éditions de l'éclat, philosophie

PAOLO VIRNO
MIRACLE, VIRTUOSITÉ ET DÉJÀ VU


 




Virtuosité
et révolution
théorie politique
de l'exode

 

1. Action, travail, intellect.

De nos jours, l'action est une notion très énigmatique. Énigmatique et insaisissable. On pourrait même dire en plaisantant, si personne ne me demande ce qu'est l'action politique, je crois le savoir ; mais dès lors qu'il s'agit de la définir et de l'expliquer, ce prétendu savoir se dissout en une cantilène inarticulée. Et pourtant l'action n'est-elle pas une notion des plus courantes dans le langage ordinaire ? Comment se fait-il qu'une telle évidence se soit ainsi drapée de mystère ? Pourquoi suscite-t-elle une telle fascination ? Rapport de forces défavorable, écho tenace des défaites subies, arrogante résignation entretenue sans relâche par l'idéologie postmoderne : l'éternel escadron des sacro-saintes raisons prêtes-à-porter n'apporte ici aucune réponse. S'il ne fait pas de doute qu'elles ont leur importance, elles n'apportent pour autant aucune explication satisfaisante et ne font qu'alimenter une certaine confusion dans la mesure où elles ont tendance à nous faire croire que nous traversons actuellement un tunnel obscur au bout duquel chaque chose retrouvera son état initial. Au contraire, la paralysie de l'action est liée à des aspects essentiels de l'expérience contemporaine. Ce sont ces aspects qu'il nous faut « approfondir », tout en restant bien conscients du fait qu'ils ne constituent pas une simple conjoncture malheureuse, mais bel et bien un fond incontournable. Pour rompre le charme, il nous faut concevoir un modèle d'action selon lequel celle-ci précisément peut se nourrir de ce qui, dans la situation actuelle, détermine son blocage. L'interdit doit devenir un sauf-conduit.

Selon une longue tradition, le domaine de l'action politique peut se délimiter très précisément par deux lignes de partage. La première est fondée sur le rapport au travail, rapport à son caractère instrumental et taciturne, à cet automatisme qui en fait un processus répétitif et prévisible. La seconde est fondée sur le rapport à la pensée pure, à sa nature solitaire et non apparente. À la différence du travail, l'action politique intervient sur les relations sociales et non sur des matériaux naturels ; elle est de l'ordre du possible, de l'imprévu ; elle modifie le cadre de sa propre inscription au lieu de l'encombrer de nouveaux objets. À la différence de la réflexion intellectuelle, l'action est publique, soumise à l'extériorité, à la contingence, au bruissement de la multitude. C'est du moins ce que cette longue tradition nous enseigne. Mais c'est également ce sur quoi on ne peut plus compter. Les frontières traditionnelles entre Intellect, Travail, Action (ou, si l'on préfère, entre théorie, poiesis et praxis) sont levées et, çà et là, on signale des infiltrations et des têtes de pont.

Dans les remarques qui suivent nous soutiendrons : a) que le Travail a intégré les traits distinctifs de l'action politique ; b) qu'une telle intégration a été rendue possible par la connivence entre la production contemporaine et un Intellect devenu public, ayant fait irruption dans le monde des apparences. Nous affirmerons, enfin, que ce qui a provoqué l'éclipse de l'Action, c'est précisément cette symbiose du Travail avec le general intellect, ou « savoir social général », qui, selon Marx, donne sa forme au « processus vital de la société1 ». Nous ferons ensuite les hypothèses suivantes : a) le caractère public et mondain du noûs, c'est-à-dire la puissance matérielle du general intellect, constitue l'inéluctable point de départ à partir duquel il s'agira de redéfinir la pratique politique et ses problèmes les plus apparents : pouvoir, gouvernement, démocratie, violence, etc. En bref, à la coalition entre Intellect et Travail, nous opposerons la coalition entre Intellect et Action. b) Tandis que la symbiose entre le savoir et la production aboutit à la légitimation extrême, anomale, mais non moins vigoureuse, du pacte d'obédience à l'égard de l'État, le lien entre general intellect et Action politique laisse entrevoir la possibilité d'une sphère publique non étatique.

 











1. Karl Marx, Principes d'une critique de l'économie politique , in Œuvres complètes, Economie II, trad. fr. M. Rubel et J. Malaquais, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1968, p. 307.

2. Activité sans œuvre.

 La ligne de partage entre Travail et Action, qui était tout d'abord imprécise, a fini par disparaître totalement. Pour Hannah Arendt, cette hybridation est due au fait que la pratique politique moderne a assimilé le modèle du Travail, ressemblant toujours plus à un processus de fabrication (dont le « produit » est, tour à tour, l'histoire, l'État, le parti, etc.2). Ce diagnostic doit être inversé. Ce qui compte avant tout n'est pas tant le fait que l'action politique a été conçue comme une production, mais que la production a intégré la plupart des prérogatives de l'action. À l'époque postfordiste, c'est le Travail qui prend les traits de l'Action : imprévisibilité, disposition à commencer quelque chose de nouveau, performances linguistiques, habileté dans le choix entre des possibilités alternatives. Ce qui aura pour conséquence fatale le fait que, par rapport à un Travail doté de réquisits « actionnistes », le passage à l'Action apparaîtra dès lors comme une décadence ou, dans le meilleur des cas, un inutile duplicata. Mais, le plus souvent, une décadence. Structurée selon une logique rudimentaire fins/moyens, la politique présente une trame communicative et un contenu cognitif plus faibles que ceux dont on a pu faire l'expérience dans le processus productif. Moins complexe que le travail, ou lui ressemblant trop, l'Action apparaît en tout cas comme peu attrayante.









2. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, paragraphe 31, « La substitution traditionnelle du faire à l'action », trad. fr. G. Fradier, Calmann Lévy, Paris 1983.

2.1. Dans le « Chapitre six inédit » du Capital (mais aussi, en des termes presque similaires, dans la Théorie de la plus-value), Marx analyse le travail intellectuel, en distinguant deux catégories principales. D'une part, l'activité immatérielle « ayant pour résultat des marchandises ayant une forme indépendante des producteurs [...] livres, tableaux, objets d'art en général, détachées du travail spécifique de l'artiste créateur ». D'autre part, les activités où « la production est inséparable de l'acte producteur3 », trouvant en elles-mêmes leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une œuvre qui les dépasse. Les « artistes-interprètes », un pianiste ou un danseur, sont des exemples parfaits de la seconde catégorie de travail intellectuel, mais tous ceux dont le travail consiste en une exécution virtuose, « orateurs, enseignants, médecins, prêtres », peuvent aussi se rattacher à cette catégorie. Il s'agit en somme, d'une gamme largement différenciée de types humains, depuis Glenn Gould jusqu'à l'impeccable majordome typique de nombre de romans anglais.









3. Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre VI inédit, in Œuvres complètes ; Économie II, « Matériaux pour l'économie », Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1968, p. 398.

Pour Marx, seule la première de ces deux catégories de travail intellectuel ressortit pleinement à la définition de « travail productif 4 » (terme qui ne recouvre que le travail produisant une plus-value, et non pas le travail simplement utile ou pénible). Les virtuoses, qui se contentent d'exécuter une « partition » et ne laissent pas de trace durable, représentent d'une part, « une quantité infinitésimale par rapport à l'ensemble de la production capitaliste » et, d'autre part, doivent être considérés comme exécutant un « travail salarié qui n'est pas, en même temps, un travail productif ». Si l'on accepte sans difficulté la remarque de Marx concernant le caractère quantitativement insignifiant des virtuoses, le verdict d'« improductivité » nous laisse par contre quelque peu perplexes. En principe, rien n'exclut le fait que le danseur puisse produire de la plus-value. Si ce n'est que, pour Marx, l'absence d'une œuvre survivant à l'activité assimile la virtuosité intellectuelle moderne à l'ensemble de ces prestations fournissant un service personnel, prestations, quant à elles, toujours improductives, puisque, pour en bénéficier, on dépense un revenu et non pas du capital. L'« artiste-interprète », à la fois soumis et parasite, s'abîme finalement dans les limbes du travail servile.

Les activités dans lesquelles « la production est inséparable de l'acte producteur » ont un statut ambigu que la critique de l'économie politique n'a pas toujours, ni complètement, bien saisi. La raison de cette difficulté est simple. Bien avant d'être intégrée à la production capitaliste, la virtuosité a été l'architrave de l'éthique et de la politique. De plus, elle a souvent caractérisé l'Action en tant qu'elle se distinguait du Travail (et lui était même opposée). Aristote écrit : « La production n'est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d'une chose déterminée. Au contraire, dans l'action, ce qu'on fait est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse est une fin5. » Apparentée d'emblée à la recherche de la « vie vertueuse », l'activité qui se manifeste comme un « comportement » et ne tend pas vers un but extrinsèque coïncide avec la pratique politique. Selon Arendt, « les arts d'exécution présentent une grande affinité avec la politique. Les artistes qui se produisent – danseurs, acteurs de théâtre, musiciens et autres – ont besoin d'une audience pour faire montre de leur virtuosité, tout comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence d'autres hommes devant lesquels ils puissent apparaître : les deux ont besoin, pour leur “œuvre”, d'un espace publiquement organisé, et les deux dépendent d'autrui pour l'“exécution” elle-même6 ».

Le pianiste ou le danseur sont en équilibre précaire sur la ligne qui sépare des destins antithétiques : d'une part, ils peuvent devenir des exemples de « travail salarié qui n'est pas, en même temps, un travail productif », d'autre part, ils suggèrent l'action politique7. Leur nature est amphibie. Mais, jusqu'à présent, chacun des développements potentiels inhérents à la figure de l'artiste-interprète – poiesis ou praxis, Travail ou Action – semble exclure la tendance opposée. Le statut du travailleur salarié s'affirme au détriment de la vocation politique et inversement. Au-delà d'un certain point, au contraire, l'alternative se transforme en complicité ; au « aut aut » se substitue un «et et » paradoxal. Le virtuose travaille (il est même le travailleur par excellence), non pas malgré, mais justement parce que son activité rappelle très précisément la pratique politique. Le déchirement métaphorique s'achève et, dans la nouvelle situation, les analyses contradictoires de Marx et de Hannah Arendt ne nous sont plus d'aucun secours.

 

2.2. Dans l'organisation productive postfordiste, l'activité-sans-œuvre, de cas particulier et problématique qu'elle est, devient le modèle du travail salarié en général.

Il n'est pas question de reprendre ici des analyses détaillées déjà développées ailleurs8 : quelques remarques essentielles suffiront. Quand le travail assume des tâches de surveillance et de coordination, c'est-à-dire quand « il se place à côté du processus de la production, au lieu d'en être l'agent principal9 », ses attributions ne consistent plus à tendre vers un but particulier, mais à moduler (plutôt qu'à varier et intensifier) la coopération sociale, c'est-à-dire cet ensemble de relations et de connexions systématiques qui constitue désormais l'authentique « maître pilier de la production et de la richesse10 ». Une telle modulation advient par l'intermédiaire de prestations linguistiques qui, loin de donner lieu à un produit fini, s'épuisent dans l'interaction communicative déterminée par leur propre exécution.

L'activité postfordiste présuppose mais, en même temps, réélabore continuellement l'« espace publiquement structuré» (espace de la coopération, justement) dont parle Arendt comme de la qualité indispensable tant pour le danseur que pour l'homme politique. La « présence de l'autre » est à la fois instrument et objet du travail : c'est pourquoi les procédures productives requièrent toujours une certaine dose de virtuosité et impliquent, de fait, de véritables actions politiques11. L'intellectualité de masse (terme assurément gauche, par lequel nous avons tenté de désigner non pas l'ensemble des différents métiers, mais une qualité de toute la force-travail postfordiste) est appelée à exercer l'art du possible, à affronter l'imprévu, à profiter de l'occasion. Alors que la devise emblématique du travail producteur de plus-value devient, sarcastiquement, « politique d'abord ! », la politique au sens strict est destituée ou paralysée.

Le slogan capitaliste sur la « qualité totale » est-il autre chose que la volonté de mettre au travail tout ce qui traditionnellement s'exile du travail, de l'habileté communicative au goût pour l'Action? Et comment peut-on intégrer toute l'expérience de l'individu dans le processus productif, sinon en obligeant justement cet individu à une succession de variations sur un thème, performances et autres improvisations ? Une telle succession, qui parodie l'autoréalisation, n'est autre en réalité qu'un assujettissement porté à son comble. Nul n'est plus démuni que celui qui voit sa propre relation à la « présence de l'autre », c'est-à-dire son propre « prendre langue », réduit à un travail salarié12.

 

3. L'intellect public, partition des virtuoses. 

Quelle est la partition que les travailleurs postfordistes ne cessent d'exécuter depuis qu'on les incite à faire preuve de virtuosité ? On pourrait répondre, brièvement : la partition sui generis du travail contemporain, c'est l'Intellect en tant qu'Intellect public, general intellect, savoir social global, compétence linguistique commune. Ce à quoi il faudrait ajouter : la production exige la virtuosité et introduit, de fait, de nombreux traits propres à l'action politique, justement et uniquement parce que l'Intellect est devenu la principale force productive, la prémisse et l'épicentre de toute poiesis.

Hannah Arendt répugne à cette idée d'un intellect public. Elle se refuse à en tenir compte. Pour elle, la réflexion, la pensée ou, pour reprendre son expression, la « vie de l'esprit », n'ont rien en commun avec cette « attention aux affaires courantes » impliquant « l'exhibition aux yeux des autres ». Marx, au contraire, restitue l'intrusion de l'Intellect dans le monde des apparences tout d'abord par le concept d'« abstraction réelle », puis et surtout, par celui de general intellect. Alors que l'abstraction réelle est un fait empirique (l'échange d'équivalents, par exemple) qui possède la structure raréfiée d'une pensée pure, le general intellect désigne plutôt le stade au cours duquel ce sont les pensées pures, comme telles, qui ont la valeur et l'incidence typiques des faits (ou, si l'on veut, le stade au cours duquel les abstractions mentales sont immédiatement, par elles-mêmes, des abstractions réelles).

Mais Marx conçoit le general intellect comme une « capacité scientifique objectivée » dans le système des machines et donc comme capital fixe. De cette manière, il réduit la manifestation ou le caractère public de l'Intellect à l'application technologique des sciences naturelles au processus productif. L'avancée décisive consiste au contraire à donner une importance plus grande au côté par lequel le general intellect se présente finalement comme attribut direct du travail vivant, répertoire de l'intelligentsia diffuse, partition qui rassemble une multitude, plutôt que comme machina machinarum. Ce à quoi nous oblige l'analyse de la production postfordiste ; et de fait, y tiennent un rôle décisif des constellations conceptuelles et des schémas de pensée qui ne peuvent jamais se réduire à un capital fixe, étant inséparables de l'interaction d'une quantité diversifiée de sujets vivants. L'érudition scientifique du simple travailleur n'est évidemment pas en question ici. Ce qui vient au premier plan, accédant au statut de ressource publique, ce sont seulement (et ce « seulement » est de grande importance) les aptitudes générales de l'esprit : faculté de langage, disposition à l'apprentissage, capacité d'abstraction et de mise en relation, accès à l'autoréflexion.

Par l'expression general intellect, il faut entendre, littéralement, « intellect en général. » Or, il va de soi que l'Intellect-en-général ne constitue une « partition » qu'au sens large du terme. Il ne s'agit certes pas d'une composition spécifique (les Variations Goldberg de Bach, par exemple) interprétée par quelqu'un dont les compétences ne souffrent aucune comparaison (Glenn Gould, par exemple), mais plutôt d'une simple faculté, ou, plus précisément, de cette faculté qui rend possible toute composition (et toute expérience). L'exécution virtuose, qui ne donne jamais lieu à une œuvre, ne peut pas même, dans ce cas, la présupposer. Elle consiste à faire résonner l'Intellect en tant qu'aptitude. Sa seule partition est, comme telle, la condition de possibilité de toutes les partitions. Cette virtuosité n'a rien d'exceptionnelle ; elle ne nécessite pas un talent particulier. Il suffit de penser à l'acte par lequel un être parlant quelconque puise dans l'inexorable potentialité du langage (le contraire d'une « œuvre » définie) pour exécuter une énonciation contingente et unique.

 

3.1 L'intellect devient public quand il s'unit au Travail ; alors, toutefois, son caractère public typique est également inhibé et déformé. Sans cesse rappelé en tant que force productive, il est sans cesse de nouveau aboli en tant que sphère publique proprement dite, racine éventuelle de l'Action politique, principe constitutionnel différent.

Le general intellect est le fondement d'une coopération sociale plus ample que celle spécifique au champ du travail. Plus ample et, en même temps, absolument hétérogène. Alors que les connexions du processus productif se fondent sur la division technique et hiérarchique des attributions, l'« action-de-concert », centrée sur le general intellect, part de la participation commune à la « vie de l'esprit », c'est-à-dire de la répartition préalable d'aptitudes communicatives et cognitives. Toutefois, la coopération excédante de l'Intellect, au lieu d'abolir les contraintes de la production capitaliste, apparaît comme sa ressource la plus précieuse. Son caractère hétérogène est sans voix et sans apparence. Plus encore, dans la mesure où la manifestation de l'Intellect devient le réquisit technique préalable du Travail, l'« action-de-concert » qu'elle suscite hors du temps de travail est à son tour soumise aux critères et aux hiérarchies qui caractérisent le régime de l'usine.

Les deux principales conséquences de cette situation paradoxale concernent d'une part, la nature et la forme du pouvoir politique, d'autre part, la nature effective du régime postfordiste.

Première conséquence. Le caractère public particulier de l'Intellect, privé d'une expression qui lui soit propre par ce Travail qui, pourtant, l'invoque comme force productive, se manifeste indirectement dans le domaine de l'État à travers la croissance hypertrophique des appareils administratifs. C'est l'administration, et non plus le système politico-parlementaire, qui constitue le cœur de l'étaticité, mais aussi, précisément parce qu'elle représente une concrétion autoritaire du general intellect, le point de fusion entre savoir et commandement, l'image inversée de la coopération excédante. Certes, le poids croissant et déterminant de la bureaucratie dans le « corps politique », la prééminence du décret par rapport à la loi, ont été signalés à plusieurs reprises au cours des dernières décennies, toutefois, nous voudrions ici indiquer un nouveau seuil. En deux mots, il ne s'agit plus des processus bien connus de rationalisation de l'État mais, à l'inverse, de l'avènement de l'étatisation de l'Intellect dont il faut désormais prendre acte. L'ancienne expression « raison d'État » acquiert pour la première fois un sens non métaphorique. Si Hobbes et les autres grands théoriciens de l'« unité politique » voyaient le principe de légitimation du pouvoir absolu dans le transfert du droit naturel de chaque individu dans la personne du souverain, il conviendrait désormais de parler, au contraire, d'un transfert de l'Intellect, ou mieux encore, de son caractère public, immédiat et irréductible, dans l'Administration de l'État.

Seconde conséquence. Puisque l'« espace publiquement organisé » ouvert par l'Intellect est chaque fois réduit à une coopération dans le domaine du travail, c'est-à-dire à un réseau compact de relations hiérarchiques, la fonction dirimante de la « présence d'autrui » dans toutes les opérations productives concrètes prend la forme de la dépendance personnelle. En d'autres termes, l'activité virtuose se donne à voir comme travail servile universel. L'affinité entre le pianiste et le garçon de café, que Marx avait entrevue, trouve une confirmation inédite à une époque où le travailleur salarié s'apparente à l'« artiste-interprète ». Quand « le produit est inséparable de l'acte de production », cet acte met en cause la personne de celui qui l'accomplit et, surtout, son propre rapport à celui qui lui a commandé de le faire ou à qui il est destiné. Si, d'un côté, la mise au travail de ce qui est commun, c'est-à-dire de l'Intellect et du Langage, confère un caractère fictif à la division technique impersonnelle des attributions, de l'autre, cette communauté, qui ne se traduit pas dans une « sphère publique » (c'est-à-dire dans une communauté politique), induit une personnalisation visqueuse de l'assujettissement13.

 

4. Exode.

 La clef de voûte de l'action politique (et même la seule démarche qui puisse la soustraire à la paralysie actuelle) consiste à développer le caractère public de l'Intellect en dehors du travail et en opposition à celui-ci. La démarche se présente sous deux profils distincts, mais également en étroite complémentarité. D'une part, le general intellect ne s'affirme comme sphère publique autonome, en évitant donc le « transfert » de son propre pouvoir dans le pouvoir absolu de l'Administration, que si le lien qui le rattache à la production de marchandise et au travail salarié est rompu. D'autre part, la subversion des rapports capitalistes de production ne peut se manifester, désormais, qu'avec l'institution d'une sphère publique non étatique, d'une communauté politique fondée sur le general intellect. Les traits marquants de l'expérience postfordiste (virtuosité servile, valorisation de la faculté de langage, relation inévitable avec la « présence d'autrui », etc.) postulent, comme contre-pas conflictuel, rien de moins qu'une forme radicalement nouvelle de démocratie.

J'appelle « Exode » la défection de masse hors de l'État, l'alliance entre le general intellect et l'Action politique, le transit vers la sphère publique de l'Intellect. Le terme ne désigne nullement donc, une simple stratégie existentielle, pas plus qu'une sortie discrète par une porte dérobée, ou encore la recherche de quelque interstice à l'intérieur duquel nous pourrions nous réfugier. Par « Exode » j'entends, au contraire, un modèle d'action à part entière, capable de se mesurer aux « choses ultimes » de la politique moderne, aux grands thèmes développés par Hobbes, Rousseau, Lénine, Schmitt (aux couples ¤ondamentaux tels que commandement/obéissance, public/privé, ami/ennemi, consensus/violence, etc.). Aujourd'hui, d'une manière peu différente de ce qui eut lieu au xviie siècle sous la pression des guerres civiles, on peut définir à nouveau un cadre des affaires communes. Un telle définition doit mettre à jour l'occasion de liberté contenue dans cet entrelacs inédit entre Travail, Action et Intellect que, jusqu'à présent, nous n'avons fait au contraire que subir.

 

4.1. L'Exode c'est la fondation d'une République. Mais l'idée même de « république » exige de prendre congé de l'organisation étatique. République et, dans ce cas, non plus État. Ainsi, l'action politique de l'exode consiste en une soustraction entreprenante. Seul celui qui s'accorde un chemin de fuite peut fonder ; mais, réciproquement, seul celui qui fonde parvient à trouver le passage pour quitter l'Égypte. Dans ce qui suit, nous voudrions définir le thème de l'Exode, c'est-à-dire de l'Action en tant que soustraction entreprenante (ou congé fondateur), à travers une série de mots-clefs. En voici les principaux : Désobéissance, Intempérance, Multitude, Soviet, Exemple, Droit de Résistance, Miracle.

 

5. La vertu de l'intempérance.

 Aujourd'hui, la « désobéissance civile » constitue la forme fondamentale et incontournable de l'action politique. À condition, toutefois, de la concevoir hors de la tradition libérale dont elle est issue. Il ne s'agit pas de refuser une loi spécifique parce qu'elle est incohérente ou contradictoire par rapport à d'autres normes fondamentales, comme, par exemple, le diktat constitutionnel : dans ce cas, en effet, l'insoumission témoignerait uniquement d'une plus profonde loyauté envers l'ordre étatique. Inversement, pour modérées que puissent être ses différentes manifestations, la Désobéissance radicale qui nous intéresse ici doit remettre en question la faculté même de commander de l'État.

Selon Hobbes, l'institution du « corps politique » nous oblige à obéir avant même de savoir ce qui nous sera commandé : « L'obligation d'obéissance, selon laquelle les lois civiles sont valides, précède toute loi civile14. » C'est pourquoi il ne se trouvera jamais de loi particulière nous sommant explicitement de ne pas nous révolter. Si l'acceptation inconditionnée du commandement n'était pas déjà présupposée, les dispositions législatives concrètes (y compris évidemment celle qui ânonne bêtement « tu ne te révolteras point ») n'auraient aucune valeur. Hobbes soutient que le lien originel d'obéissance découle de la « loi naturelle », c'est-à-dire de l'intérêt commun à l'auto-conservation et à la sécurité. Mais il s'empresse d'ajouter que la loi « naturelle », c'est-à-dire la super-loi qui commande d'obéir à tous les ordres du souverain, ne devient effective « que lorsqu'on est sorti de l'état de nature, et donc lorsque l'État est déjà institué ». Authentique paradoxe ! L'obligation d'obéissance est à la fois cause et effet de l'existence de l'État, elle est soutenue par ce dont elle constitue le fondement, précède et suit simultanément la formation du « suprême empire ».

L'Action politique vise l'obéissance préalable et sans contenu sur la seule base de laquelle peut se développer par la suite la dialectique mélancolique d'acquiescement et de « transgression ». Contrevenant à une prescription particulière sur le démantèlement de l'assistance sanitaire ou sur le blocus de l'émigration, on remonte au présupposé caché de toute prescription impérative et on en entame la vigueur. Même la Désobéissance radicale « précède les lois civiles » puisqu'elle ne se contente pas de les transgresser, mais en appelle au fondement même de leur validité.

 

5.1. Pour justifier l'obligation préventive de soumission, un Hobbes millénariste devrait faire appel à la rationalité technique du processus productif, c'est-à-dire à l'« intellect général » en tant qu'organisation despotique du Travail salarié, plutôt qu'à une « loi naturelle ». La « loi du general intellect », tout comme la loi « naturelle », a une structure paradoxale : si elle semble fonder le commandement de l'Administration étatique, en exigeant le respect de toutes ses décisions, elle se présente, par contre, comme une loi véritable uniquement parce que (et après que) l'Administration exerce déjà un commandement sans condition.

La désobéissance radicale rompt ce cercle virtuose selon lequel l'Intellect public se donne, en même temps, comme prémisse et comme conséquence de l'État. Elle le rompt par le double mouvement auquel nous avons fait allusion précédemment. Mais elle met surtout en lumière et développe positivement les aspects du general intellect qui jurent avec la permanence ultérieure du Travail salarié. Sur cette base, elle valorise la puissance pratique de l'Intellect contre la faculté décisionnelle de l'Administration. Détaché de la production de plus-value, l'Intellect n'est plus la « loi naturelle » du capitalisme tardif, mais la matrice d'une République non étatique.

 

5.2. Les conflits sociaux qui se manifestent non pas seulement et non pas tant comme protestation, mais surtout comme défection (ou pour reprendre l'expression de Albert O. Hirschman15, non comme voice, mais comme exit) sont un terrain de culture de la Désobéissance.

Rien n'est moins passif que la fuite. La défection modifie les conditions dans lesquelles le conflit a lieu, plutôt que de les présupposer comme un horizon fixe ; elle modifie le conflit dans lequel s'inscrit un problème, au lieu d'affronter ce dernier en choisissant telle ou telle solution préétablie. En bref, la défection consiste en une invention sans préjugés qui modifie les règles du jeu et affole la boussole de l'adversaire. Il suffit de penser à la fuite massive, hors du régime de l'usine, des ouvriers américains au milieu du xixe siècle : outrepassant la « frontière » pour coloniser des terres à bas prix, ils saisirent l'occasion, véritablement extraordinaire, de rendre réversible leur propre condition de départ16.

Quelque chose de semblable a eu lieu à la fin des années soixante-dix, en Italie, quand la force de travail des jeunes, contre toute attente, préféra la précarité et le part-time à l'emploi fixe dans la grande entreprise. Même pour un temps très bref, la mobilité d'occupation fonctionna comme ressource politique, provocant l'éclipse de la discipline industrielle et permettant un certain degré d'autodétermination. Dans ce cas aussi, les rôles préétablis furent désertés, et un territoire jusqu'alors inconnu sur les cartes officielles fut colonisé.

La défection est aux antipodes de la formule désespérée : «Nous n'avons que nos chaînes à perdre. » Elle s'établit même sur une richesse latente, sur une exubérance de possibilités, en somme sur le principe du tertium datur. Mais quelle est, à l'époque postfordiste, l'abondance virtuelle qui sollicite l'option fuite au détriment de l'option résistance ? Ce qui est en jeu n'est certes pas une « frontière » spatiale, mais le surplus de savoir, de communication, d'« action-de-concert » impliqué par le caractère public du general intellect. L'acte d'imagination collective que nous appelons « défection » donne une expression autonome, affirmative, de grande importance à ce surplus, en empêchant ainsi son « transfert » dans le pouvoir de l'Administration étatique.

La Désobéissance radicale implique, donc, un ensemble d'actions positives. Ce n'est pas une omission démesurée, mais une entreprise. L'ordre souverain reste non exécuté parce qu'on s'est surtout par trop préoccupé de présenter d'une manière différente la question que l'on prétendait abolir.

 

5. 3. Il convient de rappeler la distinction – très nette dans l'éthique antique, mais par la suite presque toujours oubliée – entre « intempérance » et « incontinence ». Tandis que ce dernier terme signifie un vulgaire dérèglement, une méconnaissance des lois, un consentement à la convoitise la plus immédiate, l'Intempérance consiste au contraire à opposer une connaissance intellectuelle à la norme éthique et politique. Comme principe inspirant l'action, on adopte une prémisse « théorétique » à la place d'une « pratique », avec des conséquences extravagantes et dangereuses pour l'harmonie de la vie sociale. Pour Aristote, l'intempérant est un vicieux, parce qu'il juxtapose et confond deux types de discours essentiellement différents17. Il n'ignore pas la loi, ni ne se contente de la contester, mais il la discrédite de la manière la plus grave dès lors qu'il fait dériver une conduite publique de cet Intellect pur qui, jouissant d'un cadre propre, ne devrait pas interférer avec les événements de la polis.

L'Intempérance est la vertu cardinale de l'Exode. L'obligation préliminaire d'obéissance à l'égard de l'État n'est pas refusée par incontinence, mais au nom de la connexion systématique entre Intellect et Action politique. Chaque défection constructive fait appel à la réalité apparente du general intellect, tirant d'elle des conséquences pratiques en rupture avec les « lois civiles ». Dans le recours intempérant à l'Intellect-en-général se profile enfin une virtuosité non servile.

 

6. Multitude, « general intellect », république.

 Le contraste politique décisif est celui qui oppose la Multitude au Peuple. Le concept de « peuple », selon Hobbes (mais aussi pour une bonne partie des tenants de la tradition démocratico-socialiste), est en corrélation étroite avec l'existence de l'État ; il en est même une réverbération : « Le peuple est quelque chose d'unique, qui a une volonté unique, et à qui on peut attribuer une volonté unique. Le peuple règne dans tout État » ; et, inversement : « Le roi, c'est le peuple18. » La cantilène progressiste sur la « souveraineté populaire » a comme amer contrepoint l'identification du peuple avec le souverain, ou, si l'on préfère, la popularité du roi. La Multitude, au contraire, a en horreur l'unité politique, elle est réticente à l'obéissance, ne consent jamais au statut de personne juridique ni, de ce fait, « ne peut promettre, ni pactiser, ni acquérir et transmettre des droits ». Elle est antiétatique, mais aussi, de ce fait, antipopulaire : « Les citoyens, quand ils se rebellent contre l'État, sont la multitude contre le peuple19. »

Pour les apologistes du pouvoir souverain du xviie siècle, «multitude » est un concept limite purement négatif : relent de l'état de nature dans la société civile, détritus persistant mais informe, métaphore de la crise possible. Par la suite, la pensée libérale a apprivoisé l'inquiétude provoquée par cette « multitude » grâce à la dichotomie public/privé. Privée – littéralement « dépourvue de visage et de voix », et juridiquement « étrangère à la sphère des affaires communes » – telle est la multitude. À son tour, la théorie démocratico-socialiste a brandi le couple collectif/individuel : tandis que la collectivité des « producteurs » (dernière incarnation du Peuple) s'identifie avec l'État, peu importe si celui-ci est incarné par Alain Juppé20 ou par Honnecker, la Multitude est confinée dans l'enclos de l'expérience « individuelle ». Elle est condamnée à l'impuissance.

Ce destin de marginalité prend fin aujourd'hui. La multitude, à défaut de constituer un antécédent « naturel », se présente comme un résultat historique, un aboutissement mature des transformations intervenues dans le processus productif et les formes de vie. La « multitude » entre en scène ; elle devient le protagoniste absolu, tandis que se consume la crise de la société du Travail. La coopération sociale postfordiste, abrogeant la frontière entre temps de production et temps personnel, ainsi que la distinction entre qualités professionnelles et aptitudes politiques, crée une espèce nouvelle par rapport à laquelle les dichotomies public/privé, collectif/individuel semblent des farces. Ni « producteurs » ni citoyens, les virtuoses modernes accèdent, en dernier recours, au rang de Multitude.

Il s'agit d'une issue durable, et non d'un intermède mouvementé. En effet, la nouvelle Multitude n'est pas un tourbillon d'atomes qui manque encore d'unité, mais la forme d'existence politique qui s'affirme à partir d'une Unité radicalement hétérogène par rapport à l'État : l'Intellect public. La multitude ne conclut pas de pactes, elle ne transfère pas de droits au souverain, parce qu'elle dispose déjà d'une « partition » commune ; elle ne converge jamais vers une volonté générale parce qu'elle partage déjà un general intellect.

 

6.1. La Multitude obstrue et démonte les mécanismes de la représentation politique. Elle s'exprime comme un ensemble de « minorités agissantes », dont aucune n'aspire, pourtant, à se transformer en majorité. Elle développe un pouvoir réfractaire à l'idée de devenir gouvernement.

Le fait est que chacun des éléments de la multitude semble inséparable de la « présence des autres », inconcevable en dehors de la coopération linguistique ou de l'« action-de-concert » qu'implique cette présence. Mais, à la différence du temps de travail ou du droit de citoyenneté individuels, la coopération n'est pas une « substance » extrapolable ou commuable. Elle peut être soumise, certes, mais non représentée, ni encore moins déléguée. La Multitude, qui a son mode d'être exclusif dans l'« action-de-concert », est infiltrée par toutes sortes de kapos et autres Quislings en puissance, mais n'accrédite pas de contre-figures ou de prête-noms.

Les États de l'Occident développé se conforment désormais à l'irreprésentabilité politique de la force-travail postfordiste ; ils s'en renforcent même et en tirent une légitimation paradoxale de leur restructuration autoritaire. La crise radicale et irréversible de la représentation donne l'occasion de liquider tout simulacre résiduel de « sphère publique », pour développer outre mesure, comme on l'a dit, les prérogatives de l'Administration au détriment du cadre politico-parlementaire, pour rendre coutumier l'état d'urgence. Les réformes institutionnelles concoctent des règles et des procédures nécessaires pour gouverner une Multitude sur laquelle on ne peut plus appliquer la physionomie tranquillisante du Peuple.

Interprété par l'État post-keynésien, l'affaiblissement structurel de la démocratie représentative se donne à voir comme un rétrécissement tendanciel de la démocratie tout court. Il va de soi, toutefois, qu'une opposition à ce cours, si elle est conduite au nom des valeurs de la représentation, est aussi peu efficace qu'elle est pathétique. Aussi efficace qu'une campagne d'incitation à la chasteté à l'intention des pigeons. L'instance démocratique coïncide aujourd'hui avec l'élaboration et l'expérimentation de formes de démocratie non représentative et extraparlementaire. Le reste n'est que pétulant bavardage.

 

6.2. La démocratie de la Multitude prend au sérieux le diagnostic que proposa, non sans quelque amertume, Carl Schmitt dans les dernières années de sa vie : « L'ère de l'État est à son déclin [...]. L'État, modèle de l'unité politique, et investi d'un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, est détrôné21. » Avec un additif d'importance : le monopole de la décision n'est véritablement soustrait à l'État qu'à la seule condition qu'il cesse une fois pour toutes d'être un monopole. La sphère publique de l'Intellect, c'est-à-dire la « république de la multitude », est une force centrifuge : elle exclut non seulement la permanence, mais aussi la reconstitution, sous quelque forme que ce soit, d'un « corps politique » unitaire. La conspiration républicaine, pour donner une suite durable à l'impulsion antimonopoliste, s'incarne dans ces organismes démocratiques qui, étant non représentatifs, empêchent justement toute répétition de l'« unité politique ».

Le mépris de Hobbes pour les « systèmes politiques irréguliers » est bien connu. Leur caractéristique la plus gênante est d'abriter la Multitude au sein du Peuple : « Rien d'autre que ligues ou quelquefois de simples regroupements de personnes, privées d'une union finalisée en vue de quelque dessein particulier ou déterminée par des obligations réciproques22. » Eh bien, la République de la Multitude consiste précisément en structures de ce genre : ligues, conseils, soviets. À la seule différence qu'il ne s'agit certainement pas de regroupements éphémères dont le développement ne perturbe nullement les rites de la souveraineté, contrairement au jugement malveillant de Hobbes. Les ligues, les conseils, les soviets – en somme les organes de la démocratie non représentative – confèrent plutôt une expression politique à l'action-de-concert qui, ayant pour trame le general intellect, jouit toujours plus d'une publicité très différente de celle qui est concentrée dans la personne du souverain. La sphère publique que dessinent les « rassemblements» débarrassés des « obligations réciproques » détermine la solitude du roi, c'est-à-dire réduit la Compagnie de l'État à une bande de banlieue des plus fermées, imbue de pouvoir mais marginale.

Les soviets de la Multitude entrent en conflit avec l'appareil administratif de l'État, afin d'en consumer les prérogatives et d'en absorber les compétences. Ils traduisent en praxis républicaine, c'est-à-dire en attention aux affaires communes, ces mêmes ressources de base – savoir, communication, rapport avec la « présence d'autrui » – qui tiennent boutique dans la production postfordiste. Ils libèrent la coopération virtuose des liens actuels avec le travail salarié, montrant par des actions positives à quel point l'une excède et contredit l'autre.

À la représentation et à la délégation, les Soviets opposent un style opérationnel bien plus complexe, concentré sur l'Exemple et sur la reproductibilité politique. Est exemplaire l'initiative pratique qui, en montrant dans un cas particulier l'alliance possible entre general intellect et République, acquiert l'autorité du prototype et non la normativité de l'ordre. À propos de la distribution du revenu ou de l'organisation scolaire, du fonctionnement des médias ou de l'agencement urbain, les soviets élaborent des actions paradigmatiques, capables de révéler un nouvel agencement des savoirs, des propensions éthiques, des techniques et des désirs. L'exemple n'est pas l'application empirique d'un concept universel, mais la singularité et le caractère accompli que, d'ordinaire, en parlant de la « vie de l'esprit», nous attribuons à une idée. C'est en somme une « espèce » constituée d'un seul individu. Par ce fait, l'Exemple peut être politiquement reproduit, mais jamais intégré dans un « programme général » omnivore.

 

7. Droit de résistance.

L'atrophie de l'action politique a pour corollaire la conviction qu'il n'y a plus d'« ennemi », mais simplement des interlocuteurs incohérents, séduits par l'équivoque et non encore éclairés. L'abandon de la notion d'« inimitié », jugée trop forte et en tout cas déplacée, trahit un optimisme considérable. On considère « qu'il faut nager dans le sens du courant » (c'est le reproche que faisait Walter Benjamin à la social-démocratie allemande dans les années trente23), et peu importe si le « courant » bienveillant prend des noms différents : le progrès, le développement des forces productives, l'identification d'une forme de vie qui échappe à l'inauthenticité, le general intellect. Naturellement, la possibilité de ne pas parvenir à nager du tout, c'est-à-dire de ne pas savoir définir en termes clairs et distincts en quoi consiste la politique adéquate pour notre temps, peut être prise en considération. Toutefois, cette précaution n'élimine pas, mais corrobore la persuasion fondamentale : pour autant que l'on veuille bien apprendre à « nager », donc pour autant que l'on pense bel et bien à la liberté possible, le « courant » nous poussera irrésistiblement en avant. On ne tient nullement compte, au contraire, de l'interdiction que les institutions, les intérêts, les forces matérielles opposent au nageur averti ; on ignore précisément la catastrophe qui frappe souvent et seulement celui qui a vu juste. Mais il y a pis : celui qui ne se préoccupe pas de définir la nature spécifique de l'ennemi, ni les lieux dans lesquels s'ancre son pouvoir et les liens de plus en plus serrés qu'il impose, n'est pas véritablement en mesure d'indiquer l'instance positive pour laquelle il faut se battre, le mode d'être alternatif qui mérite qu'on espère.

La théorie de l'Exode redonne toute sa prégnance au concept d'« inimitié », tout en soulignant ses traits caractéristiques, alors que « l'ère de l'État est à son déclin ». Comment se manifeste le rapport ami/ennemi pour la Multitude postfordiste, qui, si elle tend certainement à désagréger le « suprême empire », n'est pas pour autant disposée à devenir à son tour État ?

 

7.1. Il faut reconnaître, en premier lieu, un changement dans la géométrie de l'hostilité. L'« ennemi » n'apparaît plus comme la droite parallèle, ou l'interface spéculaire qui s'oppose point par point à la tranchée ou aux casemates occupées par les « amis », mais comme le segment qui croise en plusieurs endroits une ligne de fuite sinusoïdale. Ce qui donne lieu, surtout parce que les amis désertent les positions prévisibles, à une séquence de défections constructives. En termes militaires, l'« ennemi » contemporain ne cesse d'imiter l'armée du pharaon : il pourchasse les fuyards, les déserteurs, mais ne parvient jamais à les précéder ou à les affronter. Or, le fait même que l'hostilité devient asymétrique, oblige à attribuer un statut autonome au concept d'« amitié », l'affranchissant de celui, subalterne et parasite, que lui confère Carl Schmitt. Loin de n'avoir pour seule caractéristique que celle de partager le même ennemi, l'ami est défini par les relations de solidarité qui s'établissent au cours de la fuite, par la nécessité d'inventer ensemble des opportunités jusqu'alors non comptabilisées, par la participation commune à la République. L'« amitié » a toujours une extension plus ample du « front » le long duquel le pharaon multiplie ses coups de force. Mais cette extension n'implique nullement une douce indifférence sur la ligne de feu. Au contraire, l'asymétrie permet de prendre à revers l'« ennemi », en le trompant et en aveuglant celui qui veut se perdre.

En second lieu, il faut définir avec la plus grande précision quelle est, aujourd'hui, la gradation de l'hostilité. Pour obtenir un effet de contraste, la distinction proverbiale que fait Schmitt entre inimitié relative et inimitié absolue nous sera utile24. Au xviiie siècle, les guerres européennes entre états furent circonscrites et réglées par des critères agonistiques, selon lesquels chaque belligérant reconnaissait l'autre comme le titulaire légitime de la souveraineté, et donc comme un sujet de prérogatives semblables. Heureux temps, dit Schmitt, mais irrévocablement passés. Dans notre siècle, les révolutions prolétariennes ont lâcher le frein de l'hostilité, élevant la guerre civile au rang de modèle implicite de tout conflit. Lorsque la mise en jeu est le pouvoir d'état, c'est-à-dire la souveraineté, l'inimitié devient absolue. Mais l'« échelle de Richter » élaborée par Schmitt est-elle encore valable ? Il y a de fortes raisons d'en douter, dans la mesure où elle ignore le mouvement tellurique vraiment décisif : un genre d'hostilité qui n'aspire pas à assurer à de nouvelles mains le monopole de la décision politique, mais qui en revendique l'abrogation.

Le modèle de l'inimitié « absolue » est caduc, non pas parce qu'il est extrêmiste ou cruel, mais, paradoxalement parce qu'il est bien trop peu radical. La Multitude républicaine, en effet, tend à détruire ce qui constitue le prix convoité du vainqueur. La guerre civile convient parfaitement aux vengeances ethniques, dans lesquelles on décide encore de qui sera le souverain, mais elle semble tout à fait incongrue aux conflits qui, en minant l'ordre économico-juridique de l'État capitaliste, révoquent la souveraineté comme telle. Les différentes « minorités agissantes » multiplient les centres non étatiques de décision politique, sans pour autant projeter la formation d'une nouvelle volonté générale (et même en la destituant de tout fondement). Ceci comporte la priorité établie d'un état intermédiaire entre guerre et paix. Si, pour se garantir « le plus extraordinaire de tous les monopoles », le conflit ne prévoit d'autre conclusion qu'une victoire absolue ou une défaite absolue, inversement, l'instance de plus grande radicalité, c'est-à-dire celle antimonopole, alterne la rupture avec la tractation, l'intransigeance n'excluant aucun moyen avec le compromis nécessaire pour découper des zones franches et des cadres neutres. Ni « relative » au sens du jus publicum europaeum qui jadis tempéra les conflits entre les Etats souverains, ni « absolue » à la manière des guerres civiles, l'inimitié de la Multitude peut se dire tout au plus réactive de manière illimitée.

 

7.2. La nouvelle géométrie et la nouvelle gradation de l'hostilité, loin d'inciter à l'inaction, exigent une très précise redéfinition du rôle tenu par la violence dans l'action politique. Puisque l'Exode est une soustraction entreprenante, le recours à la force ne sera plus mesuré à l'aune de la conquête du pouvoir d'État dans le pays du pharaon, mais à celle de la sauvegarde des formes de vie et des relations communautaires expérimentées tout au long du chemin. Ce sont les œuvres de l'amitié qui méritent d'être défendues coûte que coûte. La violence n'est pas tendue vers des lendemains qui chantent, mais elle assure respect et persistance à ce qui a été entrepris hier. Elle n'innove pas, mais prolonge quelque chose qui est déjà là : expressions autonomes de l'« action-de-concert » fondée sur le general intellect, organismes de démocratie non représentative, formes d'assistance et de protection réciproques (de welfare, en somme) sorties en dehors et contre l'administration de l'État. Il s'agit donc d'une violence conservatrice.

Il est une catégorie politique prémoderne qui s'adapte parfaitement aux conflits extrêmes de la métropole postfordiste : le jus resistentiae, le « droit de résistance ». Par une telle expression, on n'entendait certes pas la simple faculté de réagir en cas d'agression. Mais pas non plus un soulèvement général contre le pouvoir constitué : la différence par rapport à la seditio et à la rebellio est nette. Le « droit de résistance » a une signification très spécifique et très subtile. Il permet l'exercice de la violence chaque fois qu'une corporation d'artisans, ou toute la communauté, ou même les différents individus, considèrent que certaines de leurs prérogatives positives, acquises de fait ou admises par tradition, sont altérées par le pouvoir central. Le point fort réside, donc, dans le fait de préserver une transformation déjà advenue, de sanctionner un comportement commun déjà attesté. Étroitement lié à la Désobéissance radicale et à la vertu de l'intempérance, le jus resistentiae résonne aujourd'hui comme l'expression ultime et la plus à jour sur le thème de la légalité ou de l'illégalité. La fondation de la République, si elle écarte la perspective de la guerre civile, suppose pourtant un droit de résistance illimité.

 

8. Attendu imprévu.

Travail, Action, Intellect : sur le modèle d'une tradition qui remonte à Aristote et qui fut valable encore comme common sense pour la génération qui eut accès à la politique dans les années soixante, Hannah Arendt établit une séparation nette entre ces trois sphères de l'expérience humaine, en montrant leur incommensurabilité réciproque. Bien qu'adjacents et même se superposant, ces différents cadres sont essentiellement non reliés. Ils s'excluent même l'un l'autre : si on fait de la politique, on ne produit pas et on ne se consacre pas à la contemplation intellectuelle ; quand on travaille, on n'agit pas politiquement en s'exposant à la présence des autres, et on ne participe pas à la « vie de l'esprit » ; celui qui se consacre à la réflexion pure se soustrait provisoirement du monde des apparences et donc ni n'agit, ni ne produit. Chacun son lot, semble dire l'auteur de la Vie active, et chacun pour soi. Pourtant, alors qu'elle revendique avec une passion admirable la valeur spécifique de l'Action politique, se battant contre sa récupération dans la société de masse, Arendt suppose préalablement que les deux autres sphères fondamentales, Travail et Intellect, sont restées inchangées sur le plan de leur structure qualitative. Certes, le travail s'est étendu outre mesure ; certes, la pensée connaît une situation de pénurie et d'échec : mais il ne s'agit que d'un simple changement organique avec la nature, un métabolisme social, une production de nouveaux objets, et c'est encore une activité solitaire, étrangère en soi à l'attention portée aux affaires communes.

Il apparaît évidemment que ce que nous avons voulu développer ici s'oppose radicalement au schéma conceptuel proposé par Arendt et à la tradition dont elle s'inspire. Récapitulons brièvement. La décadence de l'Action politique dépend des modifications qualitatives intervenues tant dans la sphère du travail que dans celle de l'intellect, dès lors que l'on a établi une intimité étroite entre l'une et l'autre. Lié au travail, l'Intellect (comme aptitude ou faculté, et non pas en tant que répertoire de connaissances spéciales) devient public, apparent, mondain, c'est-à-dire que sa nature de ressource partagée ou de bien commun passe au premier plan. Réciproquement, quand la puissance du general intellect constitue le « maître pilier de la production sociale », le Travail prend l'aspect d'une activité-sans-œuvre, ressemblant en tout point à ces exécutions de virtuose fondées sur une relation nécessaire avec la « présence d'autrui ». Mais qu'est-ce que la virtuosité, sinon le trait caractéristique de l'action politique ? Il faut conclure, pourtant, que la production postfordiste a absorbé en soi les modalités typiques de l'Action et, de fait, en a décrété l'éclipse. Naturellement, cette métamorphose n'a rien d'une émancipation : dans le cadre du travail salarié, la relation virtuose avec la présence d'autrui se traduit en dépendance personnelle ; l'activité sans œuvre, qui rappelle de près la pratique politique, est réduite à une prestation servile des plus moderne.

Dans la seconde partie de cet essai, nous avons soutenu que l'Action politique est rachetée lorsqu'elle s'allie à l'Intellect public (lorsque, donc, un tel Intellect est séparé du travail salarié et, même, en entreprend la critique avec la délicatesse d'un acide corrosif). L'Action consiste, enfin, dans le fait d'articuler le general intellect avec la sphère publique non étatique, le cadre des affaires communes, la République. L'Exode, dans le cours duquel se réalise la nouvelle alliance entre Intellect et Action a certaines étoiles fixes dans son ciel : Désobéissance radicale, Intempérance, Multitude, Soviet, Exemple, Droit de résistance. Ces catégories désignent une théorie politique à venir qui saurait affronter la crise européenne de notre fin de siècle, en proposant une solution radicalement antihobbesienne.

 

8.1. L'Action politique, affirme Arendt, est un nouveau commencement qui interrompt et contredit des processus automatiques désormais consolidés. L'Action tient, donc, d'une certaine manière, du miracle, puisque, tout comme celui-ci, elle est inattendue et surprenante25. Aussi, pour conclure, faut-il maintenant se demander si le thème du Miracle n'appartient pas à la théorie de l'Exode, quant au reste inconciliable avec la position arendtienne.

Il s'agit, bien entendu, d'un thème récurrent dans la grande pensée politique, et surtout dans la pensée réactionnaire. Pour Hobbes, c'est le souverain qui décide quels événements méritent le statut de miracle, c'est-à-dire transcendent les règles ordinaires. Inversement, les miracles cessent aussitôt que le souverain les interdit26. Schmitt se place sur la même ligne, comme on le sait, quand il identifie le noyau du pouvoir dans la faculté de proclamer l'état d'exception en suspendant l'ordre constitutionnel : « L'état d'exception a pour la jurisprudence une signification analogue au miracle pour la théologie27. » Le radicalisme démocratique de Spinoza réfute, au contraire, la valeur théologico-politique de l'exception miraculeuse. Il y a toutefois un aspect ambivalent dans son argumentation. En effet, selon Spinoza, le miracle, à la différence des lois universelles de la nature avec lesquelles Dieu se confond, exprime seulement un « pouvoir limité », c'est-à-dire qu'il est quelque chose de spécifiquement humain : plutôt que de consolider la foi, il nous fait « douter de Dieu et de toute chose », nous prédisposant ainsi à l'athéisme28. Mais ne sont-ce pas justement – puissance seulement humaine, doute radical sur le pouvoir constitué, athéisme politique – quelques-uns des caractères qui définissent l'Action antiétatique de la Multitude ?

D'un point de vue général, le fait que Hobbes et Schmitt réservent le miracle au souverain ne dépose d'aucune manière contre la connexion entre Action et Miracle et, d'une certaine manière, la confirme même ; pour ces auteurs, en effet, seul le souverain agit politiquement. Le point ne consiste donc pas à nier l'importance de l'état d'exception au nom d'une critique de la souveraineté, mais à comprendre quelle forme il peut assumer une fois que l'Action politique est passée dans les mains de la Multitude. Insurrection, désertion, invention de nouveaux organismes démocratiques, application du principe du tertium datur ; tels sont les Miracles de la multitude, qui ne cessent pas quand le souverain les interdit.

Au contraire de ce que pense Arendt, l'exception miraculeuse n'est pas, pour autant, un événement ineffable, sans racines, absolument impondérable. Dans la mesure où il surgit à l'intérieur du champ magnétique défini par les relations changeantes de l'Action avec le Travail et l'Intellect, le Miracle est plutôt une attente imprévue. Comme il advient dans tout oximoron, les deux termes sont en tension réciproque, mais ne peuvent être disjoints. S'il ne s'agissait que d'un imprévu salvateur, ou seulement d'une attente clairvoyante, on aurait affaire, respectivement à la plus insignifiante causalité ou à un calcul banal du rapport entre moyens et fins. Au contraire, il s'agit d'une exception qui surprend particulièrement celui qui l'attendait ; il s'agit d'une anomalie si précise et puissante qu'elle met hors jeu la boussole conceptuelle qui en avait pourtant signalé le lieu de surgissement ; d'un désaccord entre causes et effets dont on peut toujours saisir la cause, sans que l'effet novateur ne s'avère pour autant.

Enfin, c'est précisément le renvoi explicite à une attente imprévue, c'est-à-dire l'exhibition d'un inachèvement nécessaire, qui constitue le point d'honneur de toute théorie politique qui refuse la bienveillance du souverain.


4. Id., ibid., p. 396.

5. Aristote, Ethique à Nicomaque, vi, 1139 b (trad.fr. J. Tricot). [N.d.t. – Nous avons maintenu le texte de Jean Tricot, bien qu'il eût été préférable, selon le contexte, d'écrire « vie virtuose ». L'aretè grecque renvoie tant à la vertu qu'à la virtuosité, comme l'italien virtuoso (qu'emploie Virno). Le français détache les deux sens accordant même quelquefois à la virtuosité un caractère péjoratif (« pure virtuosité » opposée au « talent »). C'est à la virtuosité non encore scindée que nous nous référerons ici, conscients d'obliger le lecteur à s'adapter à ce double sens chaque fois que le mot sera employé, et jusque dans le titre même.]

6. Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture, tr. fr. Agnès Faure et Patrick Lévy, Gallimard, Paris, 1972, p. 200.

7. Lorsqu'on examine le cas de Glenn Gould, il apparaît de manière tout à fait claire que la virtuosité présente une analogie structurelle avec l'action politique. Et l'on pourrait même dire que cela apparaît clairement ex negativo. Glenn Gould fut un pianiste immense qui ne supporta pourtant jamais un aspect essentiel de son activité : la performance publique, le caractère contingent et éphémère du concert. Il tenta désespérément de débarrasser la virtuosité de son caractère politique intrinsèque. Renonçant aux concerts, il déclara littéralement qu'il était fatigué de... la vie active (vieille expression par laquelle on désignait la participation à la sphère des affaires communes, la politique). Le plus intéressant est que, aspirant à une sorte de virtuosité apolitique, Gould se vit contraint de concevoir subrepticement ses interprétations comme une œuvre. Refus de l'imprévisible et du contingent contenus dans la politique, et donc nécessité d'ancrer sa propre pratique dans un produit extrinsèque et durable. Gould se réfugia ainsi dans les studios d'enregistrement, se consacrant à la reproduction technique, convaincu que l'enregistrement solitaire de disques constituait au moins un succédané de cette vie impolitique à laquelle, en opposition permanente avec sa nature de virtuose, il aspirait. Sur Glenn Gould, cf. M. Schneider, Glenn Gould. Piano solo. Aria et trente variations, Gallimard, Paris, 1989.

8. Cf. nos différentes contributions à la revue Luogo Comune, Rome et, en français, notre volume : Opportunisme, cynisme et peur, L'éclat, Combas, 1991, ainsi que « Quelques notes à propos du general intellect », Futur Antérieur, n°10, 1992.

9. Karl Marx, Principes..., cit., p. 306.

10. Id., ibid.

11. Un grand écrivain italien, Luciano Bianciardi, dans son roman, Vita agra, (Rizzoli, Milan 1962), a décrit le travail dans l'industrie culturelle à la fin des années cinquante. Ce livre contient une formidable intuition. D'une part, Bianciardi observe que les professions nouvelles et extravagantes liées à la communication ne donnent pas lieu à un produit tangible, ne comportent pas de fin que l'on puisse apprécier d'un point de vue marchand. D'autre part, il considère que les attributions de l'industrie culturelle exigent « des dons et des aptitudes de type politique ». Le point décisif réside, pourtant, dans l'identification d'un lien intrinsèque entre les deux aspects et même d'un authentique rapport causal : c'est précisément en tant qu'une « œuvre manque », dotée d'une vie autonome (que l'on puisse évaluer en termes quantitatifs), que le comportement de travail ressemble à la pratique publique, à l'Action. Quand on ne fabrique pas de nouveaux objets, mais des situations communicatives, alors commence le règne de la politique.

12. Il faut se demander quel rapport il y a entre les caractères particuliers de l'industrie culturelle et le postfordisme en général. Comme on le sait, depuis Adorno et Horkheimer, les « fabriques de l'âme » (édition, cinéma, radio, télévision, etc.) sont passées au microscope de la critique, cherchant en elles tout ce qui pourrait les faire ressembler à une chaîne de montage. Le point crucial fut de montrer que le capitalisme était en mesure de mécaniser et de parcelliser la production spirituelle, comme il avait mécanisé et parcellisé l'agriculture et le travail des métaux. Série, caractère insignifiant des différentes qualités, économétrie des émotions et des sentiments, tels sont les refrains habituels. On admettait, certes, que certains aspects de ce que nous pourrions définir comme la « production de communication par le moyen de communication » s'avéraient réfractaires à une assimilation complète à l'organisation fordiste du processus de travail ; mais justement, on les tenait pour des résidus sans influence, de modestes perturbations, de simples scories. Si ce n'est que, à bien regarder les choses aujourd'hui, il n'est pas difficile de reconnaître que de tels résidus et scories avaient, au contraire, un bel avenir, non pas comme échos de l'époque précédente, mais comme véritables présages. En bref, le caractère informel de l'agir communicationnel, l'interaction compétitive typique d'une réunion de rédaction, la vibration d'imprévu qui peut animer un programme télévisuel, en général tout ce qui serait raidissement antifonctionnel et régulant au-delà d'un certain seuil à l'intérieur de l'industrie culturelle, est devenu désormais, à l'époque postfordiste, le noyau central et propulsif de toute la production sociale. Dans ce sens, on pourrait se demander si le « toyotisme » ne consiste pas, au moins en partie, à appliquer des modules opératifs jadis valables uniquement dans l'industrie culturelle à la fabrique de biens de consommation durables. La suite sociologique de La vita agra peut peut-être se retrouver, par un hasard pas trop arbitraire, dans le livre de Benjamin Coriat sur le mode de production japonais, Penser à l'envers, Paris, 1990.

13. Que l'on ne se laisse pas abuser par quelque assonance superficielle : ce que l'on vient d'affirmer est à l'opposé de la thèse d'André Gorz (cf. Métamorphose du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée, Paris, 1988), selon laquelle il y aurait une très forte augmentation des travaux serviles par rapport aux emplois centraux (productifs, industriels) qui, au contraire, se réduisent. Ce qui est soutenu ici, c'est que ce sont, au contraire, les emplois industriels qui acquièrent, dans leur exécution concrète, une physionomie servile. Ou, en plaisantant : bien plus que l'augmentation du nombre des femmes de ménage, ce qui compte c'est la « femme-de-ménagisation » de l'ensemble de l'activité virtuose-communicative.

14. Thomas Hobbes, De cive, XIV, 21.

15. Cf. Albert O. Hirschman, Lealtà, defezione protesta, trad. it. Lucio Trevisan, Bompiani, Milan, 1982.

16. Marx discute de la frontière nord-américaine, de l'importance économico-politique qu'elle eut, dans le dernier chapitre du premier livre du Capital, intitulé : « La théorie moderne de la colonisation », cit., p. 1129-1230.

17. Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1147 a 25 b 20.

18. Thomas Hobbes, De Cive, XII, 8. Sur le concept de multitude, cf. aussi VI, 1, note.

19. Id., ibid.

20. N.d.t. À l'heure où nous traduisons, premier ministre en « exercice » du second gouvernement Chirac. Le texte original parle de Oscar Luigi Scalfaro, président de la République italienne.

21. Carl Schmitt, avant-propos de 1963 à La Notion de politique, tr. fr. M. L. Steinhauser, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 45.

22. Thomas Hobbes, Leviathan, XXII.

23. Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l'histoire », (thèse XI), in Essais 2 1935-1940, trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971-1983.

24. Carl Schmitt, « Corollaire II : sur la relation entre les concepts de guerre et d'ennemi (1938) », et « Théorie du partisan », in La Notion de politique, p. 300-331.

25. Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? » , in op. cit., p. 20.

26. Thomas Hobbes, Leviathan, XXXVII.

27. Carl Schmitt, Théologie politique , tr. fr. J.-L. Schlegel, Gallimard, Paris, 1989.

28. Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, VI, « Des miracles ».

 

 

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