l'éclat |
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Entretien avec Paolo Virno
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PARUTION SEPTEMBRE 2013 200 p., 19 euros
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Question. Depuis ton premier livre, Convention et matérialisme (non traduit en français et publié à Rome chez l’éditeur Theoria en 1986, il a été récemment republié aux éditions DeriviApprodi) qui date de 1986 et même depuis tes premiers écrits plus politiques des années 70, jusqu’à ce dernier livre qui paraît aujourd’hui en français sous le titre Et ainsi de suite. La régression à l’infini et comment l’interrompre, sur la philosophie du langage, un long chemin a été parcouru. Pourrais-tu en rappeler les étapes principales ? (Ce qui revient à raconter ta vie d’une manière ou d’une autre…) Paolo Virno. J’ai commencé à m’occuper de philosophie de manière systématique à la suite d’une défaite politique. Je parle de la défaite des mouvements révolutionnaires qui ont occupé la sphère publique en Occident entre la mort de John F. Kennedy et celle de John Lennon, donc du début des années soixante à la fin des années soixante-dix. Ces mouvements, qui ont, d’emblée, éprouvé une véritable aversion pour le socialisme réel tel qu’il pouvait s’incarner dans le Parti communiste de l’Union soviétique, avaient utilisé Marx en dehors et contre la tradition marxiste, en le mettant en contact direct avec les luttes en usine et la vie quotidienne des sociétés développées. Un Marx lu en même temps que Nietzsche et Heidegger, et mis à l’épreuve de Weber et de Keynes. Mais, au moment de la défaite, dès lors que tout le paysage social avait été bouleversé par l’initiative capitaliste, il nous a semblé naturel d’éprouver les limites, de mettre à jour les lacunes de ce Marx-là, que nous considérions comme ‘notre’ Marx. Et donc, pour moi, ce vagabondage philosophique a commencé par la question de savoir quelle théorie de la connaissance, quelle éthique, quelle philosophie du langage pouvait-on déduire de Marx sans qu’il les ait pour autant développées lui-même. Question. D’une certaine manière la question du langage ne t’a pas quitté tout au long de ce parcours. Elle vient se nicher au cœur de réflexion plus générale sur la politique ou la ville, comme quand tu écris ce beau texte qui renverse la proposition de Wittgenstein selon laquelle le langage est construit comme une ville, qui a été traduit dans Opportunisme, cynisme et peur (L’éclat, 1991). Et elle devient centrale depuis Parole con parole (Donzelli, 1995). La réflexion politique, qui semblait au cœur de tes premiers livres, est reléguée désormais dans les appendices de Et ainsi de suite. Et dans un livre également très théorique qui vient de paraître en Italie sur la question de la négation, seules les appendices sont consacrés à l’action. En 2002, tu as rassemblé dans un volume intitulé Exercices d’exode un ensemble d’articles parus dans différentes revues, dont Luogo Comune. Le sous-titre en était « Langage et action politique ». Ce petit ‘et’ qui veut rassembler les deux thèmes n’est-il pas quelque chose qui se met entre eux, en travers d’eux? Comment vois-tu ce basculement ou balancement entre langage/théorie et politique/pratique ? Paolo Virno. Au début, comme je te l’ai déjà dit, je m’étais proposé de faire de la philosophie pour contribuer à la construction d’un fond anthropologique et linguistique à la reprise de la politique subversive. Il s’agissait donc d’un « travail à rebours », provisoire et subalterne. Par la suite, toutefois, il m’a semble que cette reprise de la politique subversive s’éloignait toujours plus lointaine, et devenait même désormais inaccessible pour ma génération. De sorte que la philosophie, qui devait être un entr’acte, a fini par occuper, et de manière durable, toute la scène de mon propre théâtre. Tu as raison : il m’arrive toujours plus souvent de reporter en marge, en appendice, ou sous la forme de gloses, les réflexions plus précisément politiques. Mais ce fait n’indique pas une dévalorisation de la pratique politique, et encore moins un désamour à son égard. Au contraire. Je considère qu’une action anticapitaliste à la mesure de notre temps est une chose trop sérieuse pour être intégrée dans cette discipline quelque peu fanfaronne et embrouilleuse qu’est la « philosophie politique ». S’il ne m’est plus possible, ou si je ne suis plus capable, de participer à l’organisation d’une grève, alors il ne me semble pas fondé de produire une théorie sur la manière dont devraient se passer les grèves à l’époque du travail précaire : il vaut bien mieux tenter d’écrire quelque chose de décent sur la manière dont fonctionne la négation linguistique ou sur l’importance cruciale que revêt la régression à l’infini pour notre vie cognitive et affective. Q. Parallèlement à l’écriture de tes premiers livres, tu publiais souvent des textes courts dans des revues, sorte d’instantanés philosophiques, où la part biographique n’était pas négligeable. Tu as écrit ainsi quelques textes sur le flipper, sur tes démêlés avec la justice, sur le poker, qui semble avoir eu une certaine importance à un moment de ta vie. Comment arrivais-tu à concilier, par exemple, philosophie et poker ? Tu disais que le joueur de poker et l’intellectuel, c’était la même chose. Pourrais-tu m’en dire un peu plus ? Et as-tu renoncé à ce type d’écriture ponctuelle, instantanée ? Paolo Virno. Concernant le poker, la chose est simple : c’est le seul jeu de cartes auquel je ne me suis jamais ennuyé et qui m’a même fait réfléchir. De plus, après les années passés en prison sous le chef d’inculpation d’«association subversive » et « constitution de bande armée » (accusations proprement surréalistes dont j’ai été finalement absous), ce jeu m’a permis, pendant un court laps de temps, d’avoir de quoi vivre, n’ayant pas de travail stable. Le poker est intéressant pour au moins deux raisons, toutes deux évidentes. Tout d’abord parce que c’est la représentation en miniature, une sorte de crèche de Noël, de certains mécanismes abstraits qui caractérisent la société capitaliste (risque calculé, investissement, célébration de la valeur d’échange séparée de la valeur d’usage, etc.) ; ça n’a donc rien à voir avec le hasard en vogue sous l’ancien régime. Deuxièmement, le poker montre comment la ‘chance’, le destin, le possible proviennent de règles et de procédures répétitives ; comment le singulier et l’imprévu sont engendrés par des règles toujours semblables. Q. Il y a eu une saison extrêmement florissante de la philosophie italienne dans les années 1980, avec des auteurs comme Aldo Gargani, Gianni Vattimo, Massimo Cacciari, ou encore Toni Negri ou Giorgio Agamben, que la France connaît mieux, et à laquelle tu as également participé avec d’assez nombreuses parutions sous forme de livres ou d’articles. On pouvait parler de quelque chose comme les « philosophes italiens » (et Robert Maggiori y avait même consacré un numéro de Critique). Quel a été son héritage, s’il y en a eu un ? Paolo Virno. Dans les années 80, en Italie comme ailleurs, on a assisté à une bifurcation de la philosophie : d’un côté, la « pensée faible » de Vattimo, en somme le postmoderne qui faisait l’éloge de la prolifération des différences, de la fin des identités rigides, de la familiarité avec les possibles ; et de l’autre des penseurs à la recherche d’une certaine forme d’«authenticité », enclins à une représentation « tragique » de la réalité. Les premiers, les postmodernes, écrivaient, disons, entre guillemets, comme si ce qu’ils disaient ne devait pas être pris au pied de la lettre et n’était qu’allusif ou provisoire. Les seconds, les chiens-truffiers de l’authenticité, écrivaient tout en italique, comme si chacun de leur mot avait un poids plus grand que ce que l’on pouvait imaginer à première vue. Nous avons essayé, moi comme d’autres, de nous débarrasser de ces deux tendances symétriques et complémentaires. Nous avons reconnu aux postmodernes le mérite d’avoir saisi quelques traits de la réalité : indéterminisme, aléatoire, une sensibilité accrue pour le possible et l’imprévu, etc. Mais tout en leur reprochant de nous faire passer tout ça pour un nouvel Eden, une liberté enfin conquise, alors qu’il ne s’agissait en fait que de manières d’être ambivalentes, ou mieux, des conditions sur lesquelles s’implantaient les nouvelles formes d’exploitation capitaliste (travail précaire et flexible, etc.). Quant aux « tragiques », ils nous paraissaient tout simplement ridicules.
5. En Italie, comme en France, il semble que la philosophie analytique ait désormais une position dominante, en tout cas dans le milieu universitaire. En France, ça s’est fait après des années d’ostracisme ; en Italie, j’ai l’impression que les choses n’ont pas été aussi clivées et que cette philosophie est traduite et étudiée depuis plus longtemps. Il n’empêche qu’on a l’impression d’une sorte d’uniformisation ou de ‘mondialisation’ de la pensée (sur un modèle anglo-saxon). 5. La philosophie analytique a une tradition puissante et fascinante. Elle ressemble par bien des aspects à la meilleure philosophie médiévale : attention pour les problèmes théoriques plus que pour l’histoire des idées, primat de l’analyse linguistique pour affronter les questions métaphysiques les plus importantes et les plus complexes, prise en compte attentive des objections possibles. Je veux parler de Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, Quine, Austin etc. Le drame auquel cette ligne de pensée a été confrontée concerne les liens par lesquels, à partir d’un certain moment, elle a été associée aux sciences cognitives. Ces dernières témoignent d’une surprenante méfiance à l’égard du langage et préfèrent une approche psychologiste de l’analyse de l’esprit humain. Je crois qu’il est possible et qu’il faut revendiquer l’inspiration originaire de la philosophique analytique contre ses développements les plus récents. En d’autres termes, Frege et Wittgenstein plutôt que Fodor et Sperber. Q. Dans Et ainsi de suite, la troisième partie est consacrée aux méthodes d’interruption de la régression à l’infini. C’est aussi la partie la plus longue. On est à tout moment au bord d’une philosophie pratique, d’une philosophie qui ouvrirait sur une action. Même si, du point de vue de l’écriture, tu restes en deçà d’une philosophie pratique. Qu’as-tu voulu faire ou dire avec cette troisième partie en insistant sur la régression à l’infini et ses manières de l’interrompre (qui est aussi le sous-titre de l’édition française)? Paolo Virno. En deux mots. Je crois que notre vie est caractérisée d’un bout à l’autre par la possibilité d’une régression à l’infini, tant sur le plan cognitif (quand on recherche les causes d’un phénomène, puis les causes de ces causes, etc.) que sur le plan des affects (non seulement j’ai peur ou honte, mais j’ai aussi peur d’avoir peur et honte d’avoir honte, et ainsi de suite). Mais je crois que notre vie consiste aussi à maîtriser cette possibilité. Les multiples manières par lesquelles nous interrompons la régression à l’infini, par lesquelles nous décrétons : « ça suffit comme ça » face à l’éventuel et toujours imminent « et ainsi de suite », sont importantes en effet. D’une certaine manière, l’arrêt ou l’inhibition de la régression à l’infini est notre condition habituelle, celle qui caractérise nos discours et nos actions. Il me semble que l’interruption de l’«ainsi de suite » soit pleinement une décision, et même la décision préalable à toute autre. Q. Tu as fait partie des inculpés du procès du 7 avril avec nombre d’autres militants de Potere operaio, de ceux qui ont pris le chemin de la France pour échapper à la condamnation et ont vécu ici de longues années. Je veux parler de Toni Negri, Lanfranco Pace, Oreste Scalzone, Giambattista Marongiu et d’autres encore. Tu as fait le choix de rester en Italie et d’affronter la justice, qui t’a condamné, en la personne du juge Severino Santiapichi, dans un premier temps à 12 ans de prison, avant que tu sois acquitté en appel de toutes charges, après avoir passé 4 années en prison. En les retrouvant à Paris il y a plusieurs années lors de la présentation de l’un de tes livres, tu m’avais fait part du sentiment étrange que tu avais à les revoir, comme si tu avais devant toi l’un de tes possibles. Es-tu en mesure d’expliquer ce choix de rester, et si ça a été un choix ? Paolo Virno. En fait je n’ai pas choisi de rester ni de me faire arrêter. Détestant et méprisant profondément l’appareil d’état italien, je ne me serai jamais mis volontairement dans ses pattes. La tendance au suicide et à l’automutilation ne font pas partie de mes vices. D’après les lois italiennes, il y aurait dû y avoir d’autres étapes dans une procédure ordinaire, avant l’emprisonnement. Dès lors que ces étapes auraient été franchies, j’étais décidé à m’enfuir en France, comme l’avaient fait d’autres amis. Mais les autorités italiennes ont violé leurs propres règles et m’ont arrêter avant terme. Vis-à-vis des très nombreux exilés politiques que la France a accueillis après 1981, j’ai éprouvé tout à la fois de la fraternité, une certaine envie et un sentiment de distance. Leurs vies d’exilés représentent, pour moi, des mondes possibles qui ont frôler le mien. Je me suis souvent demandé quelles difficultés et quelles découvertes aurais-je affronté si, au lieu de rester dans la cellule 11 du secteur des « politiques » de la prison de Rebibbia, j’avais vécu l’exil français ? Une chose est sûre : je serais allé écouter les cours de Deleuze et j’aurais participé (avec les précautions propres à l’exilé) aux luttes des intermittents et précaires du spectacle. |
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