l'éclat |
Paolo Virno Grammaire de la multitude |
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deuxième journée : Travail, action, intellect |
J'ai cherché à illustrer dans ce qui précède le mode d'être de la multitude à partir de la dialectique crainte/protection. Je voudrais maintenant discuter de la répartition classique de l'expérience humaine en trois domaines fondamentaux: le travail (poiésis), l'action politique (praxis), l'intellect (ou vie de l'esprit). L'objectif est toujours le même: articuler et approfondir la notion de multitude. Comme on s'en souvient, «multitude» est une catégorie centrale de la pensée politique: on y fait appel ici pour expliquer certains traits saillants du mode de production post-fordiste. A condition d'entendre par «mode de production» non seulement une configuration économique particulière, mais aussi un ensemble composite de formes de vie, une constellation sociale, anthropologique, éthique («éthique», et non pas «morale», attention: ce dont il s'agit, ce sont les habitudes, les us et coutumes, pas le devoir être). Je voudrais soutenir que la multitude contemporaine a comme toile de fond la crise de la subdivision de l'expérience humaine en travail, action (politique) et intellect. La multitude s'affirme comme un mode d'être important là où il y a juxtaposition, ou au moins hybridation entre des domaines qui, jusqu'à récemment, pendant la période fordiste encore, semblaient nettement distincts et séparés. Travail, action, intellect: suivant une tradition qui remonte à Aristote et qui a été réintroduite avec une efficacité toute particulière et avec passion par Hannah Arendt (Arendt 1958), cette tripartition semblait claire, réaliste, presque impossible à remettre en question. Elle a pris solidement racine dans le sens commun: il ne s'agit donc pas d'une affaire uniquement philosophique, mais d'un schéma largement partagé. Un exemple autobiographique. Quand j'ai commencé à m'occuper de politique, dans les années 60, je pensais que cette subdivision était évidente; elle me paraissait aussi irréfutable qu'une perception tactile ou visuelle. Il n'était pas nécessaire d'avoir lu l'Ethique à Nicomaque d'Aristote pour savoir que travail, action politique et réflexion intellectuelle constituaient trois sphères régies par des principes et des critères radicalement hétérogènes. Evidemment, l'hétérogénéité n'excluait pas l'intersection: la réflexion intellectuelle pouvait s'appliquer à la politique; à son tour, l'action politique se nourrissait souvent et volontiers de thèmes relevant du domaine de la production, etc. Mais aussi nombreuses que fussent les intersections, travail, intelligence et politique restaient essentiellement distincts. Pour des raisons structurelles. Le travail est un échange organique avec la nature, production de nouveaux objets, processus que l'on peut répéter et prévoir. L'intellect pur est de nature solitaire et invisible: la méditation du penseur échappe au regard d'autrui; la réflexion théorique met le monde des apparences en sourdine. Contrairement au travail, l'action politique intervient sur les relations sociales, pas sur des matériaux de la nature; elle a à voir avec le possible et l'imprévu; elle n'encombre pas d'objets ultérieurs le contexte où elle opère, mais elle modifie ce contexte même. Contrairement à l'intellect, l'action politique est publique, assignée à l'extériorité, à la contingence, au bruissement du «Nombre»; elle comporte, pour employer les termes de Hannah Arendt, l'«exposition aux yeux des autres» (Arendt 1958, chapitre V, «L'action»). On peut arriver à comprendre le concept d'action politique par opposition aux deux autres sphères. Cette vieille tripartition, faisant encore partie intégrante du sens commun de la génération qui a fait ses débuts sur la scène publique dans les années soixante, est exactement ce qui a aujourd'hui disparu. Les frontières entre activité intellectuelle pure, action politique et travail se sont dissoutes. Je soutiendrai, en particulier, que le travail que l'on appelle post-fordiste a absorbé en lui-même bien des caractéristiques typiques de l'action politique. C'est cette fusion entre politique et travail qui constitue un trait physiognomonique de la multitude contemporaine.
1. Juxtaposition de poiésis et praxis Le travail contemporain a introjecté nombre de caractères qui auparavant distinguaient l'expérience de la politique. La poiésis a inclus en elle-même de nombreux aspects de la praxis. C'est là le premier aspect de l'hybridation plus générale dont je voudrais traiter. Qu'on y prenne garde: même Hannah Arendt dénonce avec insistance la fin de la séparation entre travail et politique (là où, par «politique», on ne veut pas désigner la vie de la section d'un parti, mais l'expérience génériquement humaine de commencer quelque chose de nouveau, une relation intime avec la contingence et l'imprévu, l'exposition aux yeux des autres). La politique, selon Arendt, a commencé à imiter le travail. A son avis, la politique du XXe siècle est devenue une sorte de fabrication de nouveaux objets: l'Etat, le parti, l'histoire, etc. Je prétends que les choses se sont passées à l'inverse de ce que semble croire Arendt: ce n'est pas la politique qui s'est conformée au travail, mais c'est le travail qui a pris les connotations traditionnelles de l'action politique. Mon argumentation est opposée et symétrique par rapport à celle de Arendt. Je prétends que dans le travail contemporain on retrouve «l'exposition aux yeux des autres», la relation avec la présence d'autrui, le commencement de processus inédits, la familiarité constitutive avec la contingence, l'imprévu, le possible. Je prétends que le travail post-fordiste, le travail producteur de plus-value, le travail subordonné, fait intervenir des qualités et des exigences qui, selon une tradition séculaire, appartenaient plutôt à l'action politique. Une incise. Cela explique, il me semble, la crise de la politique, le mépris qui entoure aujourd'hui la pratique de la politique, le discrédit que connaît l'action. En fait, l'action politique apparaît fatalement comme une duplication superflue de l'expérience du travail, puisque cette dernière, fût-ce de manière déformée et despotique, a subsumé en elle-même les caractères structuraux de la première. Le domaine de la politique au sens strict décalque des procédures et des styles qui caractérisent déjà le temps de travail, mais attention, il les décalque en en offrant une version plus pauvre, plus grossière, plus simpliste. La politique offre un réseau de communication et un contenu de connaissance plus pauvres que ceux que l'on expérimente dans le processus de production actuel. Moins complexe que le travail et pourtant trop semblable à lui, l'action politique apparaît donc comme quelque chose de peu désirable. L'inclusion dans la production contemporaine de certains traits structuraux de la praxis politique aide à comprendre pourquoi la multitude post-fordiste est, aujourd'hui, une multitude dépolitisée. Il y a déjà trop de politique dans le travail salarié (en tant que travail salarié) pour que la politique comme telle puisse jouir encore d'une dignité autonome.
2. De la virtuosité. D'Aristote à Glenn Gould La subsomption dans le processus de travail, de ce qui auparavant garantissait à l'action publique sa physionomie particulière peut être clarifiée à l'aide d'une catégorie vétuste mais très efficace: la virtuosité. Si l'on s'en tient pour le moment à l'acception ordinaire, j'entends par virtuosité les capacités particulières d'un artiste-interprète. Est virtuose, par exemple, le pianiste qui nous offre une exécution mémorable de Schubert, ou le danseur expérimenté, ou l'orateur convaincant, ou le professeur jamais ennuyeux, ou le prêtre faisant un sermon suggestif. Considérons attentivement ce qui distingue l'activité des virtuoses, c'est -à-dire des artistes-interprètes. En premier lieu, leur activité est de celles qui trouvent leur propre accomplissement (ou leur propre fin) en elles-mêmes, sans s'objectiver dans une uvre pérenne, sans se déposer dans un «produit fini», ou dans un objet qui survive à l'exécution. En second lieu, c'est une activité qui exige la présence des autres, qui existe seulement en présence d'un public. Activité sans uvre: l'exécution d'un pianiste ou d'un danseur ne laisse pas derrière elle un objet déterminé, séparable de l'exécution même, capable de rester quand celle-ci s'achève. Une activité qui exige la présence d'autrui: la performance n'a de sens que dans la mesure où on la voit ou on l'entend. Intuitivement, on sent que ces deux caractéristiques sont reliées: le virtuose a besoin de la présence d'un public, justement parce qu'il ne produit pas une uvre, un objet qui fasse le tour du monde alors que l'activité a cessé. En l'absence d'un produit extrinsèque spécifique, le virtuose doit compter sur les témoins. La catégorie de la virtuosité est traitée dans l'Ethique à Nicomaque; elle affleure ici et là dans la pensée moderne, même au vingtième siècle; elle a une petite place dans la critique de l'économie politique de Marx. Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote distingue le travail, ou poiésis, de l'action politique, la praxis, en utilisant justement la notion de virtuosité: il y a travail quand il y a production d'un objet, une uvre séparable de l'agir; il y a praxis quand l'agir a sa propre fin en lui-même. Aristote écrit: «Dans la production, l'artiste agit toujours en vue d'une fin, la production n'est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d'une chose déterminée. Au contraire dans l'action [comprise à la fois comme conduite éthique et comme action politique], ce qu'on fait est une fin au sens absolu» (Ethique à Nicomaque, VI). Reprenant explicitement Aristote, Hannah Arendt compare les artistes-interprètes, les virtuoses, à ceux qui sont engagés dans l'action politique. Elle écrit: «Les arts d'exécution présentent une grande affinité avec la politique. Les artistes qui se produisent danseurs, acteurs de théâtre, musiciens et autres ont besoin d'une audience pour faire montre de leur virtuosité, tout comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence d'autres hommes devant lesquels ils puissent apparaître; les deux ont besoin, pour leur uvre, d'un espace publiquement organisé, et les deux dépendent d'autrui pour l'exécution elle-même» (Arendt 1954). On pourrait dire que chaque action politique relève de la virtuosité. Elle partage avec la virtuosité en effet, la contingence, l'absence d'un «produit fini», l'immédiate et incontournable relation avec la présence d'autrui. A l'inverse, tout virtuose est intrinsèquement politique. Qu'on pense à Glenn Gould (Gould 1984; Schneider 1989). Ce très grand pianiste avait en horreur, paradoxalement, les caractères distinctifs de son activité d'artiste-interprète; en d'autres termes, il détestait l'exhibition en public. Pendant toute sa vie, il a combattu la «politicité» inscrite dans son activité. A un certain moment, Gould déclara vouloir «abandonner la vie active», c'est-à-dire l'exposition aux yeux des autres (attention: vie active, c'est la dénomination traditionnelle de la politique). Pour rendre sa propre virtuosité non politique, il tenta de rapprocher le plus possible l'activité de l'artiste-interprète du travail proprement dit, du travail qui laisse derrière lui des produits extrinsèques. Cela voulut dire s'enfermer dans un studio d'enregistrement, faisant passer les disques (par ailleurs excellents), pour une «uvre». Pour fuir la dimension publico-politique, reliée naturellement à la virtuosité, il dut prétendre que ses exécutions magistrales produisissent un objet défini (indépendamment de l'exécution elle-même). Là où il y a une oeuvre, un produit autonome, il y a travail; il n'y a plus de virtuosité et donc, plus de politique. Même Marx parle de pianistes, d'orateurs, de danseurs, etc. Il en parle dans certains de ses textes les plus significatifs: dans le chapitre VI inédit et ensuite, en des termes quasi identiques, dans Théories de la plus-value. Marx analyse le travail intellectuel en en distinguant deux sortes principales. D'un côté l'activité immatérielle, ou mentale, «ayant pour résultat des marchandises ayant une forme indépendante des producteurs [...] livres, tableaux, objets d'art en général, détachées du travail spécifique de l'artiste créateur» (Karl Marx 1933 post.). Ceci est la première sorte de travail intellectuel. D'autre part écrit Marx il faut considérer toutes ces activités dans lesquelles «la production est inséparable de l'acte producteur» (ibidem), ces activités donc qui trouvent en elles-mêmes leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une uvre qui les dépasse. Il s'agit de la même distinction entre production matérielle et action politique illustrée par Aristote. Sauf que Marx, ici, ne s'occupe pas d'action politique, mais analyse deux différentes formes du travail. Il applique la distinction entre activité-avec uvre et activité-sans-uvre à certains types de poiésis. La seconde forme de travail intellectuel (les activités dans lesquelles «la production est inséparable de l'acte producteur») comprend, selon Marx, tous ceux dont le travail débouche sur une exécution virtuose: les pianistes, les majordomes, les danseurs, les enseignants, les orateurs, les médecins, les prêtres, etc. Maintenant, si le travail intellectuel qui produit une uvre ne pose pas de problèmes particuliers, le travail sans uvre (virtuose, justement) met Marx dans l'embarras. Le premier type de travail intellectuel revêt sans aucun doute la définition de «travail productif». Mais le second type? Je rappelle au passage que pour Marx, le travail productif n'est pas travail subordonné, pénible ou humble, mais justement et seulement travail qui produit de la plus-value. Bien sûr, même les prestations virtuoses peuvent, en principe, produire de la plus-value: l'activité du danseur, du pianiste, etc., organisée selon les règles du capitalisme, peut être source de profit. Mais Marx est troublé par la forte ressemblance qu'il trouve entre l'activité de l'artiste-interprète et les fonctions serviles, qui, bien qu'ingrates et frustrantes, ne produisent pas de plus-value et donc entrent dans la catégorie du travail improductif. Le travail servile, c'est celui pour lequel on n'investit pas de capital, mais pour lequel on dépense un revenu (exemple: les services personnels d'un majordome). Les travailleurs «virtuoses», selon Marx, représentent d'un côté une exception peu significative du point de vue quantitatif, de l'autre, et c'est ce qui est plus important, ils convergent presque toujours vers le travail servile/improductif. Une telle convergence est sanctionnée justement par le fait que leur activité ne donne pas lieu à une uvre indépendante: où il n'y a pas de produit fini autonome, on n'a généralement pas affaire à un travail productif (de plus-value). Marx accepte de fait l'équation travail-sans-uvre = services personnels. Pour conclure, le travail virtuose est, pour Marx, un «travail salarié qui n'est pas en même temps travail productif» (Marx 1905 post.). Reprenons. La virtuosité est ouverte à une alternative: ou elle voile les caractères structuraux de l'activité politique (absence d'une uvre, exposition à la présence d'autrui, contingence, etc.), comme le suggèrent Aristote et Hannah Arendt; ou, chez Marx, elle prend les allures du «travail salarié qui n'est pas en même temps travail productif». Cette bifurcation tombe en désuétude et en miettes, quand le travail productif, dans sa totalité, fait siennes les caractéristiques particulières de l'artiste-interprète. Dans le post-fordisme, celui qui produit de la plus-value se comporte du point de vue structurel, bien entendu comme un pianiste, un danseur, etc. et, donc, comme un homme politique. Par rapport à la production contemporaine, l'observation de Arendt sur l'activité des artistes interprètes et des hommes politiques paraît claire: pour travailler, on a besoin d'un «espace à structure publique». Dans le post-fordisme, le travail demande un «espace à structure publique» et ressemble à une exécution virtuose (sans uvre). Cet espace à structure publique, Marx l'appelle «coopération». On pourrait dire: à un certain stade de développement des forces productives sociales, la coopération du travail introjecte la communication verbale, ressemblant ainsi à une exécution virtuose ou, justement, à un ensemble d'actions politiques. Souvenons-nous du très célèbre texte de Max Weber sur la politique comme profession (Weber 1919). Weber dégage une série de qualités qui distinguent l'homme politique: savoir mettre en péril la santé de son âme, un juste équilibre entre l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité, le dévouement aux buts, etc. Il faudrait relire ce texte par rapport au toyotisme, au travail fondé sur le langage, à la mobilisation productive des facultés cognitives. L'essai de Weber nous parle des qualités requises aujourd'hui par la production matérielle.
3. L'être parlant en tant qu'artiste-interprète Chacun d'entre nous est, depuis toujours, un virtuose, un artiste-interprète. Parfois médiocre et maladroit mais, de tous les points de vue, virtuose. En fait, le modèle de base de la virtuosité, l'expérience qui en fonde le concept, c'est l'activité de l'être qui parle. Non pas l'activité d'un locuteur savant et raffiné, mais celle de n'importe quel locuteur. Le langage verbal humain, n'étant pas un simple outil ou un ensemble de signes instrumentaux (ces caractéristiques étant propres surtout aux langages des animaux non humains: qu'on pense aux abeilles, aux signes par lesquels elles coordonnent l'approvisionnement en nourriture), il trouve son accomplissement en lui-même, il ne produit pas (au moins pas en principe, pas nécessairement) un «objet» indépendant de l'exécution énonciative même. Le langage est «sans uvre». Toute énonciation est une prestation virtuose. Et il en est ainsi, évidemment, parce qu'elle est liée (directement ou indirectement) à la présence d'autrui. Le langage présuppose et, en même temps, institue toujours de nouveau l'«espace à structure publique» dont parle Arendt. Il faudrait relire l'Ethique à Nicomaque sur la différence de principe entre poiésis (production) et praxis (politique) en référence étroite à la notion de parole chez Saussure (Saussure 1922 post.) et, surtout, aux analyses d'Emile Benveniste (Benveniste 1970) sur l'énonciation (où, par «énonciation», on n'entend pas déjà le contenu de l'énoncé, le «que dit-on», mais la prise de parole comme telle, le fait même de parler). On constaterait ainsi que les traits différentiels de la praxis par rapport à la poiésis coïncident en tout et pour tout avec les traits différentiels du langage verbal par rapport à la motricité ou même à la communication non verbale. Plus encore. Seul l'être parlant à la différence du pianiste, du danseur, de l'acteur peut se passer d'un scénario ou d'une partition. Sa virtuosité est double: non seulement il ne produit pas une uvre qui puisse être distinguée de l'exécution, mais il n'a pas non plus une uvre derrière lui, une uvre à actualiser par l'exécution. En fait, l'acte de parole se sert seulement de la potentialité de la langue, ou mieux, de la faculté générique du langage: pas d'un texte fixé d'avance dans les détails. La virtuosité de l'être parlant est à la fois le prototype et l'apex de toutes les autres virtuosités, précisément parce qu'elle contient en elle-même la relation puissance/acte, là où au contraire la virtuosité ordinaire, ou dérivée, présuppose un acte déterminé (les Variations Goldberg de Bach, par exemple) à faire revivre encore et encore. Mais je reviendrai sur ce point. Il suffit de dire, pour le moment, que la production contemporaine devient «virtuose» (et donc politique) justement parce qu'elle contient en elle-même l'expérience linguistique en tant que telle. S'il en est ainsi, la matrice du post-fordisme se trouve dans les secteurs industriels dans lesquels on a «production de communication par voie de communication». Donc dans l'industrie culturelle.
4. Industrie culturelle: anticipation et paradigme La virtuosité devient travail massifié avec la naissance de l'industrie culturelle. C'est là que le virtuose a commencé à pointer. Dans l'industrie culturelle, en fait, l'activité sans uvre, c'est-à-dire l'activité de communication qui contient son propre accomplissement, constitue l'élément caractérisant, central, nécessaire. Mais justement pour cette raison, c'est surtout dans l'industrie culturelle que la structure du travail salarié a coïncidé avec celle de l'action politique. Dans les secteurs dans lesquels on produit de la communication par voie de communication, les fonctions et les rôles sont à la fois «virtuoses» et «politiques». Un grand écrivain italien, Luciano Bianciardi, dans son roman le plus important, La vita agra1, raconte les splendeurs et les misères de l'industrie culturelle, à Milan, dans les années cinquante. Une page admirable de ce livre illustre efficacement ce qui distingue l'industrie culturelle de l'industrie traditionnelle et de l'agriculture. Le protagoniste de La vita agra, arrivé à Milan de Grosseto2 avec l'intention de venger les morts au travail survenues dans sa région, se retrouve employé dans l'industrie culturelle naissante. Mais, peu de temps après, il est licencié. Voici le passage qui, aujourd'hui, possède une indubitable valeur théorique: «... Et ils me licencièrent du seul fait que je traînais les pieds, me déplaçais lentement et regardais autour de moi, même quand ce n'était pas indispensable. Dans notre métier il importe de bien les soulever de terre, les pieds, et de les faire sonner sur le sol, il faut se bouger, trotter, bondir et faire de la poussière, un nuage de poussière si possible, puis s'y cacher. Ce n'est pas comme faire le paysan ou l'ouvrier. Le paysan se meut lentement parce que son travail suit les saisons, il ne peut pas semer en juillet et vendanger en février. L'ouvrier est leste dans ses mouvements parce que, s'il est à la chaîne, ils lui comptabilisent ses temps de production, et s'il ne suit pas le rythme, gare ! [...]. Mais le fait est que le paysan appartient au secteur primaire, l'ouvrier au secondaire. Le premier produit à partir de rien, le second transforme une chose en une autre. Le critère d'évaluation, pour l'ouvrier et le paysan, est facile, quantitatif: l'usine débite tant de pièces à l'heure, la ferme donne tel produit annuel de récolte. Dans nos métiers, c'est différent, il n'y a pas de critères d'évaluation quantitative. Comment mesure-t-on l'habileté d'un prêtre, d'un publicitaire, d'un PRM? Ils ne produisent pas ex nihilo ni ne transforment quelque chose. Ils ne sont ni du primaire ni du secondaire. Ils appartiennent au tertiaire et, j'oserais dire, directement au quaternaire. Ils ne sont pas plus des instruments de production que des courroies de transmission. Ils sont, au mieux, du lubrifiant, de la vaseline pure. Comment peut-on évaluer un prêtre, un publicitaire, un PRM ? Comment fait-on pour calculer la quantité de foi, de désir d'acquérir, de sympathie qu'ils auront réussi à susciter? Non, il n'y a pas de critère d'évaluation si ce n'est la capacité de chacun de se maintenir en place, et de monter toujours plus, en somme de devenir évêque. En d'autres termes, il appartient à ceux qui choisissent une profession tertiaire ou quaternaire d'avoir des dons et des attitudes de type politique. La politique, comme tout le monde le sait, n'est plus depuis longtemps la science du bon gouvernement, elle est devenue en revanche l'art de la conquête et de la conservation du pouvoir. Ainsi, la valeur d'un homme politique ne se mesure pas au bien qu'il est capable de faire aux autres, mais à la rapidité avec laquelle il arrive au sommet et au temps pendant lequel il s'y maintient. [...] De la même façon, dans les professions ternaires et quaternaires, puisqu'il n'y a pas de production visible de biens qui puisse servir d'aune, le critère sera celui-là.» (Bianciardi 1962; c'est moi qui souligne). A bien des égards, l'analyse de Bianciardi est très évidemment datée, puisque les tâches de l'industrie culturelle y sont présentées comme des exceptions marginales et extravagantes. Et puis réduire la politique à un abus de pouvoir pur et simple est pour le moins superficiel. Malgré tout cela, dans le passage que je viens de citer, ce qui saute aux yeux, c'est une formidable intuition qui reprend à sa façon en les mélangeant la thèse de Arendt sur la ressemblance entre virtuoses et politiques et les remarques de Marx sur les travaux qui n'ont pas comme résultat une «uvre» indépendante. Bianciardi souligne la «politicité» croissante du travail dans l'industrie culturelle. Mais, et c'est là ce qui importe, il lie ce caractère politique au fait que dans une industrie de ce genre on ne produit pas d'uvres séparées de l'agir même. Là où il n'y a pas d'«uvre» extrinsèque, il y a action politique. Soyons clair: dans l'industrie culturelle (comme au demeurant aujourd'hui, à l'époque post-fordiste, dans l'industrie en général), il ne manque certes pas de produits finis à mettre sur le marché à l'issue du processus de production. Le point crucial, cependant, c'est que tandis qu'on demande à un système automatisé de machines la production matérielle d'objets, les prestations du travail vivant ressemblent toujours plus en revanche à des prestations linguistico-virtuoses. Il faut se demander quel rôle l'industrie culturelle a joué dans le dépassement du fordisme/taylorisme. Je crois que celle-ci a mis au point le paradigme de la production post-fordiste dans son ensemble. Je crois donc que les procédures de l'industrie culturelle sont devenues, à partir d'un certain moment, exemplaires et répandues. Dans l'industrie culturelle, même dans ses formes archaïques étudiées par Benjamin et Adorno, on peut saisir la préfiguration d'un mode de production qui ensuite, avec le post-fordisme, se généralise et devient canonique. Pour mieux comprendre, retournons un instant à la critique de l'industrie de la communication portée par les penseurs de l'Ecole de Francfort. Dans Dialectique de la raison (Adorno, Horckheimer 1947), les auteurs soutiennent, en gros, que même les «usines de l'âme» (édition, cinéma, radio, télévision, etc.) se conforment aux critères fordistes de la sérialité et de la parcellarisation. Même dans ces domaines, il semble que s'affirme la chaîne de montage, symbole célèbre de l'usine d'automobiles. Le capitalisme c'est là la thèse démontre qu'il peut mécaniser et parcellariser jusqu'à la production de l'esprit, exactement comme il l'a fait pour l'agriculture et le travail des métaux. Sérialité, insignifiance de la fonction singulière, économétrie des émotions et des sentiments: ce sont là les refrains récurrents. Cette approche critique admettait, bien entendu, que dans le cas particulier de l'industrie culturelle, demeurent certains aspects réfractaires à une assimilation complète à l'organisation fordiste du processus de travail. Dans l'industrie culturelle, donc, il était aussi nécessaire de laisser un certain espace ouvert à l'informel, au non programmé, au surgissement de l'imprévu, à l'improvisation de la communication et de l'idéation: non pas pour favoriser la créativité humaine, bien entendu, mais pour obtenir une productivité satisfaisante de l'entreprise. Mais, pour l'Ecole de Francfort, ces aspects n'étaient que restes sans influence, scories du passé, résidus. Seule comptait la fordisation générale de l'industrie culturelle. Maintenant il me semble qu'en regardant les choses dans la perspective de notre présent, il n'est pas difficile de reconnaître que ces prétendus résidus (une certaine place accordée à l'informel, à l'imprévu, au «hors programme») étaient en fait promis à un avenir. Il ne s'agissait pas de résidus, mais de présages, d'anticipations. L'aspect informel de l'action de communication, l'interaction compétitive caractéristique d'une réunion de comité de rédaction, le changement brusque qui peut animer une émission de télévision, et en général tout ce qu'il aurait été dysfonctionnel de rigidifier et de réglementer au-delà d'un certain seuil, est devenu aujourd'hui, à l'époque post-fordiste, un trait caractéristique de la production sociale dans son entier. Pas seulement de l'industrie culturelle actuelle, mais aussi de l'usine Fiat de Melfi1. Si Bianciardi parlait du travail où il existe un rapport entre activité-sans-uvre (virtuose) et attitudes politiques comme d'une extravagance marginale, c'est aujourd'hui la règle. L'entrelacs virtuosité, politique, travail s'est propagé partout. Reste à se demander, toutefois, quel rôle spécifique assume, aujourd'hui, l'industrie de la communication, alors que tous les secteurs industriels s'inspirent de son modèle. Quelle fonction assure ce qui a anticipé le virage post-fordiste quand celui-ci est pleinement déployé ? Pour répondre, il faut s'arrêter un moment sur le concept de «spectacle» et de «société du spectacle».
5. Le langage en scène Je crois que la notion de «spectacle», pour le moins équivoque en elle-même, constitue toutefois un instrument utile pour déchiffrer quelques aspects de la multitude post-fordiste (qui est, rappelons-le, une multitude de virtuoses, de travailleurs qui, pour travailler, ont recours à des qualités génériquement «politiques»). Le concept de «spectacle», forgé dans les années soixante par les situationnistes, est un concept proprement théorique qui n'est pas étranger à la trame de l'argumentation marxienne. Pour Guy Debord (Debord 1967), le «spectacle», c'est la communication humaine devenue marchandise. Ce qui se donne en spectacle, c'est précisément la faculté humaine de communiquer, le langage verbal en tant que tel. Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une jérémiade amère contre la société de consommation (toujours un peu suspecte, parce qu'on risque, comme c'est arrivé à Pasolini, d'en arriver à regretter les temps heureux de faible consommation et de pellagre). La communication humaine, en tant que spectacle, est une marchandise parmi d'autres, dépourvue de qualités spéciales ou de prérogatives. Mais par ailleurs, c'est une marchandise qui concerne, à partir d'un certain moment, tous les secteurs industriels. C'est là que se trouve le problème. D'une part, le spectacle est le produit particulier d'une industrie particulière, l'industrie dite culturelle en l'occurrence. D'autre part, dans le post-fordisme, la communication humaine est aussi un ingrédient essentiel de la coopération productive en général; c'est donc la reine des forces productives, quelque chose qui dépasse son propre domaine sectoriel, touchant plutôt l'industrie dans son ensemble, la poiésis dans sa totalité. Dans le spectacle sont exhibées, en une forme séparée et fétichisée, les forces productives les plus pertinentes de la société, ces forces productives que doit nécessairement atteindre tout processus de travail contemporain: les compétences linguistiques, le savoir, l'imagination, etc. Le spectacle a donc une double nature: il est produit spécifique d'une industrie particulière, mais aussi, en même temps, quintessence du mode de production dans son ensemble. Debord écrit que le «spectacle» est «l'exposition générale de la rationalité du système». Ce qui donne le spectacle, pour ainsi dire, ce sont les forces productives mêmes de la société en tant qu'elles coïncident, toujours plus, avec les compétences linguistico-communicatives et avec le general intellect. La double nature du spectacle rappelle, par certains aspects, la double nature de l'argent. Comme on le sait, l'argent est une marchandise parmi d'autres, fabriquée par l'Hôtel de la Monnaie de l'Etat et dotée d'un petit corps métallique ou de papier. Mais il a aussi une seconde nature: il est l'équivalent, l'unité de mesure, de toutes les autres marchandises. L'argent est particulier et universel en même temps; le spectacle aussi. La comparaison, attrayante sans aucun doute, est pourtant fausse. Contrairement à l'argent, qui mesure le résultat d'un processus de travail désormais achevé, le spectacle concerne plutôt le processus de production in fieri, en train de se faire, dans sa potentialité. Le spectacle, selon Debord, montre ce que des hommes et des femmes peuvent faire. Tandis que l'argent reflète en lui-même la valeur des marchandises, donc ce que la société a déjà fait, le spectacle exhibe dans une forme à part ce que l'ensemble de la société peut être et faire. Si l'argent est l'«abstraction réelle» (pour employer une expression marxienne classique) qui se réfère aux uvres achevées, au passé du travail, le spectacle par contre, selon Debord, est l'«abstraction réelle» qui représente l'opération elle-même, le présent du travail. Si l'argent met le cap sur l'échange, le spectacle, communication humaine devenue marchandise, met le cap sur la coopération productive. Il faut donc conclure que le spectacle, c'est-à-dire la capacité communicative humaine devenue marchandise, a certes une double nature, mais une double nature différente de celle de l'argent. Laquelle? Mon hypothèse est que l'industrie de la communication (ou mieux, du spectacle, ou encore l'industrie culturelle) est une industrie parmi d'autres, avec ses techniques spécifiques, ses procédures particulières, ses profits particuliers, etc. mais qui, par ailleurs, remplit aussi le rôle d'industrie des moyens de production. Traditionnellement, l'industrie des moyens de production, c'est l'industrie qui produit les machines et les instruments que l'on emploie par la suite dans les secteurs les plus divers de la production. Toutefois, dans une situation où les instruments de production ne se réduisent pas aux machines, mais consistent en compétences linguistico-cognitives indissociables du travail vivant, on peut retenir qu'une part importante de ce que qu'on appelle «moyens de production» consiste en techniques et procédures de communication. Où ces techniques et ces procédures sont-elles forgées, si ce n'est dans l'industrie culturelle? L'industrie culturelle produit (innove, expérimente) les procédures de communication qui sont destinées ensuite à servir de moyens de production, même dans les secteurs les plus traditionnels de l'économie contemporaine. Voilà le rôle de l'industrie de la communication, une fois que le post-fordisme s'est affirmé pleinement: elle est industrie des moyens de communication.
6. Virtuosité au travail La virtuosité, avec son caractère politique intrinsèque, caractérise non seulement l'industrie culturelle, mais l'ensemble de la production sociale contemporaine. On pourrait dire que, dans l'organisation du travail post-fordiste, l'activité sans uvre, qui auparavant était spéciale et problématique (qu'on se souvienne des incertitudes de Marx à son propos), devient le prototype du travail salarié en général. Je reviens sur un point que j'ai déjà mentionné: cela ne signifie pas, naturellement, que l'on ne produise plus de tableaux de bord de voitures, mais cela signifie que, pour une part importante de l'accomplissement des tâches de travail, l'accomplissement de l'action se trouve à l'intérieur de l'action même (ou ne consiste pas à donner lieu à un produit semi-fini indépendant). Marx lui-même, dans les Grundrisse, indique une situation de ce genre quand il écrit que, avec la grande industrie automatisée et l'application intensive et systématique des sciences de la nature au processus de production, l'activité de travail «se place à côté du processus de production immédiate au lieu d'en être l'agent principal» (Marx 1939-1941 post.). Ce fait de se placer à côté du processus de production immédiat signifie, dit encore Marx, que le travail coïncide toujours davantage avec une «activité de surveillance et de coordination». Autrement dit: les fonctions de l'ouvrier ou de l'employé ne consistent plus à suivre un seul objectif particulier, mais à moduler et à intensifier la coopération sociale. Qu'on m'autorise à faire une parenthèse. Le concept de coopération sociale, qui chez Marx est assez complexe et délicat, peut être pensé de deux façons. Il y a, d'abord, une acception objective: chaque individu fait des choses différentes, spécifiques, qui sont mises en relation par l'ingénieur ou par le contremaître: la coopération, dans des cas semblables, transcende l'activité des individus, n'a pas d'importance dans leur façon concrète d'opérer. En second lieu cependant, il faut considérer également une notion «subjective» de coopération: elle prend corps quand une part importante du travail individuel consiste à développer, affiner, intensifier la coopération elle-même. Dans le post-fordisme, c'est la seconde acception de la coopération qui domine. Je tenterai de mieux me faire comprendre en utilisant une comparaison. Depuis toujours, l'une des ressources de l'entreprise capitaliste, c'est ce que l'on appelle le «vol de l'information ouvrière». C'est-à-dire: quand les ouvriers trouvaient le moyen d'exécuter le travail avec moins d'effort, en faisant une pause en plus, etc., la hiérarchie de l'entreprise exploitait cette minuscule conquête, fût-elle cognitive, pour modifier l'organisation du travail. Je pense qu'il y a quelque chose de significatif qui change, cependant, du moment où la fonction de l'ouvrier ou de l'employé consiste justement, dans une certaine mesure, à trouver des expédients, des trucs, des solutions qui améliorent l'organisation du travail. Dans ce cas, l'information ouvrière n'est pas utilisée en cachette, mais on la requiert explicitement, ou encore elle devient une des tâches de travail. On assiste au même type de changement, certainement, à propos de la coopération: il ne s'agit pas de la même situation quand le travail des ouvriers est coordonné de fait par l'ingénieur ou quand on leur demande d'inventer et de produire de nouvelles procédures de coopération. Au lieu de rester en arrière-plan, l'agir ensemble, l'interaction linguistique parvient au tout premier plan. Tandis que la coopération «subjective» devient la principale force productive, les gestes du travail montrent clairement un caractère linguistico-cognitif, impliquent l'exposition aux yeux des autres. Le caractère monologique du travail diminue: la relation avec les autres est un élément originel, de base, et non quelque chose d'accessoire. Là où le travail apparaît à côté du processus de production immédiat, au lieu d'en être une composante, la coopération productive est un «espace à structure publique». Cet «espace à structure publique» ancré dans le processus de travail mobilise des attitudes traditionnellement politiques. La politique (au sens large) devient force productive, fonction, «boîte à outils». On pourrait dire que la devise héraldique du post-fordisme est, sarcastiquement, «politique avant tout». Du reste, que peut vouloir dire le discours sur la «qualité totale», si ce n'est requérir que l'on mette à la disposition de la production le goût pour l'action, l'attitude qui affronte le possible et l'imprévu, la capacité de commencer quelque chose de nouveau? Quand le travail sous l'autorité d'un patron met en jeu le goût pour l'action, la capacité de relation, l'exposition aux yeux des autres toutes choses que les générations précédentes expérimentaient dans la section du parti , nous pouvons dire que certains traits distinctifs de l'animal humain, surtout le fait qu'il est doté de langage, sont subsumés dans la production capitaliste. L'insertion de l'anthropogenèse elle-même dans le mode de production en vigueur est un événement extrême. C'est autre chose que le bavardage heideggerien sur l'«époque de la technique»... Cet événement n'atténue pas, mais radicalise au contraire les antinomies de la formation économico-sociale capitaliste. Nul n'est plus pauvre que celui qui voit sa propre relation avec la présence d'autrui, c'est-à-dire sa propre faculté de communication, le fait qu'il est doté de langage, réduits au travail salarié.
7. L'intellect comme partition Si l'ensemble du travail post-fordiste est du travail productif (de plus-value) précisément parce qu'il agit sur le mode politique-virtuose, la question que l'on doit se poser est la suivante: quelle partition les travailleurs-virtuoses exécutent-ils? Quel est le scénario des performances linguistico-communicatives? Le pianiste exécute une valse de Chopin, l'acteur reste plus ou moins fidèle à un scénario préliminaire, l'orateur a au moins quelques notes auxquelles se référer: tous les artistes interprètes peuvent compter sur une partition. Mais quand la virtuosité est inhérente à la totalité du travail social, quelle est la partition? Je crois pour ma part sans trop d'incertitude que la partition que la multitude exécute, c'est l'Intellect, l'intellect en tant que faculté humaine générique. Dans les termes de Marx, la partition des virtuoses modernes, c'est le general intellect, l'intellect général de la société, la pensée abstraite devenu pilier de la production sociale. Nous retournons ainsi à un thème (general intellect, intellect public, «lieux communs») que nous avons déjà abordé. Par general intellect, Marx entend la science, la connaissance en général, le savoir dont dépend désormais la productivité sociale. La virtuosité consiste à moduler, articuler, changer le general intellect. La politisation du travail (ou la subsomption dans le milieu du travail de ce qui tenait auparavant de l'action politique) survient précisément quand la pensée devient le ressort principal de la production de la richesse. La pensée cesse d'être une activité invisible, et devient quelque chose d'extérieur ou de «public», quand elle fait irruption dans le processus de production. On pourrait dire: à ce moment-là seulement, seulement quand elle a l'intellect linguistique comme barycentre, l'activité de travail peut absorber en elle-même bien des caractéristiques qui auparavant appartenaient à l'action politique. Jusqu'ici, on a discuté de la juxtaposition Travail et Politique. Maintenant, cependant, entre en piste à son tour le troisième domaine de l'expérience humaine, l'Intellect. Il s'agit de la «partition» sans cesse réexécutée par les travailleurs-virtuoses. Je pense que l'hybridation des diverses sphères (pensée pure, vie politique et travail) commence précisément quand l'Intellect, en tant que principale force productive, devient public. C'est à ce moment-là seulement que le travail prend les apparences de la virtuosité (ou communicatives) et, donc, se colore de tonalités «politiques». Marx attribue à la pensée un caractère extérieur, une nature publique en deux occasions. D'abord, quand il utilise l'expression, très belle aussi du point de vue philosophique, «abstraction réelle»; ensuite, quand il parle de «general intellect». L'argent, par exemple, est une abstraction réelle. Dans l'argent, en fait, l'un des principes guides de la pensée humaine s'incarne, devient réel: l'idée d'équivalence. Cette idée, en elle-même on ne peut plus abstraite, acquiert une existence concrète, elle tinte vraiment dans le porte-monnaie. Le devenir chose d'une pensée: c'est ça l'abstraction réelle. Si on y regarde de près, le concept de general intellect ne fait que développer démesurément la notion d'abstraction réelle. Avec le general intellect, Marx indique le stade où certains faits (disons la monnaie) n'ont plus valeur et statut de pensée, mais où nos pensées, en tant que telles, ont immédiatement valeur de faits matériels. Si dans le cas de l'abstraction réelle, c'est un fait empirique (par exemple l'échange des équivalents) qui exhibe la structure sophistiquée d'une pensée pure, dans le cas du general intellect, le rapport s'inverse: ce sont maintenant nos pensées qui se présentent avec le poids et l'incidence typique des faits. Le general intellect est le stade où les abstractions mentales sont immédiatement, en soi, des abstraction réelles.les. C'est là cependant, que surgissent les problèmes. Ou, si l'on préfère, qu'affleure une certaine insatisfaction par rapport aux formulations de Marx. La difficulté naît du fait que Marx conçoit l'«intellect général» comme capacité scientifique objectivée, comme système de machines. De toute évidence, cet aspect compte, mais ce n'est pas tout. Il faudrait considérer le biais par lequel l'intellect général, au lieu de s'incarner (ou plutôt de s'inférer) dans le système des machines, existe comme attribut du travail vivant. Le general intellect se présente d'abord et avant tout, aujourd'hui, comme communication, abstraction, autoréflexion de sujets vivants. Il semble possible d'affirmer que, par la logique même du développement économique, il est nécessaire qu'une partie du general intellect ne se fige pas en capital fixe, mais s'exerce dans l'interaction communicative, sous la forme de paradigmes épistémiques, de performances dialogiques, de jeux de langage. En d'autres termes, l'intellect public forme un ensemble avec la coopération, avec l'agir ensemble du travail vivant, avec la compétence communicative des individus. Dans le chapitre VII du premier livre du Capital, Marx écrit: « Le processus de travail tel que nous venons de l'analyser dans ses moments simples et abstraits [est] l'activité qui a pour but la production de valeurs d'usage [...]. Nous n'avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L'homme et son travail d'un côté, la nature et ses matières de l'autre, nous suffisaient» (Marx 1867). Dans ce chapitre, Marx décrit le processus de travail comme processus naturel d'échange organique entre l'homme et la nature, donc en termes généraux et abstraits, sans s'occuper des rapports socio-historiques. Il faut toutefois se demander, même si on en reste à ce plan très général (presque anthropologique), s'il est possible d'éliminer du concept de travail l'aspect interactif, c'est-à-dire la relation avec les autres travailleurs. Ce n'est certainement pas possible quand ce sont les prestations de communication qui constituent le noyau dur de l'activité de travail. Il est impossible alors de faire l'esquisse du processus de travail sans présenter dès le départ le travailleur en rapport avec les autres travailleurs; ou, si on veut utiliser encore la catégorie de la virtuosité, en rapport avec son «public». Le concept de coopération comprend en soi, en entier, l'attitude communicative des êtres humains. Cela vaut surtout là où la coopération est vraiment un «produit» spécifique de l'activité de travail, soit quelque chose qui est promu, élaboré, affiné par ceux-là mêmes qui coopèrent. Le general intellect exige un agir virtuose (c'est-à-dire au sens large, un agir politique), justement parce qu'une part importante de lui-même ne se reverse pas dans le système des machines, mais se manifeste dans l'activité directe du travail vivant, dans sa coopération linguistique. L'intellect, la pure faculté de penser, le simple fait d'être doté de langage: voici donc, répétons-le, la partition sans cesse réexécutée par les virtuoses post-fordistes. (Il faut noter la différence d'approche entre ce qui est dit ici et ce qui a été soutenu précédemment: ce qui est présenté ici comme la «partition» du virtuose, l'intellect, a été présenté auparavant comme ressource apotropaïque fondamentale, comme refuge par rapport au risque indéterminé du contexte du monde. Il est bon de considérer les deux aspects en même temps: la multitude contemporaine, avec ses formes de vie et ses jeux de langage, se place à la croisée de ces deux acceptions du terme «intellect public».) Je voudrais reprendre et souligner ici un point important qui a déjà été abordé. Tandis que la virtuosité proprement dite (le pianiste ou le danseur, par exemple) se sert d'une partition bien définie, c'est-à-dire d'une uvre au sens propre et strict, le virtuose post-fordiste, en «exécutant» sa propre faculté linguistique, n'a pas comme présupposé une uvre déterminée. Par general intellect, on ne doit pas entendre l'ensemble des connaissances acquises par l'espèce, mais la faculté de penser; la potentialité en tant que telle, pas les innombrables réalisations particulières. Le «general intellect » n'est rien d'autre que l'intellect en général. L'exemple que l'on a déjà cité du parlant (de celui qui parle) redevient pertinent ici. En ayant comme seule «partition» l'infinie potentialité de sa propre faculté de langage, le locuteur (tout locuteur) articule des actes de parole déterminés: la faculté de langage est le contraire d'un scénario déterminé, d'une uvre avec telles ou telles caractéristiques particulières. La virtuosité de la multitude post-fordiste forme un tout avec la virtuosité du parlant: virtuosité sans scénario, ou, mieux, dotée d'un scénario qui coïncide avec la pure et simple dynamis, avec la pure et simple potentialité. Il faut ajouter que le rapport entre «partition» et exécution virtuose est réglée par les normes de l'entreprise capitaliste. La mise au travail (et à profit) des facultés de communication et de connaissance les plus génériques de l'animal humain a un index historique, une forme historiquement déterminée. Le general intellect se manifeste, aujourd'hui, comme perpétuation du travail salarié, système de hiérarchie, axe porteur de la production de plus-value.
8. Raison d'Etat et Exode On peut maintenant esquisser quelques conséquences de l'hybridation entre Travail, Action (politique) et Intellect. Conséquences tant au plan de la production qu'à celui de la sphère publique (Etats, appareils administratifs). L'intellect devient public à partir du moment où il s'unit au travail; toutefois, il faut observer qu'une fois uni au travail salarié, son aspect public caractéristique est aussi inhibé et déformé. Toujours réévoqué en tant que force productive, cet aspect est toujours re-aboli en tant que sphère publique proprement dite, éventuelle racine de l'Action politique, principe constitutionnel différent. Le general intellect est le fondement d'une coopération sociale plus vaste que celle qui concerne spécifiquement le travail. Plus ample et en même temps tout à fait hétérogène. On retrouve ici un thème déjà traité précédemment. Tandis que les connexions du processus de production se fondent sur la division technique et hiérarchique des fonctions, l'agir ensemble centré sur le general intellect part de la participation commune à la «vie de l'esprit», c'est-à-dire du partage préliminaire d'attitudes communicatives et cognitives. Toutefois, la coopération excédentaire de l'Intellect, au lieu d'annuler la coercition de la production capitaliste, constitue une de ses ressources les plus importantes. Son hétérogénéité n'a ni voix ni visibilité. Donc, puisque l'apparition de l'Intellect devient le pré-requis technique du Travail, l'agir ensemble en dehors du travail qu'elle provoque est à son tour soumis aux critères et aux hiérarchies qui caractérisent le régime de l'usine. Il y a deux conséquences principales de cette situation paradoxale. La première concerne la nature et la forme du pouvoir politique. Le caractère public particulier de l'Intellect, dépourvu d'une expression vraiment propre de ce Travail qui le réclame aussi comme force productive, se manifeste indirectement dans le domaine de l'Etat par le biais de la croissance hypertrophique des appareils administratifs. L'administration, et non plus le système politico-parlementaire, est le cur de l'Etat: mais il en est ainsi justement parce qu'elle représente une concrétion autoritaire du general intellect, le point de fusion entre savoir et commandement, l'image renversée de la coopération excédentaire. Il est bien vrai que depuis des décennies on remarque le poids croissant et déterminant de la bureaucratie dans le «corps politique», la prééminence du décret sur la loi: je voudrais cependant signaler ici un seuil inédit. Pour résumer, nous ne sommes plus confrontés aux processus connus de rationalisation de l'Etat, mais, à l'inverse, il faut désormais constater l'avènement de l'étatisation de l'Intellect. La vieille expression «raison d'Etat» acquiert pour la première fois une signification non métaphorique. Si Hobbes voyait le principe de légitimation du pouvoir absolu dans le transfert du droit naturel de chaque individu particulier sur le souverain, aujourd'hui par contre il faudrait parler d'un transfert de l'Intellect, ou mieux, de son caractère public immédiat et irréductible, à l'administration de l'Etat. La deuxième conséquence concerne la vraie nature effective du régime post-fordiste. Puisque l'«espace à structure publique» ouvert par l'Intellect est réduit encore et toujours à la coopération du travail, c'est-à-dire à un réseau ténu de relations hiérarchiques, la fonction dirimante que possède la «présence d'autrui» dans toutes les opérations de production concrètes prend la forme de la dépendance personnelle. Autrement dit, l'activité virtuose se donne comme travail servile universel. L'affinité entre le pianiste et le serviteur, que Marx avait notée, trouve une confirmation inopinée à l'époque où tout travailleur salarié a quelque chose de l'«artiste-interprète». Sauf que c'est le travail même, producteur de la plus-value, qui prend les allures du travail servile. Quand «le produit est inséparable de l'acte de produire», cet acte met en cause la personne qui l'accomplit, et surtout le rapport entre celle-ci et celle qui l'a ordonné ou à qui il est destiné. La mise au travail de ce qui est commun, c'est-à-dire de l'intellect et du langage, d'un côté rend fictive l'impersonnelle division technique des tâches, mais de l'autre, en ne traduisant pas cette communauté dans une sphère publique (ou dans une communauté politique), induit une personnalisation visqueuse de l'assujettissement. La question cruciale se pose ainsi: est-il possible de séparer ce qui aujourd'hui est uni, c'est-à-dire l'Intellect (le general intellect) et le Travail (salarié), et d'unir ce qui est aujourd'hui séparé, c'est-à-dire l'Intellect et l'Action politique? Est-il possible de passer de la «vieille alliance» Intellect/Travail à une «nouvelle alliance» Intellect/Action politique? Soustraire l'agir politique à la paralysie actuelle, ce n'est pas autre chose que développer le caractère public de l'Intellect en dehors du Travail salarié, en opposition à celui-ci. Cela présente deux profils distincts entre lesquels subsiste cependant la complémentarité la plus stricte. D'une part, le general intellect s'affirme comme sphère publique autonome seulement si on coupe le lien qui l'attache à la production de marchandises et au travail salarié. D'autre part, la subversion des rapports capitalistes de production peut se manifester, désormais, seulement avec l'institution d'une sphère publique non étatique, d'une communauté politique qui ait le general intellect comme pivot. Les traits saillants de l'expérience post-fordiste (virtuosité servile, valorisation des facultés langagières propres, l'immanquable relation avec la «présence d'autrui», etc.) postulent, comme loi du talion conflictuelle, rien de moins qu'une forme radicalement nouvelle de démocratie. La sphère publique non étatique est la sphère publique qui se conforme au mode d'être de la multitude. Elle profite du «caractère public» du langage/pensée, du caractère extrinsèque, émergeant, partagé de l'Intellect en tant que partition des virtuoses. Il s'agit d'un caractère public comme on l'a déjà observé tout à fait hétérogène par rapport à celui qui est institué par la souveraineté de l'Etat ou, pour le dire comme Hobbes, par l'«unité du corps politique». Ce caractère public, qui se manifeste aujourd'hui comme une éminente ressource productive, peut devenir un principe constitutionnel, une sphère publique, justement. Comment la virtuosité peut-elle être non servile? Comment passe-t-on, hypothétiquement, de la virtuosité servile à une virtuosité «républicaine» (en entendant par «république de la multitude» un domaine des affaires communes qui ne serait plus étatique)? Comment concevoir, en principe, l'action politique fondée sur le general intellect? Sur ce terrain, il faut être prudent. Tout ce que l'on peut faire, c'est indiquer la forme logique de quelque chose qui manque encore d'une expérience empirique solide. Je propose deux mots-clé: désobéissance civile et exode. La désobéissance civile représente, peut-être, la forme d'action politique fondamentale de la multitude. A condition toutefois de l'émanciper de la tradition libérale dans laquelle elle est insérée. Il ne s'agit pas de ne pas suivre telle loi particulière parce qu'incohérente ou contradictoire par rapport à d'autres normes fondamentales, par exemple par rapport à la Constitution: dans un cas semblable, en fait, l'insoumission témoignerait seulement d'une loyauté plus profonde envers le commandement de l'Etat. A l'inverse, la désobéissance radicale qui nous intéresse ici remet en question la faculté même de commander de l'Etat. Une petite digression pour mieux comprendre. Selon Hobbes, avec l'institution du «corps politique», nous nous obligeons à obéir avant même de savoir ce qui sera ordonné: «L'obligation d'obéissance, dont la force donne validité aux lois civiles, précède toute loi civile» (Hobbes 1642, XIV, 21). C'est pour cela qu'on ne trouvera pas de loi particulière qui intime explicitement de ne pas se rebeller. Si l'acceptation inconditionnelle du commandement de l'Etat n'était pas déjà présupposée, les dispositions législatives concrètes (y compris, évidemment, celle qui dit «tu ne te rebelleras pas») n'auraient aucune validité. Hobbes soutient que le lien d'obéissance originel dérive de la «loi naturelle», c'est-à-dire de l'intérêt commun quant à l'autoconservation et la sécurité. Mais, il s'empresse de l'ajouter, la loi naturelle, c'est-à-dire la loi supérieure qui impose d'observer tous les ordres du souverain, devient effectivement une loi «seulement quand on est sorti de l'état de nature, donc quand l'Etat est désormais institué». Se dessine ainsi un véritable paradoxe: l'obligation d'obéissance est à la fois cause et effet de l'existence de l'Etat, elle est soutenue par ce dont elle constitue aussi le fondement, elle précède et elle suit en même temps la formation de l'«empire suprême». La multitude prend pour cible précisément l'obéissance préliminaire et sans contenu, base sur laquelle on ne peut que développer une mélancolie dialectique entre acquiescement et «transgression». En s'opposant à une prescription particulière sur le démantèlement de l'assistance médicale ou sur l'arrêt de l'immigration, la multitude remonte cependant au présupposé caché de toute prescription impérative et en entame la mise en vigueur. La désobéissance radicale aussi «précède les lois civiles», puisqu'elle ne se borne pas à les violer, mais qu'elle met en cause le fondement même de leur validité. Venons-en maintenant au deuxième mot-clé: exode. Le bouillon de culture de la désobéissance civile, ce sont les conflits sociaux qui ne se manifestent pas uniquement et essentiellement comme protestation, mais plutôt et surtout comme défection (pour le dire avec Albert O. Hirschman, pas comme voice, mais comme exit [Hirschman 1970]). Rien n'est moins passif qu'une fuite, qu'un exode. La défection modifie les conditions dans lesquelles le conflit a lieu, au lieu de présupposer qu'elles constituent un horizon inamovible; elle change le contexte où naît le problème, au lieu d'affronter ce dernier en choisissant l'un ou l'autre terme des alternatives prévues. Pour résumer, l'exit consiste en une invention irrespectueuse, qui altère les règles du jeu et affole la boussole de l'adversaire. Il suffit de penser qu'on se souvienne de ce que l'on a dit plus haut à ce propos à la fuite massive par rapport au régime de l'usine, mise en acte par les ouvriers américains au milieu du XIXe siècle: s'avançant au-delà de la «frontière» pour coloniser des terres à peu de frais, ils saisirent l'occasion de rendre réversible leur propre condition de départ. Quelque chose de similaire est arrivé en Italie à la fin des années 70, quand la force de travail des jeunes, contre toute attente, préféra le travail précaire et à mi-temps à l'emploi fixe de la grande entreprise. Ne serait-ce que pour un bref laps de temps, la mobilité de l'emploi fonctionna comme ressource politique, provoquant l'éclipse de la discipline industrielle et autorisant un certain degré d'autodétermination. L'exode, ou la défection, est aux antipodes du désespoir contenu dans la formule: «on n'a rien à perdre que ses propres chaînes»; il se fonde, donc, sur une richesse latente, sur une exubérance de possibilités, bref sur le principe du tertium datur. Mais quelle est, pour la multitude contemporaine, l'abondance virtuelle qui sollicite l'option fuite au détriment de l'option résistance? Ce qui est en jeu, ce n'est évidemment pas une «frontière» spatiale, mais le surplus de savoirs, de communication, d'action commune virtuose qui sont impliqués dans le caractère public du general intellect. La défection donne une expression autonome, affirmative, en haut-relief à ce surplus, empêchant ainsi son transfert vers le pouvoir de l'administration étatique, ou sa configuration en tant que ressource productive de l'entreprise capitaliste. Désobéissance, exode. Il est clair cependant que ce ne sont là qu'allusions à ce que pourrait être la virtuosité politique, c'est-à-dire non servile, de la multitude.
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Deuxième journée Dix thèses sur le post-fordisme
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