l'éclat

Paolo Virno  Grammaire de la multitude

 

Troisième journée : La multitude comme subjectivité

Le concept de multitude mérite peut-être le même traitement que le grand épistémologue français Gaston Bachelard proposait de réserver aux problèmes et aux paradoxes soulevés par la mécanique quantique. Bachelard soutenait (Bachelard 1940) que la mécanique quantique doit être entendue comme un sujet grammatical qui, pour être pensé correctement, doit pouvoir profiter de bien des «prédicats» philosophiques hétérogènes entre eux: parfois, c'est un concept kantien qui est utile, à d'autres moments une notion tirée de la psychologie de la Gestalt peut s'avérer éclairante ou, pourquoi pas, une subtilité de la logique scolastique. C'est également vrai de ce qui nous occupe ici. On doit aussi explorer la multitude avec des concepts tirés de divers domaines, de divers auteurs.

C'est d'ailleurs ce que nous avons commencé à faire jusqu'ici. Nous avons d'abord approché la manière d'être du «Nombre» à travers la dialectique crainte-refuge. On se souviendra qu'on a utilisé des mots-clés de Hobbes, Kant, Heidegger, Aristote (les topoi koinoi, c'est-à-dire les «lieux communs»), Marx, Freud. Ensuite, par contre, le repérage de la multitude contemporaine s'est poursuivi en discutant la juxtaposition poiésis/praxis, Travail et Action politique. Les «prédicats» utilisés à cet égard ont été repérés chez Hannah Arendt, Glenn Gould, chez le romancier Luciano Bianciardi, Saussure, Guy Debord, encore une fois Marx, Hirschman et d'autres. Nous examinerons maintenant un autre ensemble de concepts, pour arriver, je l'espère, à donner un éclairage sur la multitude à partir d'une perspective différente. Cet angle différent, c'est celui des formes de la subjectivité.

Les prédicats que l'on peut attribuer au sujet grammatical «multitude» sont les suivants: a) le principe d'individuation, c'est-à-dire la vieille question philosophique qui porte sur ce qui rend singulière une singularité, individuel un individu; b) la notion foucaldienne de «biopolitique»; c) les tonalités émotives, ou Stimmungen; qui qualifient, aujourd'hui, les formes de vie du «Nombre»: opportunisme et cynisme (attention: par tonalité émotive, je ne veux pas dire frissonnement psychologique passager, mais une relation qui caractérise l'être au monde de chacun); d) enfin, deux phénomènes qui, analysés à la fois par Augustin et par Pascal, sont promus au rang de thèmes philosophiques dans Etre et temps de Heidegger: le bavardage et la curiosité.

 

1. Le principe d'individuation

Multitude signifie: la pluralité – littéralement: l'être-nombreux – en tant que forme durable d'existence sociale et politique, par opposition à l'unité cohérente du peuple. Eh bien, la multitude consiste en un réseau d'individus; le «Nombre», c'est de nombreuses singularités.

Il est décisif de considérer ces singularités comme un point d'arrivée, et pas comme une donnée de départ; comme l'issue ultime d'un processus d'individuation, non comme des atomes solipsistes. C'est précisément parce qu'il est le résultat complexe d'une différenciation progressive, que le «Nombre» ne sollicite pas de synthèse ultérieure. L'individu de la multitude est le terme final d'un processus qui n'est suivi de rien d'autre, parce que tout le reste (le passage de l'Un au Nombre) s'est déjà produit.

Quand on parle d'un processus, ou d'un principe, d'individuation, il faut tenir compte le plus possible de ce qui précède l'individuation elle-même. On a affaire avant tout, à une réalité pré-individuelle, soit à quelque chose de commun, d'universel, d'indifférencié. L'incipit du processus qui produit les singularités est non individuel, pré-individuel. La singularité prend racine dans son opposé, provient de ce qui est son antipode. La notion de multitude semble avoir quelque familiarité avec la pensée libérale, parce qu'elle valorise l'individualité, mais en même temps, elle s'en détache radicalement parce qu'une telle individualité est le résultat final d'une individuation qui part de l'universel, du générique, du pré-individuel. L'apparente proximité s'inverse en éloignement suprême.

Posons-nous la question: en quoi consiste la réalité pré-individuelle qui est à la base de l'individuation? Les réponses possibles sont nombreuses et toutes légitimes.

En premier lieu, est pré-individuel le fond biologique de l'espèce, c'est-à dire les organes sensoriels, l'appareil moteur, les prestations perceptives. Ce qu'affirme Merleau-Ponty à ce propos est très intéressant: «Je n'ai pas plus conscience d'être le vrai sujet de ma sensation que de ma naissance ou de ma mort.» (Merleau-Ponty 1945, p. 249). Et plus loin: «La vision, l'ouïe, le toucher, avec leurs champs [...] sont antérieurs et demeurent étrangers à ma vie personnelle» (idem, p. 399). La perception ne se décrit pas à la première personne du singulier. Ce n'est jamais un «je» individuel qui sent, qui voit, qui touche, mais c'est l'espèce comme telle. On assigne plutôt le «on», pronom anonyme, à la sensation: on voit, on touche, on sent. Le pré-individuel qui est inscrit dans la sensation est une dotation biologique générique, qui ne peut être singularisée.

En deuxième lieu, la langue, la langue historico-naturelle, partagée par tous les locuteurs d'une certaine communauté, est pré-individuelle. La langue est à tout le monde et à personne. Dans son cas également, il n'existe pas de «je» individué, mais un «on»: on parle. L'usage de la parole est avant tout inter-psychique, social, public. Il n'existe pas – dans aucun cas et surtout pas dans celui du nouveau-né – de langage «privé». C'est à ce propos que se comprend toute la portée du concept d'«intellect public» ou general intellect. Toutefois la langue, à la différence de la perception sensorielle, est un domaine pré-individuel à l'intérieur duquel prend racine le processus d'individuation. L'ontogenèse, c'est-à-dire les phases de développement de l'être vivant singulier, consiste justement dans le passage du langage comme expérience publique ou inter-psychique au langage comme expérience singularisante et intra-psychique. Ce processus, à mon avis, s'accomplit quand l'enfant se rend compte que son acte de parole ne dépend pas seulement de la langue déterminée (qui par tant d'aspects ressemble à un liquide amniotique ou à un environnement zoologique anonyme), mais qu'il est aussi en relation avec une faculté générique de parler, avec une puissance\indéterminée de dire (qui ne se résume jamais à telle ou telle langue historico-naturelle). L'explicitation progressive du rapport entre faculté (ou puissance) de parler et acte particulier de paroles:voilà ce qui permet de dépasser le caractère pré-individuel de la langue historico-naturelle, en provoquant l'individuation du locuteur. En effet, tandis que la langue est à tout le monde et à personne, le passage du pur et simple pouvoir-dire à une énonciation particulière et contingente détermine l'espace de ce qui est «vraiment à moi». C'est une affaire compliquée, à laquelle je ne peux ici que faire allusion. Pour conclure: retenons que, tandis que le pré-individuel perceptif reste tel quel, sans donner lieu à une individuation, le pré-individuel linguistique est en revanche la base ou le milieu dans lequel prend forme la singularité individuée.

En troisième lieu, le rapport de production dominant est pré-individuel. Cela a donc quelque chose à voir avec une réalité pré-individuelle tout à fait historique. Dans le capitalisme avancé, le processus de travail mobilise les qualités les plus universelles de l'espèce: perception, langage, mémoire, affects. Les rôles et les fonctions, à l'époque post-fordiste, coïncident largement avec le attungswesen, ou «existence générique» dont parlait Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 (Marx 1932). L'ensemble des forces productives est pré-individuel. C'est la coopération sociale comme action commune, ensemble de relations poïétiques, «politiques», cognitives, émotives. C'est le general intellect, l'intellect général, objectif, extrinsèque. La multitude contemporaine est composée d'individus individués, qui ont aussi derrière eux cette réalité pré-individuelle (en plus, naturellement de la perception sensorielle anonyme et de la langue de tous et de personne).

 

Un sujet amphibie. Dans un livre important, L'individuation psychique et collective (1989), Gilbert Simondon, philosophe français cher à Gilles Deleuze et jusqu'ici plutôt négligé (y compris en France), propose sur le principe d'individuation d'autres «prédicats» conceptuels applicables à la multitude, le sujet grammatical qui nous occupe.

Deux thèses de Simondon sont particulièrement pertinentes pour qui veut parler de la subjectivité à l'époque de la multitude. La première thèse soutient que l'individuation n'est jamais achevée, que le pré-individuel ne se traduit jamais tout à fait en singularité. En conséquence, selon Simondon, le sujet consiste en un mélange permanent d'éléments pré-individuels et de traits individués; on peut même dire qu'il est ce mélange. Ce serait une grave erreur, selon Simondon, d'identifier le sujet à l'une de ses parties, celle qui est singularisée. Celui-ci est en revanche composé: «je» mais aussi «on»; unicité sans reproduction possible, mais aussi universalité anonyme.

Si le «je» individué cohabite avec le fond biologique de l'espèce (la perception sensorielle, etc.), avec les caractères publics ou inter-psychiques de la langue maternelle, avec la coopération productive et le general intellect, il faut ajouter, cependant, que cette cohabitation n'est pas toujours pacifique et qu'elle engendre même toutes sortes de crises. Le sujet est un champ de bataille. Il n'est pas rare que les aspects pré-individuels semblent mettre en question l'individuation: cette dernière se révèle être un résultat précaire, toujours réversible. En d'autres occasions, c'est l'inverse, c'est le «je» strict qui semble vouloir réduire à lui-même, avec une voracité extrême, tous les aspects pré-individuels de notre expérience. Dans les deux cas, ne manquent certes pas des phénomènes de peur panique, d'angoisse, de pathologies en tout genre. Soit un Je sans monde, soit un monde sans Je: ce sont là les deux bornes extrêmes d'une oscillation qui pourtant, sous des formes plus atténuées, n'est jamais complètement absente. Il est clair pour Simondon qu'il existe deux témoins de cette oscillation, les affects et les passions. La relation entre pré-individuel et individué, est en fait médiée par les affects.

Une parenthèse. Le mélange, pas toujours harmonieux entre les aspects pré-individuels et les aspects singularisés du sujet touche de près le rapport entre les singularités du «Nombre» et le general intellect. Dans le premier chapitre, nous avons suffisamment insisté sur la physionomie terrifiante que peut prendre l'«intellect général» quand il ne se traduit pas en une sphère publique, mais qu'il exerce la pression d'un pouvoir impersonnel et despotique. Dans ce cas-ci, le pré-individuel aspire et menace. Dans la pensée critique du XXe siècle – que l'on pense surtout à l'Ecole de Francfort – on a soutenu que le malheur naît de la séparation de l'individu par rapport aux forces productives universelles. On nous présente un individu confiné dans une niche froide et sombre, tandis que, loin de lui, resplendit l'anonyme puissance de la société (et de l'espèce). C'est là une idée complètement fausse. Le malheur et l'insécurité viennent non pas de la séparation entre existence individuelle et puissances pré-individuelles, mais de leur entrelacs serré, quand celui-ci se manifeste comme dissonance, oscillation pathologique, crise.

Venons-en maintenant à la deuxième thèse de Simondon. Il soutient que le collectif, l'expérience collective, la vie de groupe n'est pas, comme on le croit généralement, le domaine dans lequel se délayent ou s'amoindrissent des traits saillants de l'individu singulier, mais qu'au contraire il est le terrain d'une individuation nouvelle, plus radicale. En participant à un collectif, le sujet, loin de renoncer à ses traits les plus particuliers, a l'occasion d'individuer, au moins en partie, la part de réalité pré-individuelle qu'il porte toujours en lui-même. Pour Simondon, dans le collectif, on cherche à affiner sa propre singularité, à la mettre au diapason. C'est seulement dans le collectif, et certainement pas dans le sujet isolé, que la perception, la langue, les forces productives peuvent se configurer comme une expérience individuée.

Cette thèse permet de comprendre mieux l'opposition entre «peuple» et «multitude». Pour la multitude, le collectif n'est pas centripète, fusionnel. Ce n'est pas le lieu de formation de la «volonté générale» et de préfiguration de l'unité de l'Etat. Puisque l'expérience collective de la multitude n'émousse pas mais au contraire radicalise le processus d'individuation, il est exclu par principe que d'une telle expérience on puisse extrapoler un trait homogène; il est exclu que l'on puisse «déléguer» ou «transférer» quelque chose au souverain. Le collectif de la multitude, en tant qu'individuation ultérieure ou de second degré, fonde la possibilité d'une démocratie non représentative. Réciproquement, on peut définir la «démocratie non représentative» comme une individuation du pré-individuel historico-social: science, savoir, coopération productive, general intellect. Le «Nombre» persiste en tant que «Nombre», sans aspirer à l'unité de l'Etat parce que: 1) en tant que singularités individuées, il a déjà derrière lui l'unité/universalité qui est inscrite dans les différents types de pré-individuel; 2) dans son action collective, il accentue et il poursuit le processus d'individuation.

 

L'individu social. Dans les «Fragments sur les machines» des Grundrisse (Marx 1939-1941 post.), Marx élabore un concept qui, à mon avis, est central pour comprendre la subjectivité de la multitude contemporaine. Un concept, je le dis d'emblée, objectivement relié à la thèse de Simondon sur le mélange entre réalité pré-individuelle et singularité. Il s'agit du concept d'«individu social». Ce n'est pas un hasard, me semble-t-il, si Marx utilise cette expression dans les mêmes pages où il traite du general intellect, de l'intellect public. L'individu est social, parce que, en lui, le general intellect est présent. Ou même, en ayant recours encore une fois au Marx des Manuscrits, parce que, chez lui, se manifeste ouvertement, à côté du Je singulier, le gattungswesen, l'«existence générique», l'ensemble des qualités requises et des facultés de l'espèce Homo sapiens sapiens.

«Individu social» est un oxymore, une unité des contraires: cela pourrait ressembler à une coquetterie hégélienne, suggestive et inconsistante, si l'on ne pouvait pas profiter de Simondon pour en déchiffrer le sens. «Social» se traduit par pré-individuel, «individu» par résultat ultime du processus d'individuation. Puisque par «pré-individuel» il faut entendre la perception sensorielle, la langue, les forces productives, on pourrait dire aussi que l'«individu social» est l'individu qui exhibe ouvertement sa propre ontogenèse, sa propre formation (avec ses différentes strates ou éléments constitutifs).

Il y a une sorte de chaîne lexicale qui relie l'être-multiple, la vieille question du principe d'individuation, la notion marxienne d'«individu social», la thèse de Simondon sur la cohabitation dans chaque sujet d'éléments pré-individuels (langue, coopération sociale, etc.) et d'éléments individuels. Je propose d'appeler multitude l'ensemble des «individus sociaux». On pourrait dire – avec Marx mais en opposition à une bonne part du marxisme – que la transformation radicale de l'état des choses présentes consiste à conférer la plus grande importance et la plus grande valeur à l'existence de chaque membre singulier de l'espèce. Cela semblera peut-être paradoxal, mais je crois que la théorie de Marx pourrait (et même devrait) se comprendre aujourd'hui comme une théorie réaliste et complexe de l'individu. Comme un individualisme rigoureux: donc comme une théorie de l'individuation.

 

2. Un concept équivoque: la biopolitique

Le terme «biopolitique» a été introduit par Foucault, dans quelques cours donnés dans les années 70 au Collège de France (Foucault 1989), cours consacrés aux changements du concept de «population» entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Pour Foucault, c'est à cette époque que la vie, la vie comme telle, la vie comme simple processus biologique commence à être gouvernée, administrée politiquement. Ces dernières années, le concept de «biopolitique» est devenu à la mode: on s'y réfère souvent et volontiers à tout propos. Il faudrait éviter cet emploi automatique et irréfléchi. Posons-nous donc la question de savoir comment et pourquoi la vie surgit au centre de la scène publique, comment et pourquoi l'Etat la réglemente et la gouverne.

A mon avis, pour comprendre le noyau rationnel du terme «biopolitique», il faut partir d'un autre concept, relativement plus complexe sous l'angle de la philosophie: celui de force de travail. De cette notion, on parle un peu partout dans les sciences sociales, en négligeant cependant avec désinvolture son caractère âpre et paradoxal. Si les philosophes de profession s'occupaient de quelque chose de sérieux, ils devraient y consacrer beaucoup de leur labeur et de leur attention. Que signifie «force de travail»? Cela signifie puissance de produire. Puissance, c'est-à-dire faculté, capacité, dynamis. Puissance générique, indéterminée: en elle n'est pas préinscrite une forme particulière ou une autre de gestes de travail, mais toute forme, autant la fabrication d'une portière que la cueillette des poires, autant le bavardage d'une téléphoniste des lignes de chat que la correction d'épreuve. La force de travail est la «somme de toutes les attitudes physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité» (Marx 1867). Toutes... Attention. Quand on parle de la force de travail, on se réfère implicitement à tout type de facultés: la compétence linguistique, la mémoire, la motricité, etc. C'est aujourd'hui seulement, à l'époque post-fordiste, que la réalité de la force de travail est pleinement à la hauteur de son concept. C'est-à-dire qu'aujourd'hui seulement, la notion de force de travail n'est pas réductible (comme à l'époque de Gramsci) à un ensemble de qualités physiques, mécaniques, mais contient en elle-même, à plein titre, la «vie de l'esprit».

Venons-en au fait. Le rapport de production capitaliste se fonde sur la différence entre force de travail et travail effectif. La force de travail, je le répète, est puissance pure, bien distincte des actes correspondants. Marx écrit: «Qui dit capacité de travail ne dit pas travail, comme qui dit capacité de digérer ne dit pas digestion» (idem). Il s'agit cependant d'une puissance qui vante les prérogatives très concrètes de la marchandise. La puissance est quelque chose de non présent, de non réel; mais dans le cas de la force de travail, ce quelque chose de non présent est toutefois sujet à l'offre et la demande (cf. Virno 1999). Le capitaliste achète la faculté de produire en tant que telle («la somme de toutes les attitudes physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité»), et non une ou plusieurs prestations déterminées. Une fois que l'achat et la vente ont été effectués, il emploie comme il veut la marchandise dont il a pris possession: «L'acquéreur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur. C'est ainsi que ce qui était d'abord potentia devient actu» (Marx 1867). Le travail réellement effectué ne se limite pas seulement à dédommager le capitaliste de l'argent qu'il a déboursé auparavant pour s'assurer du potentiel de travail d'un autre, mais il se poursuit pour un laps de temps supplémentaire: c'est là que se trouve la genèse de la plus-value, c'est là l'arcane de l'accumulation capitaliste.

La force de travail incarne (littéralement) une catégorie fondamentale de la pensée philosophique: c'est-à-dire la puissance, la dynamis. Et «potentiel», je viens de le dire, signifie ce qui n'est pas actuel, ce qui n'est pas présent. Eh bien quelque chose qui n'est pas présent (ou réel) devient, dans le capitalisme, une marchandise d'une importance exceptionnelle. La puissance, la dynamis, la non-présence, au lieu de demeurer concept abstrait, prend des allures pragmatiques, empiriques, socio-économiques. La faculté comme telle, non encore appliquée, est au centre de l'échange entre le capitaliste et l'ouvrier. Objet de l'achat-vente, elle n'est pas une entité réelle (des prestations de travail effectivement effectuées), mais quelque chose qui, en soi, n'a pas une existence spatio-temporelle autonome (la capacité générique de travail).

Les caractéristiques paradoxales de la force de travail (quelque chose d'irréel, qui pourtant s'achète et se vend comme n'importe quelle marchandise) sont les prémisses de la biopolitique. Pour s'en rendre compte, il faut ajouter une pièce à l'argumentation. Dans les Grundrisse, Marx écrit que «la valeur d'usage que l'ouvrier a à offrir [dans l'échange avec le capitaliste] ne se matérialise pas en un produit, n'existe pas en dehors de lui, n'existe donc pas réellement mais seulement dans l'ordre du possible, c'est-à-dire comme sa capacité» (Marx 1939-1941 post.). Il faut noter le point décisif: là où l'on vend quelque chose qui n'existe que comme possibilité, ce quelque chose n'est pas séparable de la personne vivante du vendeur. Le corps vivant de l'ouvrier est le substrat de cette force de travail qui, en soi, n'a pas d'existence indépendante. La «vie», le bios pur et simple, acquiert une importance spécifique en tant que tabernacle de la dynamis, de la puissance pure.

La vie de l'ouvrier, son corps, intéresse le capitaliste seulement pour une raison indirecte: ce corps, cette vie représentent ce qui contient la faculté, la puissance, la dynamis. Le corps vivant devient objet à gouverner non pas pour sa valeur intrinsèque, mais parce qu'il est le substrat de ce qui seul compte vraiment: la force de travail comme somme des plus diverses facultés humaines (pouvoir de parler, de penser, de se rappeler, d'agir, etc.). La vie se place au centre de la politique alors que la mise qui est en jeu, c'est la force de travail immatérielle (et en soi non présente). Pour cette raison, et seulement pour cette raison, il est permis de parler de «biopolitique». Le corps vivant dont s'occupent les appareils administratifs de l'Etat, est le signe tangible d'une puissance non encore réalisée, le simulacre du travail non encore objectivé ou, comme dit Marx avec une très belle formule, du «travail comme subjectivité». Le potentiel de travail, acheté et vendu comme toutes les autres marchandises, c'est du travail non encore objectivé, du «travail comme subjectivité». On pourrait dire que, tandis que l'argent est le représentant universel des valeurs d'échange, à partir de la même échangeabilité des produits, la vie fait office de potentiel de produire, d'invisible dynamis.

L'origine non mythologique de ce dispositif de savoirs et de pouvoirs, que Foucault appelle biopolitique, se retrouve sans aucun doute dans le mode d'être de la force de travail. L'importance pratique assumée par la puissance en tant que puissance (le fait que celle-ci est achetée et vendue en tant que telle), ainsi que l'impossibilité de la séparer de l'existence corporelle immédiate de l'ouvrier: c'est là le fondement effectif de la biopolitique. Foucault se moque des philosophes libertaires comme Wilhem Reich (le psychanalyste hors norme), selon lequel une attention frénétique à l'égard de la vie serait le résultat d'une intention répressive: discipliner les corps pour augmenter la productivité du travail. Foucault a tout à fait raison, mais la cible de son ironie est facile. C'est vrai: le gouvernement de la vie est assez articulé et il prend des formes variées allant de la contention des impulsions à la licence la plus effrénée, de l'interdit pointilleux à la tolérance affichée, du ghetto pour les pauvres aux salaires élevés de Keynes, des Quartiers de Haute Sécurité des prisons à l'Etat providence. Ceci dit, l'interrogation fondamentale demeure: pourquoi s'occupe-t-on de la vie comme telle, pourquoi veut-on la gouverner? La réponse est univoque: parce qu'elle sert de substrat d'une simple faculté, la force de travail, qui en fait a acquis la consistance d'une marchandise. Il ne s'agit pas ici de la productivité du travail en actes, mais de la possibilité d'échange de la puissance de travail. Par le seul fait d'être achetée et vendue, cette puissance met en cause également le réceptacle dont on ne peut la dissocier, c'est-à-dire le corps vivant; de plus, elle l'expose complètement en tant qu'objet d'innombrables stratégies différentes de gouvernement.

Il ne faut pas croire, donc, que la biopolitique contienne en elle-même, en tant qu'articulation particulière qui serait sienne, la gestion de la force de travail. C'est le contraire: la biopolitique n'est qu'un effet, un reflet, ou justement une articulation, de ce fait primordial – à la fois historique et philosophique – qui consiste en l'achat et la vente de la puissance en tant que puissance. Il y a du biopolitique là où se trouve au tout premier plan, dans l'expérience immédiate, ce qui appartient à la dimension potentielle de l'existence humaine: pas le mot que l'on prononce, mais la faculté de parler comme telle; pas le travail qui est réellement accompli, mais la capacité générique de produire. La dimension potentielle de l'existence ne devient importante justement et seulement que sous la forme de la force de travail. Sous cette forme, je l'ai déjà dit, se résument toutes les différentes facultés ou puissances de l'animal humain. Tout bien considéré, «force de travail» ne désigne pas une faculté spécifique, mais l'ensemble des facultés humaines en tant qu'elles sont engagées dans la pratique de la production. «Force de travail» n'est pas un nom propre, mais un nom commun.

 

3. Les tonalités émotives de la multitude

Je voudrais maintenant parler rapidement de la situation émotive dans laquelle se trouve la multitude contemporaine. Par l'expression «situation émotive», je ne fais pas référence, soyons clairs là-dessus, à un éventail de propensions psychologiques, mais à des modes d'être et de sentir si répandus qu'ils en deviennent communs aux contextes d'expérience les plus divers (travail, loisir, affects, politique, etc.). La situation émotive, en dehors du fait qu'elle possède un caractère d'ubiquité, est toujours ambivalente. C'est-à-dire qu'elle peut se manifester, autant comme acquiescement que comme conflit, avec les allures de la résignation autant qu'avec celles de l'inquiétude critique. Autrement dit: la situation émotive a un noyau neutre sujet à déclinaisons diverses et même opposées. Ce noyau neutre indique un mode d'être fondamental. Maintenant, il est indubitable que la situation émotive de la multitude se manifeste aujourd'hui par de «mauvais sentiments»: opportunisme, cynisme, intégration sociale, abjuration toujours recommencée, résignation hilare. Toutefois, à partir de ces «mauvais sentiments», il faut remonter au noyau neutre, c'est-à-dire au mode d'être fondamental, qui, en principe, pourrait donner lieu aussi à des retournements assez différents de ceux qui prévalent aujourd'hui. Ce qui est difficile à comprendre, c'est que l'antidote, pour ainsi dire, ne peut se repérer qu'à partir de ce qui aujourd'hui se donne à voir comme poison.

La situation émotive de la multitude post-fordiste se caractérise par l'immédiate coïncidence de la production et de l'éthicité, «structure» et «superstructure», chambardement du processus de travail, technologies et tonalités émotives, développement matériel et culturel. Arrêtons-nous un instant sur cette coïncidence. Quelles sont les principales qualités que l'on exige d'un travailleur dépendant aujourd'hui? L'habitude de la mobilité, la capacité à s'adapter aux reconversions les plus brutales, l'adaptabilité associée à un peu de débrouillardise, la souplesse dans le passage d'un ensemble de règles à un autre, l'aptitude à une interaction linguistique aussi banalisée que plurilatérale, la familiarité à se repérer au milieu d'un nombre limité de solutions alternatives. Ces qualités ne sont pas le fruit de la mise au pas industrielle, mais plutôt le résultat d'une socialisation qui a son centre de gravité en dehors du travail. Le «professionnalisme» effectivement requis et offert se compose de qualités qui s'acquièrent dans un séjour prolongé à un stade pré-travail ou précaire. En d'autres termes: dans l'attente d'un emploi, se développent des talents génériquement sociaux et ces habitudes de ne pas prendre d'habitudes durables, qui deviendront, une fois qu'on aura trouvé un emploi, de véritables «outils de travail».

L'entreprise post-fordiste met à profit cette habitude de ne pas avoir d'habitudes, cet entraînement à la précarité et à la variabilité. Mais ce qui est décisif, c'est la socialisation (par ce terme je désigne le rapport au monde, aux autres et à soi-même) qui advient essentiellement à l'extérieur du travail, une socialisation essentiellement hors travail. Ce sont ces chocs urbains dont parlait Benjamin, la prolifération des jeux de langage, la variation infinie des règles et des techniques qui constituent le gymnase où l'on forge les qualités et les exigences qui, par la suite seulement, deviendront qualités et exigences «professionnelles». A bien y regarder, la socialisation hors travail (qui cependant débouche sur la «fonctionnalité» post-fordiste) consiste en expériences et en sentiments que la grande philosophie et la grande sociologie du siècle dernier, à partir de Heidegger et de Simmel, ont reconnus comme étant les traits distinctifs du nihilisme. Est nihiliste la pratique qui ne profite plus d'un fondement solide, de structures récursives sur lesquelles compter, d'habitudes refuges. Au XXe siècle, le nihilisme est apparu comme le contrepoint correspondant aux processus de rationalisation de la production et de l'Etat. C'est-à-dire: d'une part le travail, d'autre part la précarité et l'instabilité de la vie urbaine. Aujourd'hui par contre, le nihilisme (l'habitude de ne pas avoir d'habitudes, etc.) entre dans la production, devient exigence professionnelle, il est mis au travail. Seul celui qui connaît bien l'instabilité aléatoire des formes de vie urbaines sait comment se comporter dans les usines du just in time.

Dans ces conditions, il est presque inutile d'ajouter que vole en éclats le petit schéma qui a servi à une bonne part de la tradition sociologique et philosophique à représenter les processus de «modernisation». Selon ce petit schéma, l'innovation (technologique, émotive, éthique) bouleverserait les sociétés traditionnelles dans lesquelles prévaudraient les habitudes répétitives. Philémon et Baucis, les paysans pacifiques que Goethe décrit dans Faust, seraient déracinés par l'entrepreneur moderne. Rien de tout cela aujourd'hui. On ne peut plus parler de modernisation là où l'innovation intervient, avec d'ailleurs une fréquence toujours plus rapide, sur une scène toujours plus caractérisée par le déracinement, par l'aléatoire, par l'anomie, etc. Ce qui est crucial, c'est que le bouleversement actuel de la production profite, comme de sa ressource la plus précieuse, de tout ce que le petit schéma de la modernisation range parmi ses effets: incertitude des attentes, contingence des positions, identités fragiles, valeurs toujours en mutation. Les technologies «avancées» ne provoquent pas un «dépaysement» susceptible de dissiper une familiarité antérieure, mais réduit à un profil professionnel l'expérience même du dépaysement le plus radical. Le nihilisme, qui est de prime abord dans l'ombre de la puissance technico-productive, devient ensuite ingrédient fondamental, qualité dont on fait grand cas sur le marché du travail.

Ceci constitue la toile de fond sur laquelle se détachent principalement deux tonalités émotives qui ne sont pas particulièrement édifiantes: l'opportunisme et le cynisme. Essayons de passer au crible ces «mauvais sentiments», en identifiant en eux un mode d'être, qui, en soi, ne s'exprime pas nécessairement de façon inconvenante.

 

Opportunisme. L'opportunisme prend racine dans une socialisation hors travail marquée par des virages brusques, des chocs perceptifs, des innovations permanentes, par une instabilité chronique. Est opportuniste celui qui affronte un flux de possibilités toujours interchangeables, en étant disponible au plus grand nombre d'entre elles, en se pliant à la plus proche pour ensuite passer promptement de l'une à l'autre. C'est là une définition structurelle, sobre, non moraliste de l'opportunisme. Ce qui est en question, c'est une sensibilité aiguë pour les chances passagères, une familiarité avec le kaléidoscope de l'opportunité, une relation intime avec le possible en tant que tel. Dans le mode de production post-fordiste, l'opportunisme acquiert un incontestable relief technique. C'est la réaction cognitive et comportementale de la multitude contemporaine au fait que la praxis n'est plus ordonnée selon des directives uniformes, mais présente un degré élevé d'indétermination. A l'heure actuelle, justement la capacité de se débrouiller au milieu d'opportunités abstraites et interchangeables constitue une qualité professionnelle dans certains secteurs de la production post-fordiste, là où le processus de travail n'est pas réglé en fonction d'un seul objectif particulier, mais d'une classe de possibilités équivalentes, à spécifier au fur et à mesure. La machine informatique n'est pas un moyen pour arriver à une fin univoque, mais prémisse à des élaborations successives et «opportunistes». L'opportunisme se fait valoir comme l'indispensable ressource chaque fois que le processus de travail concret est envahi par un «agir communicationnel» généralisé, sans plus s'identifier, donc, avec le seul «agir instrumental» muet. Ou aussi, reprenant un thème que j'ai déjà abordé, chaque fois que le Travail inclut les traits saillants de l'Action politique. Au fond, qu'est-ce que l'opportunisme si ce n'est une qualité de l'homme politique?

 

Cynisme. Le cynisme aussi est lié à l'instabilité chronique des formes de vie et des jeux de langage. Cette instabilité chronique met en lumière, au travail comme dans le temps libre, les règles strictes qui structurent artificiellement les champs d'action. La situation émotive de la multitude se caractérise justement par l'extrême proximité du «Nombre» par rapport aux règles qui innervent les contextes particuliers. A la base du cynisme contemporain, il y a le fait que les hommes et les femmes font surtout l'expérience de règles plus que de «faits», et cela bien avant que d'expérimenter des événements concrets. Mais faire l'expérience directe de règles, signifie aussi reconnaître qu'elles sont conventionnelles et infondées. Donc, on n'est plus immergés dans un «jeu» prédéfini auquel on participe avec une adhésion réelle, mais on n'aperçoit plus désormais dans les «jeux» particuliers, destitués de toute évidence et de tout sérieux que le lieu de l'immédiate affirmation de soi. Affirmation de soi d'autant plus brutale et arrogante, en somme cynique, qu'on se sert, sans illusion, mais avec une adhésion parfaite dans l'instant, de ces mêmes règles dont on a perçu le caractère conventionnel et instable.

Je pense qu'il existe un rapport assez fort entre le general intellect et le cynisme contemporain. Ou mieux: je pense que le cynisme est une des façons possibles de réagir au general intellect (pas le seul, bien sûr: revient ici le thème de l'ambivalence de la situation émotive). Examinons ce lien de plus près. Le general intellect est le savoir social devenu principale force productive, c'est l'ensemble des paradigmes épistémiques des langages artificiels, des constellations conceptuelles qui innervent la communication sociale et les modes de vie. Le general intellect se distingue des «abstractions réelles» typiques de la modernité, toutes fondées sur le principe d'équivalence. L'argent surtout est une «abstraction réelle», qui représente la commensurabilité des travaux, des produits, des sujets. Eh bien le general intellect n'a rien à voir avec le principe d'équivalence. Les modèles du savoir social ne sont pas unité de mesure, mais constituent le présupposé de possibilités d'action hétérogènes. Les codes et les paradigmes technico-scientifiques se présentent comme «force productive immédiate» ou comme principes de construction. Ils ne sont l'équivalent de rien, mais ils servent de prémisse à tout type d'action.

Le fait que c'est le savoir abstrait plutôt que l'échange des équivalents qui donne un ordre aux relations sociales se reflète dans la figure contemporaine du cynique. Pourquoi? Parce que le principe d'équivalence était la base, fût-elle contradictoire, d'idéologies égalitaires qui défendaient l'idéal d'une reconnaissance réciproque sans restrictions, si ce n'est celles de la communication linguistique universelle et transparente. Par contre, le general intellect, en tant que prémisse apodictique de la praxis sociale, n'offre aucune unité de mesure pour l'équivalence. Le cynique reconnaît, dans le contexte particulier dans lequel il agit, le rôle dominant joué par certaines prémisses épistémologiques et l'absence simultanée d'équivalences réelles. Il comprime préventivement l'aspiration à une communication dialogique paritaire. Il renonce dès le départ à la recherche d'un fondement intersubjectif de sa praxis, comme il renonce à la revendication d'un critère partagé d'évaluation morale. La chute du principe d'équivalence, si intimement relié à l'échange des marchandises, apparaît, dans le comportement du cynique, comme un abandon sans douleur de l'instance d'égalité. Au point qu'il remet l'affirmation de soi précisément à la multiplication (et à la fluidification) des hiérarchies et des disproportions que semble comporter la centralité du savoir qui est apparue dans la production.

Opportunisme et cynisme: «mauvais sentiments», sans doute. Toutefois, il est permis de faire l'hypothèse que tout conflit ou toute protestation de la multitude prendra racine dans la même manière d'être (le «noyau neutre» dont on a parlé précédemment) qui, pour le moment, se manifeste par ces modalités un peu répugnantes. Le noyau neutre de la situation émotive contemporaine, qui peut avoir des manifestations opposées, c'est une familiarité avec le possible en tant que possible et une proximité très grande avec les règles conventionnelles qui structurent les divers contextes de l'action. Cette familiarité et cette proximité, dont dérivent actuellement l'opportunisme et le cynisme, constituent de toutes façons un signe distinctif indélébile de la multitude.

 

4. Le bavardage et la curiosité

Pour finir, je voudrais m'arrêter sur deux phénomènes de la vie quotidienne très connus, qui ont mauvaise réputation, et que Martin Heidegger a élevés au rang de sujets philosophiques. D'abord le bavardage, c'est-à-dire un discours sans structure osseuse, indifférent aux contenus que parfois il effleure, contagieux et proliférant. Ensuite la curiosité, c'est-à-dire l'insatiable appétit pour la nouveauté en tant que nouveauté. Il me semble que ce sont là deux autres prédicats inhérents au sujet grammatical «multitude». A la condition, comme on le verra, de retourner parfois les mots d'Heidegger contre lui-même. En parlant du «bavardage», je voudrais orienter mon propos sur une facette ultérieure du rapport multitude/langage verbal; la «curiosité», quant à elle, a quelque chose à voir avec certaines vertus épistémologiques de la multitude (il va de soi qu'il ne s'agit ici que d'une épistémologie spontanée et irréfléchie).

Le bavardage et la curiosité ont été analysés par Heidegger dans Etre et temps (Heidegger 1927, §§ 35 et 36). Ils sont jugés comme des manifestations typiques de la «vie inauthentique». Cette dernière se caractérise par le nivellement conformiste de tout sentiment et de toute compréhension. En elle, c'est incontestablement le pronom «on» qui domine: on dit, on fait, on croit une chose ou une autre. Selon les termes de Simondon, c'est le pré-individuel qui tient le devant de la scène, en inhibant toute individuation. Le «on» est anonyme et envahissant. Il nourrit des certitudes rassurantes, il diffuse toujours des opinions que l'on partageait déjà. Il est le sujet sans visage de la communication médiatique. Le «on» alimente le bavardage et déchaîne une curiosité sans retenue.

Ce «on» bavard et fouineur occulte le trait saillant de l'existence humaine: l'être dans le monde. Attention: appartenir au monde ne signifie pas le contempler sans se sentir concerné. Cette appartenance implique plutôt un engagement pragmatique. La relation avec le contexte de ma vie ne consiste pas surtout en cognitions et en représentations, mais en une praxis adaptative, en la recherche de protection, en orientation pratique, en intervention de manipulation sur les objets qui m'entourent. La vie authentique, pour Heidegger, semble trouver une expression adéquate dans le travail. Le monde est, en premier lieu, un monde-chantier, un ensemble de moyens et d'objectifs de production, le théâtre d'une alacrité générale. Selon Heidegger, cette relation fondamentale avec le monde est déformée par le bavardage et la curiosité. Qui bavarde ou s'abandonne à la curiosité ne travaille pas, est détourné de l'exécution d'un devoir déterminé, suspend tout «prendre soin de soi» sérieux. Le «on», en dehors d'être anonyme, est aussi oisif. Le monde-chantier est transformé en monde-spectacle.

Posons-nous la question: est-il vrai que le bavardage et la curiosité sont confinés en dehors du travail, dans la distraction et le loisir ? Sur la base de ce que l'on a soutenu jusqu'ici, ne faut-il pas plutôt supposer que ces attitudes sont devenues le pivot de la production contemporaine, où domine l'agir communicationnel et où l'on valorise au maximum la capacité de se débrouiller au milieu d'innovations continuelles?

Commençons ons par le bavardage. Il atteste du rôle dominant de la communication sociale, de son indépendance de tout lien ou de tout présupposé, de sa pleine autonomie. Autonomie par rapport à des objectifs pré-établis, à des emplois circonscrits, à l'obligation de reproduire fidèlement la réalité. Dans le bavardage, manque de toute évidence la correspondance dénotative entre les mots et les choses. Le discours n'exige plus la légitimation extérieure que les événements sur lesquels il porte lui procurent. Lui-même constitue désormais un événement consistant en soi, qui se justifie par le seul fait de se produire. Heidegger écrit: «En vertu de la compréhension moyenne que le langage exprimé porte en lui, le discours transmis [...] peut aussi être compris sans que celui qui écoute ne se place dans la compréhension originaire de ce à propos de quoi le discours parle» (Heidegger 1927, § 35)1. Plus loin: «Le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans aucune appropriation préliminaire de la chose à comprendre.»(idem)2.

Le bavardage entame le paradigme référentialiste. La crise de ce paradigme est à l'origine des mass media. Une fois libérés de la charge de correspondre point par point au monde non linguistique, les énoncés peuvent se multiplier indéfiniment, en se générant entre eux. Le bavardage est non fondé. Et cela explique le caractère labile, et quelquefois vide, de l'interaction quotidienne. Toutefois, ce non-fondé autorise aussi, à chaque instant, l'invention et l'expérimentation de nouveaux discours. En plus de refléter et de transmettre ce qui est, la communication produit elle-même un état des choses, des expériences inédites, des faits nouveaux. Je suis tenté de dire que le bavardage ressemble à un bruit de fond: insignifiant en soi (à la différence des bruits liés à des phénomènes particuliers, par exemple une moto à pleine vitesse ou une perceuse), il offre pourtant une trame dont on peut tirer des variantes significatives, des modulations inédites, des articulations imprévues.

Il me semble que le bavardage constitue la matière première de la virtuosité post-fordiste dont nous avons déjà parlé. Le virtuose, on s'en souvient, est celui qui produit quelque chose que l'on ne peut distinguer et encore moins séparer de l'acte même de produire. Le simple locuteur est un virtuose par excellence. Mais, j'ajoute maintenant, le locuteur non référentialiste; c'est-à-dire le locuteur qui, en parlant, ne reflète pas tel ou tel état des choses, mais en détermine de nouveaux au moyen de ses paroles mêmes. Celui qui, selon Heidegger, bavarde. Le bavardage est performatif: les mots y déterminent les faits, les événements, l'état des choses (cf. Austin 1962). Ou, si on veut, c'est dans le bavardage que l'on peut reconnaître le performatif de base: pas «Je parie» ou «Je jure» ou «Je prends cette femme pour épouse», mais, avant tout, «Je parle». Dans l'assertion: «Je parle», je fais quelque chose en le disant, et, en plus, je déclare ce que je fais pendant que je le fais.

Contrairement à ce que suppose Heidegger, le bavardage non seulement n'est pas une expérience pauvre et blâmable, mais concerne directement le travail, la production sociale. Il y a trente ans, dans beaucoup d'usines il y avait des affiches intimant: «Silence, on travaille.» Qui travaillait se taisait. On ne commençait à bavarder qu'à la sortie de l'usine ou du bureau. La principale nouveauté du post-fordisme, c'est d'avoir mis le langage au travail. Aujourd'hui dans certains ateliers, on pourrait afficher dignement, pendant des inscriptions d'autrefois : «Ici on travaille. Parlez !»

On n'exige pas du travailleur des phrases standard mais un agir communicationnel informel, souple, susceptible d'affronter les éventualités les plus diverses (avec une bonne dose d'opportunisme, attention!). Pour utiliser les termes de la philosophie du langage, je dirais que ce qui est mobilisé, ce n'est pas la parole mais la langue; la faculté même de langage, pas ses applications spécifiques. Cette faculté, c'est-à-dire la capacité générique d'articuler toute sorte d'énoncés, acquiert une importance empirique précisément dans le bavardage informatique. Là, en fait, ce n'est pas tellement «ce que l'on dit» qui importe, mais le «pouvoir-dire» pur et simple.

Passons à la curiosité. Elle aussi a pour sujet l'anonyme «on», le protagoniste incontesté de la «vie inauthentique». Et elle aussi se place, selon Heidegger, en dehors du processus de travail. Le «voir», qui dans le travail a comme objectif l'accomplissement d'une fonction particulière, devient agité, mobile, volubile, dans le temps libre. Heidegger écrit (1927, § 36): «La préoccupation se relâche dans deux cas: soit pour reprendre des forces, soit parce que l'œuvre est accomplie. Cet apaisement ne supprime pas la préoccupation, mais libère la vision en l'affranchissant du monde des réalisations.» L'affranchissement du monde des œuvres fait en sorte que la «vision» se nourrit de toute chose, de tout fait, de tout événement, qui sont toutefois réduits à autant de spectacles.

Heidegger cite Augustin, qui avait donné de la curiosité une admirable analyse dans le dixième livre des Confessions. Le curieux, pour Augustin, est celui qui s'abandonne à la concupiscentia oculorum, à la concupiscence de la vue, désirant ardemment assister aux spectacles insolites, voire horribles: «Le plaisir recherche ce qui est beau, harmonieux, exquis à sentir, agréable à goûter, doux à toucher; il arrive à la curiosité de rechercher des impressions toutes contraires pour en faire l'expérience [...] par désir d'expérimenter et de connaître. Quel plaisir peut-on avoir à contempler un cadavre tout déchiré et qui fait horreur? Et pourtant, en est-il un, gisant à terre, tous accourent.» (Confessions X, 35). Augustin comme Heidegger considèrent la curiosité comme une forme dégradée et perverse d'amour pour le savoir. Une passion épistémique, en quelque sorte. Une parodie plébéienne du bios theoretikos, de la vie contemplative consacrée à la connaissance pure. Ni le philosophe, ni le curieux n'ont d'intérêts pratiques, tous deux visent un apprentissage qui est une fin en soi, une vision qui n'a pas de motifs extrinsèques. Mais, dans la curiosité, les sens usurpent les prérogatives de la pensée: ce sont les yeux du corps, et pas les yeux métaphoriques de l'esprit qui observent, qui fouillent, qui évaluent tous les phénomènes. L'ascétique théorie se transforme dans le «désir d'expérimenter et de connaître» du voyeur.

Le jugement de Heidegger est sans appel: dans la curiosité se cache un éloignement radical, le curieux «se laisse prendre uniquement par le spectacle du monde, c'est là un genre d'être où il se préoccupe d'être dégagé de lui-même comme être-au-monde» (Heidegger 1927, § 36). Je voudrais confronter ce jugement de Heidegger avec la position de Walter Benjamin. Dans L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, ce dernier a proposé à son tour un diagnostic sur le «on», des modes d'être de la société de masse, en somme, de la «vie inauthentique». En d'autres termes, bien entendu. Et il en vient à des conclusions assez différentes de celles de Heidegger. Benjamin conçoit comme une promesse, ou au moins comme une occasion importante, ce que Heidegger considère par contre comme une menace. La reproductibilité technique de l'art et de toute expérience, réalisée par les mass media, n'est autre que le moyen le plus adéquat pour satisfaire une curiosité universelle et omnivore. Mais Benjamin fait l'éloge de cette «envie d'expérimenter et de connaître» à travers les sens, cette concupiscence de la vue, qu'en revanche Heidegger dénigre. Voyons cela plus en détail.

Tant la curiosité (pour Heidegger) que la reproductibilité technique (pour Benjamin) s'efforcent d'abolir les distances, de mettre toute chose à portée de main (ou mieux, à portée du regard). Cette vocation à la proximité prend cependant un sens opposé chez les deux auteurs. Pour Heidegger, en l'absence d'une laborieuse «préoccupation», le rapprochement de ce qui est lointain et étranger a pour seul résultat d'annuler violemment la perspective: le regard ne distingue plus le «premier plan» du «fond». Quand toutes les choses convergent dans une proximité indifférenciée (comme c'est le cas, selon Heidegger, pour le curieux), disparaît le centre stable qui permet de les observer. La curiosité ressemble à un tapis volant qui, éludant la force de gravité, rôde à basse altitude sur les phénomènes (sans s'enraciner en eux). Par contre Benjamin, à propos de la curiosité mass médiatique, écrit: «Rendre les choses spatialement et humainement Òplus prochesÓ de soi, c'est chez les masses d'aujourd'hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d'une réception de sa reproduction» (Benjamin 1936, III, p. 278). Pour Benjamin, la curiosité en tant que rapprochement par rapport au monde, dilate et enrichit les capacités perceptives des hommes. La vision mobile du curieux, qui s'effectue par l'intermédiaire des mass media, ne se limite pas à recevoir passivement tel spectacle donné, mais au contraire, reconsidère chaque fois quoi voir, ce qui mérite d'être au premier plan et ce qui doit rester à l'arrière-plan. Les médias exercent les sens à considérer le connu comme si c'était de l'inconnu, c'est-à-dire à entrevoir «une marge de liberté énorme et imprévue» jusque dans les aspects les plus infimes et les plus répétitifs de l'expérience quotidienne. Mais en même temps, ils exercent les sens à la tâche inverse: considérer l'inconnu comme du connu, acquérir une certaine familiarité avec l'inattendu et le surprenant, s'habituer à l'absence d'habitudes solides.

Une autre analogie significative. Autant pour Heidegger que pour Benjamin, le curieux est constamment distrait. Il regarde, apprend et expérimente chaque chose, mais sans y prêter attention. Dans ce cas encore, le jugement des deux auteurs diverge. Pour Heidegger, la distraction, qui est le corrélat de la curiosité, est la preuve évidente d'un déracinement total et d'une totale inauthenticité. Le distrait, c'est celui qui suit des possibilités toujours différentes, mais équivalentes et interchangeables (c'est, si on veut, l'opportuniste dans la première acception qu'on a proposée). Au contraire, Benjamin fait clairement l'éloge de la distraction, justement, voyant en elle la façon la plus efficace de recevoir une expérience artificielle, techniquement construite. Il écrit: «Au moyen de la distraction [...] l'art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles [...]. S'il [le cinéma] fait reculer la valeur cultuelle [c'est-à-dire le culte pour l'œuvre d'art considérée comme quelque chose d'unique], ce n'est pas seulement parce qu'il transforme chaque spectateur en expert [ce jugement dont on parlait plus haut: savoir décider ce qui appartient à la toile de fond et ce qui doit être au premier plan], mais encore parce que l'attitude de cet expert au cinéma n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public [ou si vous préférez: la multitude en tant que public] des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur distrait» (Benjamin 1936, III, p. 312-313).

Il va de soi que la distraction est un obstacle à l'apprentissage intellectuel. Les choses changent radicalement, cependant, si un apprentissage sensoriel est en jeu: ce dernier est vraiment favorisé et développé par la distraction, au sens où il exige un certain degré de dispersion et d'inconstance. Eh bien, la curiosité médiatique est l'apprentissage sensoriel d'artifices techniquement reproductibles, perception immédiate de produits intellectuels, vision corporelle de paradigmes scientifiques. Les sens – ou, mieux, la «concupiscence de la vue» – s'approprient une réalité abstraite, c'est-à-dire des concepts matérialisés en techniques sans s'avancer avec attention mais en faisant montre de distraction.

La curiosité (distraite), comme le bavardage (non référentialiste), sont des attributs de la multitude contemporaine. Attributs chargés d'ambivalence, naturellement. Mais que l'on ne peut pas éluder.