on entend, au sens strict, le seul contexte sensible dans lequel se trouvent tous les objets et où a lieu tout événement. Jamais réductible à la somme de ses événements et de ses objets, le monde-contexte est matériel, certes, mais il est fait d'une matière informe, brute, indéterminée, qui ne se laisse pas définir par les représentations (dans la mesure où il en constitue le fonds ou le bord). Le contexte ne connaît de « réalisation » d'aucune sorte, il existe comme puissance irréalisable. Par rapport à ses événements et à ses objets, le monde est un « avant » sans date, un « de tout temps », un passé-en-général justement. Évidemment, contexte et faits se coappartiennent, ils sont simultanés. Mais il y a aussi une différence essentielle entre eux : le contexte est potentiel et seulement potentiel, les faits sont actuels ou réels. Cette différence est, aussi et surtout, d'ordre temporel (et non chronologique) : le monde est un « passé indéfini » qui coexiste avec le présent factuel, qui ne peut jamais être comparé ou réduit à lui. Le passé-en-général est le synonyme temporel du « contexte » ; inversement, le contexte est le synonyme spatial de « passé-en-général ». L'idée de « monde » se situe au point où les deux synonymes s'interfèrent. Le monde est, en même temps, un « tout autour » irreprésentable (qui ne peut être transformé en quelque chose qui se tient « devant ») et un éternel « jadis » qui n'a jamais été actuel, simultané à tout « maintenant ». Sur le monde en tant que matière informe, contexte sensible, virtualité inexorable, cf. les autres essais contenus dans ce volume et plus particulièrement le chapitre III du deuxième essai.
29. Le primat de la mémoire sur les autres facultés est soutenu, comme on l'a déjà dit (cf. note 2) par Augustin au livre X du De Trinitate. Le rôle extraordinaire de la faculté mnémonique est souligné aussi dans les leçons sur la philosophie de l'esprit de Hegel à Iéna. Le langage est à la mémoire ce que l'outil est au travail : « La mémoire apparaît du côté de ce qui est conscient ; le langage de l'autre côté ; de même le travail d'un côté, et l'outil de l'autre ». Et encore : « La conscience existe tout d'abord comme mémoire et son produit, le langage ». « La mémoire, la Mnémosyne des anciens, dans son sens véritable, ne consiste pas dans le fait que l'intuition ou tout autre chose, les produit de la mémoire elle-même, soient dans l'élément universel et soient rappelés hors de lui, et donc que la mémoire soit particularisée d'une manière formelle indépendante de son contenu, mais plutôt dans le fait que la mémoire transforme ce que nous avons défini intuition sensible en objet-de-la-mémoire, en quelque chose dont on se souvient ; elle ôte dans le temps pareillement seulement de manière idéale la forme de l'espace et du temps, dans lesquelles ils ont leur autre hors d'eux, et les place en elle comme l'autre d'eux-mêmes. En cela la conscience acquiert pour la première fois une réalité. » Bien plus tard, dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques, paragraphe 464, tout en redimensionant la fonction théorétique du souvenir, Hegel continue de considérer que « c'est un des points les plus négligés, et de fait des plus difficiles, dans la théorie de l'esprit, dans la systématisation de l'intelligence, de concevoir la situation et le sens de la mémoire et de comprendre sa connexion organique avec la pensée ». |
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L'anachronisme réel distord, invertit, cache les procédures et les résultats de l'anachronisme formel. Il est une réaction à ce dernier, un contrecoup ou un antidote, et peut-être aussi une échappatoire. La scission véritable d'un même hic et nunc en puissance et acte est transformée en relation diachronique entre deux actes identiques, entre deux hic et nunc dotés d'un même contenu perceptif. Dans l'anachronisme réel, la forme-passé, qui confère au présent un caractère virtuel, est réduite systématiquement à un fait du passé, dont le présent serait la copie conforme. Mais qu'implique une telle réduction ? Nous savons que la forme-passé (ou passé-en-général) c'est la langue, l'aptitude, la condition de possibilité. De sorte que troquer la forme-passé pour un fait du passé revient à concevoir la compétence linguistique, à savoir le simple « pouvoir-dire », comme mot déjà prononcé, ensemble d'énonciations réellement effectuées. La faculté est comparée à une simple performance, ou mieux, à la performance antérieure qui semble constituer le prototype de celle qui est actuellement exécutée. La condition de possibilité d'un événement est représentée comme un autre événement qui serait le sosie archaïque du premier. La disposition au plaisir se confond avec les plaisirs éprouvés précédemment, l'intellect coïncide avec une série d'intellections particulières, la force-travail ne se distingue plus du travail passé, n'est aimable que celui qui a déjà été aimé. L'anachronisme réel nie la simultanéité de la puissance et de l'acte, de l'aptitude et de la prestation, du passé-en-général et du présent instantané ; mais, de ce fait, il nie également leur différence fondamentale. La langue, réduite à une énonciation déjà réalisée, ne peut prétendre être simultanée à l'énonciation que l'on est en train de réaliser. D'autre part, et pour la même raison, à savoir parce qu'elle est assimilée à un acte de parole (passé), la langue semble commensurable et même tout à fait homogène par rapport à l'acte de langage accompli au moment présent. Entre deux faits accomplis, c'est-à-dire entre deux performances, on ne peut relever aucune divergence dans la manière d'être. S'il y a une différence, elle est de degré et non de nature30. |
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La « fausse reconnaissance » comble l'écart entre puissance et acte révélé par le souvenir du présent. Elle identifie la faculté avec le cumul de ses manifestations. Elle réintègre le passé-en-général à l'intérieur de la succession chronologique. Mais l'écart permanent entre puissance et acte, langue et parole dite, force-travail et travaux spécifiques (cet écart qui se manifeste en même temps que leur simultanéité ou coappartenance), est la matrice du temps historique. Ainsi, la « fausse reconnaissance » occulte l'historicité de l'expérience. L'anachronisme réel déshistorise. Il induit, en fait, le sentiment sur la base duquel on est enclin à penser que l'Histoire est désormais achevée, qu'« il n'y a plus rien de nouveau [ ] et chaque instant est une répétition du passé ». Si tout est déjà advenu, rien ne vaut vraiment la peine. Toute action est une réplique, ou mieux, une citation extraite d'un manuscrit original désormais inaccessible. Mais que nous prescrit, concrètement, ce manuscrit original ? Quels sont les actes que nous sommes toujours sur le point de répéter ? Comment s'articule l'impérieux passé auquel nous devons nous conformer dans notre existence d'épigones ? Impossible de répondre. Les gestes que nous accomplissons sont, certes, des copies, mais il ne nous est pas possible de dire de quel original ils s'inspirent. Le même, qui éternellement revient, demeure pourtant inconnu. Nous sommes obligés de reproduire quelque chose, mais ce quelque chose nous apparaît indéfini, un je-ne-sais-quoi dont nous ne vérifions le contenu qu'après sa reproduction. D'où provient cette impression d'être soumis à une contrainte anonyme, aux contours insaisissables ? À son origine, il n'y a rien d'autre que le présent, son caractère double, sa scission en « maintenant » potentiel et « maintenant » actuel. Comme son nom l'indique, la « fausse reconnaissance » est fausse. L'expérience présente semble reproduire avec une précision philologique une expérience précédente, déjà vécue, mais ce n'est qu'une apparence : en fait, l'événement antérieur, promu au rang de prototype, n'a jamais eu lieu. C'est la puissance contenue dans ce hic et nunc qui prend l'apparence d'un acte ancien, de cet acte qui semble exiger impérativement sa répétition. Ce qui explique pourquoi nous ne parvenons pas à dire précisément quel est ce « même » qui revient. Nous sommes tyrannisés par le possible contenu dans le présent, comme un antécédent obscur ou un destin péremptoire. L'Histoire s'arrête lorsque la faculté est réduite à une copie détaillée et astreignante, à des amas de prestations qu'il faut reproduire à l'infini. Nous devenons des épigones ou des spectateurs, mais des épigones ou des spectateurs de notre propre « pouvoir-être ».
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30. Le renversement de l'anachronisme formel dans l'anachronisme réel, ressemble peut-être, sous certains aspects, à ce genre de malentendu très insidieux, que Kant appelle « paralogisme de la raison pure». Le paralogisme consiste à prendre une catégorie a priori (la catégorie de la substance, par exemple) pour un contenu cognitif (de sorte qu'on affirme que le Moi pur, dont dépendent toutes les catégories, y compris celle de substance, est lui-même une... substance). On échange ce qui permet de faire une expérience, c'est-à-dire d'accéder aux phénomènes et de les représenter, pour une détermination du phénoméne expérimenté. De la même manière dans notre cas, l'anachronisme réel compare la forme-passé à un fait du passé, la langue à une énonciation déjà accomplie, et ainsi de suite. On pourrait dire, donc, que l'anachronisme réel est le paralogisme de la mémoire (et de la raison historique). |
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7. Le snobisme du souvenir. La réflexion à propos de ces deux espèces d'anachronisme permet de formuler une thèse précise et aiguë, qui, en tout cas, ne s'encombre pas de trop de détails. Plus qu'une thèse, une pensée-guide qui nous permettra de passer à rebrousse-poil les théories, mais aussi certaines tendances émotives, qui supposent l'achèvement ou l'effondrement du processus historique. Le sentiment du déjà vu, suscité par une « fausse reconnaissance » nous fait dire : bien que l'on assiste à un changement continu : tout se vaut, tout se répète. Il va de soi, pourtant, que s'il n'y avait pas de « souvenir du présent », il n'y aurait pas de « fausse reconnaissance ». Ce n'est que lorsque le virtuel se donne à voir très nettement au côté de l'actuel, qu'il peut arriver qu'on le prenne illusoirement pour quelque chose de déjà vécu. L'anachronisme réel se sert uniquement de matériaux que l'anachronisme formel met à sa disposition. Il s'appuie donc sur son contraire. Mais, dans la mesure où la « fausse reconnaissance » occulte la genèse du temps historique que le « souvenir du présent », au contraire, révèle et affiche ostensiblement, le fait d'affirmer que la première présuppose le second a une conséquence de grande importance (qui prend, justement, valeur de thèse). La voici : la « fin de l'Histoire » est une idée, ou un sentiment, qui surgit précisément quand est en vue la condition de possibilité de l'Histoire elle-même ; quand la racine de toute action historique est projetée à la surface du devenir, acquérant ainsi une évidence phénoménale; quand l'historicité de l'expérience se manifeste, elle aussi, historiquement. La meilleure façon d'approfondir cette pensée-guide est de la mettre à l'épreuve. Il convient d'en éprouver l'efficacité explicative et la force critique en référence à un texte exemplaire. Dans une longue note de son Introduction à la lecture de Hegel, Alexandre Kojève soutient que l'épuisement de l'Histoire diagnostiqué par Hegel n'est plus, à notre époque, un événement futur, mais un fait accompli31. Les sociétés industrielles du second après-guerre auraient désormais abandonné à la fois la lutte contre la nature et la lutte pour leur reconnaissance réciproque. Le travail, c'est-à-dire l'opposition entre Sujet et Objet, perd de son importance et de son sens, dans la mesure où les processus productifs automatisés ont parfaitement conquis et asservi la nature au point d'être parvenus à un accord stable avec elle. De la même manière, la politique, à savoir la quête de la reconnaissance d'autrui au moyen des guerres et des révolutions, décline. Les terribles conflits du siècle dernier ne représentent qu'une « extension spatiale » des résultats essentiels auxquels sont parvenus une fois pour toutes Robespierre et Napoléon. En même temps que disparaissent le Travail et la Politique, disparaît également « l'Action au plein sens du terme », qui, en niant « l'être donné », instituait toujours un monde historique. Mais quelles sont les formes de vie dominantes dans les sociétés posthistoriques ? Kojève en entrevoit deux, divergentes et même absolument contraires. D'une part, la posthistoire qui nous attend se déploie comme une « nouvelle animalité ». Au lieu d'habiter un monde en luttant et en travaillant, l'être vivant de l'espèce Homo sapiens est enfermé dans un milieu et s'y adapte sans conflit d'aucune sorte. Évidemment, même après l'achèvement de l'aventure historique, on continue de construire des maisons et de réaliser des uvres d'art, mais simplement pour obéir à cette impulsion qui fait qu'un oiseau fabrique son nid ou qu'une araignée tisse sa toile. La question du bonheur n'est plus d'actualité : il ne fait pas de doute, au contraire, que les hommes « seront contents en fonction de leur comportement artistique, érotique, ludique, dès lors que, par définition, ils s'en contenteront ». Est portée à ce compte, également, « la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre ». À sa place, prolifèrent « des signaux acoustiques et mimiques » auxquels on réagit, par réflexe conditionné, avec des contre-signaux appropriés : rien de très différent, en somme, du « prétendu langage' des abeilles ». L'american way of life, où domine l'éternel présent, typique d'un « milieu », est un bon exemple, selon Kojève, de la condition des animaux post-historiques. Au terme de l'Histoire, se profile, pourtant aussi, une autre manière d'être diamétralement opposée à la première. Il s'agit du snobisme, que l'on peut définir comme une attitude artificielle qui a en horreur tout automatisme utilitaire et contredit le « donné naturel' ou animal' ». Bien que n'ayant rien à voir avec le Travail ou avec les « luttes guerrières et révolutionnaires », le snob maintient pourtant un écart entre la forme et les contenus de son activité, au point de garantir à la première une nette indépendance (et suprématie) par rapport aux seconds. La civilisation japonaise, à cet égard, reste un modèle inégalé de ce comportement : en effet, le théâtre nô, la cérémonie du thé, l'art des bouquets de fleurs ont développé une large propension à « vivre en fonction de valeurs totalement formalisées ». Non plus historique, mais encore humain (dans la mesure où il renouvelle la fracture entre Sujet et Objet), le snobisme japonais renvoie, selon Kojève, à un principe-espérance de portée générale : « Tout en parlant désormais d'une façon adéquate de tout ce qui lui est donné, l'Homme post-historique doit continuer à détacher les formes' de leurs contenus', en le faisant non plus pour transformer activement ces derniers, mais afin de s'opposer soi-même comme une forme' pure à lui-même et aux les autres, pris en tant que n'importe quels contenus'. » Nouvelle animalité ou snobisme. L'alternative proposée par Kojève est proche, sous bien des aspects, de celle que nous avons évoquée dans les pages qui précédent : anachronisme réel ou anachronisme formel, fausse reconnaissance ou souvenir du présent. Afin que la consonance apparaisse de manière évidente, il est nécessaire, pourtant, d'interroger de manière critique le schéma conceptuel dans lequel Kojève inscrit son couple de contraires. On peut lui faire deux objections principales. Premièrement, loin de jouer le premier rôle dans le petit théâtre de la posthistoire, le snobisme constitue justement la quintessence de la vie historique. Sa prérogative est de montrer l'autonomie et l'exubérance des « formes » par rapport aux « contenus » : mais cette autonomie et cette exubérance, que sont-elles sinon le présupposé du Travail, de la Politique, en somme de l'« Action au plein sens du terme » ? Le snobisme dévoile le fondement des conflits historiques, dans la mesure où il s'engage à représenter, à travers une série de gestes déterminés, le contraste qui subsiste, en général, entre le geste humain et l'« être-donné ». En détachant les « formes » des « contenus », il exprime factuellement l'impossibilité qu'un certain fait réalise entièrement le pouvoir-faire auquel il correspond. En d'autres termes : le snobisme est une pratique particulière, qui reflète en soi, en la montrant sans délai, l'historicité de tout type de pratique (y compris la pratique snob, évidemment). Attribuer au snob une nature posthistorique est un cas classique d'aveuglement par excès de lumière. Deuxièmement, la « nouvelle animalité » n'est pas un destin biologique relatif à la disparition de toute conflit avec la nature. Au contraire, elle est une possibilité existentielle qui se déploie alors que la différence par rapport à l'« être-donné » s'accentue outre mesure, offre la plus grande visibilité, est éprouvée en tant que telle. Mais l'accentuation, la visibilité et l'expérience directe de la différence par rapport à l'« être-donné » sont les résultats du snobisme. Ainsi, il faudrait dire : la « nouvelle animalité » est la possibilité existentielle qui se déploie à partir de la pleine affirmation du style de vie snob. Pour Kojève, l'animal posthistorique est en symbiose avec les « contenus » de son action, tandis que le snob s'en distancie, leur opposant l'autonomie des « formes ». C'est un malentendu. La symbiose serait concevable, en effet, uniquement si l'on faisait l'hypothèse d'une effective déchéance de l'Homo sapiens jusqu'à la situation ultime du loup ou de l'abeille ; mais si l'on faisait l'hypothèse de cette déchéance, la distanciation snob ultérieure deviendrait inconcevable. Il apparaît clairement que la fracture entre « formes » et « contenus » de l'activité est à la base de deux manières d'être. Ce qui les sépare et les rend antithétiques est plutôt le fait que le snob tente de vivre à la hauteur de cette fracture, saisissant en elle le lieu de surgissement de l'Histoire, alors que l'animal post-historique, au contraire, fait du surplus de « formes » un milieu de second degré, englobant et visqueux, aux prescriptions duquel il s'adapte en vertu d'un comportement (pseudo-)instinctif. Ou, pour reprendre l'exemple de Kojève, l'animal posthistorique est celui qui réduit les aspects les plus élaborés et les plus artificiels de la cérémonie du thé à un « être-donné » immédiat. Précisément, parce qu'elles sont désormais détachées des contenus naturels, et à cause de leur indépendance (et de leur hypertrophie), les « formes » elles-mêmes sont prises, subrepticement, pour un catalogue de « contenus » précis, avec lesquels, certes, une pénétration réciproque sans friction semble possible. L'animal posthistorique et le snob ne se limitent pas à coexister spatialement, étrangers et réfractaires l'un à l'autre. Dans le premier on perçoit encore, bien que déformée et inversée, la silhouette du second. L'intimité des adversaires n'apaise pas, pour autant, le conflit. Au contraire, l'antithèse entre les deux formes de vie est d'autant plus radicale que celles-ci s'appuient sur des prémisses identiques et se profilent sur un même arrière-fond. Cet arrière-fond n'est pas, comme le suppose Kojève, la « fin de l'Histoire ». À l'inverse, l'opposition entre nouvelle animalité et snobisme se déploie sur l'avant-scène d'une époque hyper historique : l'époque au cours de laquelle, répétons-le, non seulement il nous est donné de vivre des événements historiques, mais qui nous met en présence de quelque chose confèrant une tonalité historique à chaque événement. Le souvenir du présent est snob au plus haut degré. Et inversement : le snobisme est, pour l'essentiel, souvenir du présent. En appliquant la forme-passé à un contenu présent, on subvertit le « donné naturel' ou animal' » et on interrompt l'automatisme de l'action en cours. L'anachronisme formel dépayse toujours à chaque fois du milieu. Le snobisme de la mémoire scinde le hic et nunc univoque en deux côtés hétérogènes. Il flanque le présent réel (perçu) d'un présent potentiel (rappelé), mais il en souligne ainsi à la fois l'écart et le caractère incommensurable. Rappeler la virtualité de la langue au moment même où on accomplit une énonciation particulière est éminemment snob. Ainsi, la « différence de nature » entre le « pouvoir-dire » (compétence) et le mot prononcé (performance) devient évidente. Cette différence est le stigmate du « Discours (logos) humain au sens propre ». Elle est marquée de manière subtile et claire par celui qui, trouvant étrange un terme familier, le met entre guillemets (donc le cite ou le rappelle) alors même qu'il s'en sert comme d'un instrument. La fausse reconnaissance favorise une « nouvelle animalité ». Et inversement : la « nouvelle animalité » s'annonce avant tout comme fausse reconnaissance. Alors que la puissance présente est troquée pour un acte déjà vécu, que nous serons désormais contraints de reproduire sans variantes, la praxis humaine est reléguée au rang de comportement itératif et préétabli. En identifiant la compétence (« pouvoir faire ») à un annuaire de performances spécifiques (faits accomplis), on laisse se dessiner un milieu au sein duquel n'existe plus aucune distance par rapport à l'« être-donné ». Pourtant, il est évident que cet échange et cette identification seraient impossibles si la puissance et la faculté n'avaient pas acquis un relief autonome grâce au souvenir snob du présent. La communication ressemble à un entrelacs de « signaux acoustiques et mimiques » quand on fait l'expérience de la langue à l'occasion de chaque énonciation concrète, mais ce faisant, on la considère comme un immense réservoir de mots déjà dits, susceptibles d'être répétés indéfiniment, selon les stimulations du milieu. L'instance du bonheur décline, et les hommes sont simplement contents (en tant qu'ils se contentent de leur propre comportement) quand l'aptitude à éprouver du plaisir se manifeste comme telle, dans sa différence par rapport au simple plaisir actuel, mais, en même temps, est comparée (par une « fausse reconnaissance » justement) à l'ensemble des plaisirs déjà éprouvés.
8. De l'utilité et des inconvénients de la mémoire pour l'histoire. La thèse, tirée de l'analyse du déjà vu, nous dit que la « fin de l'Histoire » est un sentiment qui adhère uniquement là où l'historicité de l'expérience est accentuée, là où on a affaire justement à la genèse du temps historique. L'écroulement apparent trahit (signale à son insu et, en même temps cache soigneusement) un diapason effectif. Cette thèse se prévaut exclusivement de concepts liés au fonctionnement de la mémoire : souvenir du présent, anachronisme, etc. Jusque-là, pourtant, elle a été utilisée pour interpréter et critiquer une représentation de la « fin de l'Histoire », celle de Kojève, qui ne fait nullement mention du rôle de la mémoire, mais évoque des phénomènes d'une tout autre nature : dépérissement du Travail et de la Politique, animalité de l'american way of life, snobisme japonais. Il faut désormais faire un pas supplémentaire. Cette thèse doit être confrontée à un texte qui impute directement l'écroulement de la pratique historique à la faculté mnémonique. Disons toutefois, au préalable, qu'une telle confrontation nous oblige en partie à un changement de perspective. La thèse devient auto réflexive : le fonctionnement de la mémoire intervient à la fois comme explicans et comme explicandum, modèle en profondeur et phénomène de surface, fil conducteur et labyrinthe, pivot de la solution et cause du problème. Il ne s'agit plus d'établir des analogies, ou de mettre au jour des isomorphismes, entre l'expérience existentielle du souvenir et l'esprit public contemporain, mais de comprendre de quelle manière (et avec quelles conséquences) cette expérience a acquis, elle-même, une importance publique immédiate. Plutôt que de se limiter à comprendre certaines formes de vie avec l'aide extérieure des processus mnémoniques, il convient de s'interroger aussi sur les formes de vie que de tels processus suscitent en eux-mêmes. Dans la deuxième Considération inactuelle, intitulée « De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie », Nietzsche soutient qu'une surabondance de mémoire paralyse l'action, exile le futur, favorise la mélancolie : « Représentez-vous, pour prendre un exemple extrême, un homme qui ne posséderait pas la force d'oublier et serait condamné à voir en toute chose un devenir : un tel homme [ ] finirait par ne même plus oser lever un doigt. Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité32. » L'inflation des souvenirs implique une croissance anormale de la conscience historique et du savoir historiographique. Mais la consécration effrénée au passé, instillant « la croyance d'être des fruits tardifs et des épigones », se retourne, en dernière analyse, contre l'histoire elle-même : « Car trop d'histoire ébranle et fait dégénérer la vie, et finit [ ] également par mettre en péril l'histoire elle-même33. » L'histoire s'épuise et trébuche parce que la mémoire devient hypertrophique. Alors que les « esprits historiens » étaient en mesure d'« utiliser le passé pour la vie », en le mettant au service d'une action tendue vers le futur, les individus « passifs et rétrospectifs » des temps modernes se laissent hypnotiser par les souvenirs, les cultivent comme un bien en soi, ne savent plus les sélectionner en vue de quelque nouvelle entreprise. C'est ce que dit Nietzsche. Mais la question est : dans quelle circonstance la mémoire parvient à une autonomie inquiétante par rapport aux tâches vitales, en se dilatant démesurément ? Réponse : surtout quand elle prend le présent comme objet propre, en le traitant comme quelque chose qui a déjà eu lieu ; donc, quand on éprouve le sentiment du déjà vu. Selon Bergson, si, en général, « la conscience attentive à la vie ne laisse passer également que ceux [les souvenirs] qui peuvent concourir à l'action », à l'occasion du déjà vu, on se souvient plutôt du superflu, c'est-à-dire de ce que l'on est en train de percevoir dans le moment présent : « Quoi de plus inutile à l'action présente que le souvenir du présent34 ?» Inutile, mais aussi nocif. En recourant à des expressions quasiment identiques à celles que Nietzsche utilise pour dénoncer les dommages causés par un sens historique exorbitant, Bergson relie la pathologie mnémonique à un « affaiblissement temporaire de l'attention générale à la vie », au « sentiment que l'avenir est clos », et donc à un état d'apathie et d'inertie. |
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L'hypertrophie de la mémoire, dont dérivent la consomption et le blocage de l'Histoire, consiste dans le déjà vu. Les hommes pour lesquels le présent semble dépendre en tout du passé, comme s'il n'était qu'un simple écho, ne sont plus historiques (désormais incapables, donc, d'accomplir des actions simplement historiques). Mais aucun passé authentique n'est suffisamment influent pour imposer une telle dépendance. Aucune séquence d'événements réellement advenus ne mérite le blason d'archétype incomparable et obligatoire. Et c'est au contraire le pseudo-passé qui pourvoie à soumettre à soi les individus affectés par l'hypermnésie. Seul un « il était une fois » fictif peut exiger d'être reproduit sur toutes ses coutures par l'actuel hic et nunc. Ou, pour être plus précis, seul le « il était une fois » fantasmagorique qui s'exprime dans l'expérience du déjà vu. Ceux qui révèrent, soumis, ce qui a été, révèrent en effet leur propre « maintenant », rejeté en arrière dans le temps. En tant qu'on en a déjà la mémoire pendant qu'on le vit, ce « maintenant » constitue un « jadis » illusoire mais puissant (puissant parce qu'illusoire), à l'égard duquel on est obligé d'adopter un comportement mimétique. à l'époque où le présent perçu semble devoir reproduire, avec le scrupule de l'épigone et la mélancolie poignante du fruit tardif, le présent rappelé, les hommes tendent facilement à un fatalisme teinté de résignation. Le phénomène du déjà vu jette un pont entre la deuxième Inactuelle et ce qui, pour Nietzsche, deviendra la « pensée des pensées » : l'éternel retour du même. Dans le texte de 1874, la dépotentialisation de la vie (et de l'histoire) attribuée à un accroissement vertigineux de l'activité de la mémoire, trouve par la suite son expression la plus imagée dans le refrain par lequel (dans un passage du Zarathoustra) sera proclamé le nihilisme : « Tout est vain, tout est indifférent, tout déjà fut35. » Si tout déjà fut, chaque événement présent répète un événement antérieur et est destiné, à son tour, à être répété à l'infini. Terrible perspective : on ne peut que grincer des dents à l'idée d'une vie « dans laquelle il n'y aura jamais rien de nouveau36». Loin d'en alléger le poids, l'idée d'un éternel retour porte le nihilisme à son comble. Elle donne une valeur cosmologique (« le temps même est un cercle37 ») à l'illusion typique du déjà vu. Mais elle n'est que l'expression simpliste de la doctrine : à la fois, horrible et sombre, et superficielle comme un « air d'orgue de barbarie », qui aime « se rendre la tâche trop légère38». La pensée de l'éternel retour s'oppose au nihilisme, en tant qu'elle s'oppose surtout à la version nihiliste de l'éternel retour (qui s'annonce déjà dans certaines pages de la deuxième Inactuelle). L'enchantement pernicieux qui nous pousse à considérer l'action en devenir comme la copie d'une action précédente est neutralisé si on se demande quelle est, en réalité, l'action-type. On a dit précédemment que lorsque nous sommes en proie au déjà vu, nous avons l'impression de répéter quelque chose, mais sans pouvoir dire ce qu'est ce quelque chose : le contenu spécifique de la répétition est établi uniquement par l'expérience actuelle ; le « maintenant » détermine rétroactivement ce qui « a déjà été ». Ainsi, la doctrine de l'éternel retour sert de contrepoison au nihilisme, à peine adopte-t-elle la structure paradoxale du déjà vu, au lieu de soutenir les effets illusoires et paralysants produits par le nihilisme. Si le geste que j'accomplis maintenant devait se conformer forcément, et jusque dans ses moindres détails, à un geste particulier accompli de par le passé, à quoi bon bouger le petit doigt? Mais il n'en est pas ainsi. Pour Nietzsche, seul l'instant présent décide de ce qui « a déjà été » ; l'action en cours a pour tâche d'instituer le quid qu'elle doit réitérer ; c'est une prérogative du hic et nunc que de créer l'événement qui revient. Heidegger a résumé cet aspect décisif de la « pensée des pensées » nietzschéenne par des mots qui pourraient tout à fait figurer dans un compte rendu du phénomène du déjà vu : « Ce qui devient n'est pas autre chose que ce qui revient et qui dans ma vie a déjà été. Mais savons-nous ce qui a déjà été ? Non. Pourrons-nous jamais le savoir ? Nous ne savons rien d'une vie antérieure : toute la vie vécue maintenant est expérimentée pour la première fois, même si parmi ces expériences scintille quelquefois un je-ne-sais-quoi d'étrange et sombre, cette expérience qui dit : telle et telle autre chose, comme elle est maintenant, tu en as déjà fait l'expérience précédemment [...] Mais quelle chose a été et quelle chose reviendra, si elle revient ? Réponse : ce qui sera dans le prochain instant39. » Reprenons le fil principal du discours. L'Histoire s'arrête parce que la mémoire devient hypertrophique ; l'hypertrophie de la mémoire, qui inhibe l'action historique, consiste dans le déjà vu. Les questions soulevées par la deuxième Inactuelle (excès de mémoire, excès d'histoire) doivent être réexposées en relation étroite avec la situation contemporaine. Il semble, en particulier, inévitable de se demander de quelle manière le déjà vu est-il parvenu au rang de phénomène collectif, au point de marquer les murs et la mentalité de l'époque dite « postmoderne » ? D'épisode secret et exceptionnel qu'il était, pourquoi s'est-il transformé en un événement aussi évident et aussi répandu ? Ou si l'on préfère : pour quelle raison le déjà vu a-t-il gagné une consistance historique, et, même, peut être désigné comme le fait historique sur lequel s'enracine (et par lequel est avalisée) l'idée d'une « fin de l'Histoire » ? Pour répondre à ces questions, il faut, une fois de plus, tenir le plus grand compte de ce qui a été mis en évidence depuis le début de notre exposé, à savoir la coexistence dans le déjà vu, de deux aspects non seulement distincts, mais également contradictoires.
9. Modernariat. L'excès de mémoire, qui caractérise indubitablement la situation contemporaine, porte un nom précis : le souvenir du présent. Celui-ci, loin de se contenter d'être une prestation de base, bien que cachée, de la faculté mnémonique, revient à la surface, se manifeste explicitement. Ce qui est excessif, ce n'est pas, en soi, la scission de chaque instant en un « maintenant » perçu et un « maintenant » rappelé, mais la pleine visibilité qu'elle a occasionnée. À quoi doit-on une désoccultation aussi radicale ? Est-ce à une morbide « désattention générale à la vie », comme le pense Bergson ? Nullement. Le souvenir du présent, dont la fonction particulière est de représenter le possible, se manifeste sans retenue parce que l'expérience du possible a pris une très grande importance dans l'accomplissement des tâches vitales. C'est la prédominance objective du virtuel dans n'importe quel type de pratique qui met en relief public le dispositif mnémonique, qui donne accès au virtuel lui-même, en en déterminant la temporalité. Le surplus de mémoire n'entraîne nullement quelque aboulie ou résignation, mais, au contraire, garantit la plus intense vivacité. La paralysie de l'action, accompagnée souvent d'un désenchantement ironique, vient plutôt de l'incapacité à supporter l'expérience du possible. En d'autres termes : la cause efficiente de la paralysie est le renversement du souvenir du présent en fausse reconnaissance, qui, comme nous l'avons dit, représente le présent possible sous la forme d'un passé réel, dont la répétition serait désormais inévitable. Si le souvenir du présent est un phénomène explicite et répandu, sa négation directe, à savoir la fausse reconnaissance, jouit également d'une évidence immédiate. Le déjà vu, est, certes, une pathologie, mais il faut ajouter : une pathologie publique. Dans la situation contemporaine, en apparente correspondance avec la trame de la deuxième Inactuelle, le surplus de mémoire implique un surplus d'histoire. Il ne s'agit pas, pourtant, d'une prépondérance maniaque (et asphyxiante) des études historiographiques. Ce qui pose problème est quelque chose de plus extrême : la proximité inédite de toute action et passion des conditions de possibilités de l'Histoire, c'est-à-dire de ce qui rend historiques l'action et la passion. Pour résumer, le souvenir du présent produit un anachronisme. Cet anachronisme est simplement formel : on donne au présent la forme d'un « passé ». En me souvenant du geste que je suis en train d'accomplir, je le place dans un passé indéfini, sans date, qui n'a jamais été actuel. Cet « avant » non chronologique, c'est la faculté, ou l'aptitude, dont dépend l'exécution du geste. En vertu de l'anachronisme formel, je perçois dans l'événement en cours l'acte et la puissance, le mot prononcé et la langue, un plaisir particulier et la disposition au plaisir. Toutefois, en considérant en même temps la performance spécifique et la faculté qui la permet, je constate aussi leur différence incompressible : la langue n'est jamais réalisée par l'ensemble des mots prononcés (elle n'est jamais actuelle, bien qu'elle soit toujours présente) ; la force-travail n'équivaut jamais à la somme des travaux menés à terme. Or, c'est précisément l'écart permanent entre « pouvoir faire » et faits accomplis qui fonde l'historicité de l'expérience. L'anachronisme formel exhibe ce fondement. Mais venons-en à l'essentiel : à notre époque, la racine de l'action historique (à savoir la coexistence et l'écart entre puissance et acte) a acquis une importance phénoménale, empirique et même pragmatique. Aujourd'hui, toute activité de travail requiert, pour son accomplissement ponctuel, l'étalage de cette aptitude générale psycho-physique à produire (la force-travail) qui dépasse toujours l'activité elle-même. De même, tout discours pertinent et efficace, outre le fait de communiquer quelque chose, doit aujourd'hui témoigner de la pure et simple compétence linguistique du locuteur, donc de ce « pouvoir dire » (la langue) qui excède toujours le contenu occasionnel de la communication. L'anachronisme formel devient ainsi, lui aussi, un dispositif public, une qualité indispensable de la production et du discours. Le surplus d'histoire (lié au surplus de mémoire) s'avère là où la pratique humaine est en prise directe avec la différence entre faculté et performance, qui constitue la condition de possibilité de l'Histoire. Nietzsche soutient que « trop d'histoire finit [ ] par mettre en péril l'histoire elle-même ». On peut ici souscrire à cette affirmation, à condition d'en modifier le sens originel. L'idée d'une « fin de l'Histoire » n'est pas la conséquence du « trop d'histoire », comme Nietzsche en fait l'hypothèse, mais de son obscurcissement. Il est bien vrai, d'autre part, que l'obscurcissement présuppose une révélation : il concerne, donc, quelque chose (le surplus d'histoire, justement) qui s'est déjà manifesté. Considérons mieux les deux aspects. Le sentiment posthistorique est suscité par le renversement de l'anachronisme formel (historisant) en cet anachronisme réel qui en est le parfait opposé. L'anachronisme réel occulte l'écart entre puissance et acte (fondement de l'historicité), dans la mesure où il réduit la puissance à un acte précédent, la faculté aux performances exécutées de par le passé, la langue à des mots déjà prononcés. Toutefois, la différence radicale entre « pouvoir faire » et fait accompli est sujette à une transformation occultante précisément et seulement parce qu'elle vient sous les feux de la rampe, acquérant ainsi la plus grande apparence empirique. L'anachronisme réel se fonde sur l'anachronisme formel, il en informe par contraste, l'atteste en le déformant. L'impression que le processus historique est embourbé (que « l'histoire elle-même est en péril ») surgit, certes, de la grande proximité entre la pratique humaine et la condition de possibilité de l'Histoire (« trop d'histoire ») mais également comme une réaction dissuasive ou peine du talion. Apprendre à vivre le souvenir du présent (ou mieux, son caractère explicite et répandu) en tant que tel, et donc en le libérant de la nemesis qui le rabaisse au rang de fausse reconnaissance, telle est peut-être une manière parmi d'autres de formuler le problème essentiel de la situation contemporaine. Apprendre à vivre le souvenir du présent signifie atteindre à la possibilité d'une existence pleinement historique. Une telle possibilité, si elle ne s'incarne pas dans un ensemble d'habitudes, c'est-à-dire dans un ethos, ne se contente pas de rester inappliquée, apparaissant de manière intermittente à l'horizon, mais elle débouche sur son contraire, et prend, de fait, l'apparence d'une « fin de l'Histoire °. C'est ce qui arrive le plus souvent aujourd'hui. Devant l'hyper historicité de l'expérience, l'idéologie postmoderne s'empresse d'entonner la cantilène lugubre et mièvre du déjà vu : tout a déjà été ; l'histoire est tombée « dans l'ordre du recyclable » ; nous sommes de toutes façons destinés, qu'importe si c'est par récompense ou par punition, à la remémoration de masse, à chaque instant, de toutes les figures de notre vie40 ; toute action a le statut, et les formes, d'une citation. En apposant son sceau sur l'esprit public contemporain, le déjà vu (ou fausse reconnaissance, ou anachronisme réel) détermine des comportements collectifs, des styles de vies, des propensions émotives. Pour illustrer de manière synthétique, mais non évasive, ces comportements, ces styles et propensions, il est opportun de revenir une dernière fois sur la deuxième Inactuelle. Nous savons que le déjà vu fait de nous les succubes d'un pseudo-passé, de cet « autrefois » fictif que le présent semble devoir reproduire avec application. Mais chaque relation avec le passé, même quand celui-ci est tout à fait illusoire, requiert le développement d'un certain talent historiographique. Il ne s'agit évidemment pas d'une méthodologie scientifique, mais d'une nuance du sens commun, à savoir de l'aptitude instinctive à prendre « soin » de ce qui a été. La question, qui nous incite à nous reporter une nouvelle fois au texte de Nietzsche est à peu près la suivante : quelle « historiographie » appartient au passé fictif mis en scène par le déjà vu ? Quel genre de narration historique s'affirme à la « fin de l'Histoire » ? Nietzsche distingue trois approches possibles dans le cadastre des res gestae. Il appelle monumentale l'histoire (il faut lire : l'historiographie) s'efforçant de produire des modèles dignes d'émulation : « Une collection des effets en soi' comme des événements qui feront toujours de l'effet'41» ; il appelle critique l'histoire qui « juge et condamne », cultivée par ceux qui, supportant mal un présent misérable, tentent de se donner « a posteriori le passé dont on voudrait être issu, par opposition à celui dont on est réellement issu42» ; enfin (mais dans la partition de Nietzsche, elle occupe la place intermédiaire), il appelle antiquaire 43 l'histoire qui « conserve et vénère le passé », tel qu'il a été exactement, dans sa totalité, sans exclure le moindre le détail, fût-il le plus insignifiant44. Pour l'historien antiquaire, tout mérite d'être conservé dans la mémoire : la fête de village, une phrase au hasard dont le sens nous a échappé, les plus petites «traces presque effacées ». L'historiographie monumentale peut dégénérer en rhétorique assourdissante, celle critique en ressentiment impatient. Toutefois, dans la mesure où l'une comme l'autre maintiennent un certain lien avec l'action et le devenir, leur surplus ne nuit à la vie qu'en moindre mesure. Seul l'excès d'histoire antiquaire cause des dommages irréparables. Le propos paroxystique de se souvenir de tous les détails donne corps à une hypermnésie cauchemardesque dont parle Nietzsche au début de l'Inactuelle : « Représentez-vous, pour prendre un exemple extrême, un homme qui ne posséderait pas la force d'oublier » L'exemple extrême, brandi comme un épouvantail, devient routine, dans le cas de l'histoire antiquaire. Cette dernière fleurit encore, imperturbable, quand « l'histoire elle-même est en péril ». Elle fleurit même et surtout en cette occasion. Le pseudo-passé, à la suite duquel nous sommes entraînés dans le déjà vu, ne consent ni sélection ni choix. Il prétend au contraire qu'on le « conserve et le vénère » dans son ensemble, comme s'il était, justement, un hic et nunc vivant. L'historiographie antiquaire apprécie amoureusement le « il était une fois » évoqué par la fausse reconnaissance. Si ce n'est que par « historiographie » il ne faut pas entendre un savoir spécialisé, mais une attitude existentielle répandue et même banale, comme nous l'avons déjà dit. En relation intime avec le sentiment posthistorique, l'attitude antiquaire est une composante inévitable des formes de vie marquées par le déjà vu en tant que pathologie publique. Mais en quoi consiste, précisément cette attitude ? Le « passé » à préserver et à vénérer (une vénération qui ne s'apaise que dans la mimesis) n'est autre que le présent : ou mieux encore, le présent troqué en contrebande, à travers un anachronisme réel, pour quelque chose de déjà advenu. L'historiographie antiquaire applique ses procédures typiques à l'actualité : elle traite comme un répertoire suggestif tout ce qui advient, alors même qu'il advient encore ; elle se ronge de nostalgie pour l'instant en cours. Lorsqu'elle se concentre sur le présent, la tendance antiquaire porte un nom plus spécifique : le modernariat. Selon l'usage commun, le terme désigne l'intérêt sentimental, esthétique, commercial pour des objets et des produits manufacturés appartenant au passé proche (si proche, dans certains cas, qu'ils collent au présent) : la musique des années soixante, les posters des années soixante-dix, et puis, petit à petit, la machine à laver à peine hors d'usage, ou le chapeau qui était à la mode l'été dernier. Dans l'acception radicale que nous proposons ici, « modernariat » signifie : le développement systématique d'une sensibilité antiquaire à l'égard du hic et nunc que nous sommes en train de vivre, chacun à notre tour. D'une part, le modernariat est un symptôme du dédoublement du présent en un illusoire « qui-a-déjà-été » ; d'autre part, il concoure activement à réaliser toujours de nouveau un tel dédoublement. Le modernariat est le genre historiographique qui prévaut quand l'histoire semble traîner le pas ; quand nous avons l'impression comme l'écrit Bergson à propos du déjà vu « que l'avenir est clos, que la situation est détachée de tout mais que nous sommes attachés à elle ». L'histoire antiquaire du présent donne lieu à une « aveugle fureur de collection45» écrit Nietzsche. Le modernariat élabore une sorte de culte pour toute chose existante maintenant : il la recense avec une « insatiable curiosité », il lui attribue l'autorité et la fascination glacée d'un destin. Walter Benjamin a tenté de mettre au service de l'« histoire critique » certaines prérogatives de l'« antiquaire » ou, en d'autres termes, de rendre suprêmement critique l'antiquariat. C'est pourquoi il a fait l'éloge du collectionneur (dans l'essai « Eduard Fuchs, collectionneur et historien46» par exemple), de sa vocation à rançonner le « passé opprimé », soumis par les vainqueurs de l'heure, à travers une sollicitude particulière pour ce qui est informe, inapparent, muet. Le propos de Benjamin fait l'objet, aujourd'hui, d'une formidable caricature de la part du modernariat. La collectionnite particulière qu'il alimente, au lieu de valoriser dans le présent la trame d'un passé méconnu (selon l'intention de Benjamin, justement) confère à ce même présent les stigmates d'un passé sacral et figé. Non content de contempler le « maintenant » comme si c'était un « jadis », le collectionneur posthistorique nourrit aussi, à son égard, une admiration telle qu'il conclut qu'il est trop tard pour faire « quelque chose de mieux ». L'histoire antiquaire du présent, le modernariat, se confond avec la société du spectacle. Inversement, on pourrait dire que la société du spectacle est un modernariat à la puissance n. L'« aveugle fureur de collection » contemporaine conçoit l'actualité comme une « exposition universelle47», à laquelle un même individu participe à la fois en tant qu'acteur qui joue un rôle, et même souvent plusieurs rôles écrit Nietzsche : « et plus il en joue et plus il les joue mal et platement48» , et en tant que spectateur « qui se promène et savoure49 ». Ce qui fait que l'on devient spectateur de soi-même ; ou encore, ce qui revient au même, que l'on collectionne sa propre vie, au fur et à mesure qu'elle s'écoule, au lieu de la vivre véritablement. Pourquoi le présent se reproduit-il sans relâche dans le spectacle du présent ? Pourquoi prend-il l'aspect d'une « exposition universelle » ? Ce sont des questions désormais rhétoriques. Le présent se reproduit à cause du déjà vu. C'est du fait d'une fausse reconnaissance que nous nous sentons, en même temps, acteurs et spectateurs de notre vie. C'est alors, selon Bergson, qu'« on assiste à ses propres mouvements, à ses pensées, à ses actions», jusqu'à se scinder « en deux personnages dont l'un se donne en spectacle à l'autre50 (c'est moi qui souligne) ». Loin de se référer seulement à la consommation croissante des marchandises culturelles, la notion de spectacle concerne en tout premier lieu la tendance posthistorique à se regarder vivre. En d'autres termes : le spectacle est la forme qu'assume le déjà vu, à peine devient-il un phénomène extérieur, suprapersonnel, public. La société du spectacle offre aux femmes et aux hommes l'« exposition universelle » de leur propre « pouvoir faire », « pouvoir dire », « pouvoir être », réduits pourtant à des faits accomplis, des paroles que l'on peut citer, des actes déjà advenus. Réduits, en somme, à des objets de modernariat. |
31. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947 (deuxième édition augmentée 1962). Je m'attarde tout particulièrement sur la longue note (p. 437) dans laquelle Kojève approfondit la discussion développée dans la douzième leçon du cours tenu en 1938-39 à l'École Pratique des Hautes Études. 32. F. Nietzsche, « De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie », Considérations inactuelles, II, traduit de l'allemand par Pierre Rusch, uvres philosophiques complètes [ensuite OPC] établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, II, 1, Gallimard, Paris, 1990, pp. 95-96. 33. Id., ibid., p. 103. 34. Henri Bergson, « Le souvenir », cit., p. 146. 35. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Le devin », OPC VI, trad. fr. Maurice de Gandillac, Gallimard, Paris, 1971, p. 154. 36. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, OPC V, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1967, sect. 341 « Le poids le plus grand » : « Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d'innombrables fois ; et il n'y aura rien de nouveau en elle, si ce n'est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu'il y a d'indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L'éternel sablier de l'existence ne cesse d'être renversé à nouveau et toi avec lui, ô grain de poussière dans la poussière ! Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? » 37. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, troisième partie, « De la vision et de l'énigme », cit., p. 177. 38. Id., ibid., troisième partie, chap. II. 39. Martin Heidegger, Nietzsche, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1971, « La pensée de l'éternel retour et la liberté». 40. Cf. J. Baudrillard, L'Illusion de la fin..., cit. 41. F. Nietzsche, « De l'utilité », cit., p. 106. 42. Id., ibid., p. 114. 43. N.d.t. L'expression traduit au plus près le terme Antiquarische historie. Les traductions de la deuxième Inactuelle proposent généralement « histoire traditionaliste », que nous ne pouvons utiliser dans ce contexte. 44. F. Nietzsche, « De l'utilité », p. 109-112. 45. Id., ibid., p 112. 46. Walter Benjamin, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » in Macula, 3/4, Paris, 1978, p. 42-59. 47. Friedrich Nietzsche, « De l'utilité », cit., p. 122. 48. Id., ibid., p. 125. 49. Id., ibid., p. 122. 50. Henri Bergson, « Le souvenir », cit., p. 139-140. |
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