ANTHOLOGIE DE L'ASSOCIATION |
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Présentation Chorégraphe, pédagogue et chercheuse en danse, Kitsou Dubois travaille depuis dix ans avec la recherche spatiale sur la gestuelle et les processus d'orientation et de perception en apesanteur. Elle a expérimenté l'apesanteur à bord de neuf vols paraboliques proposés par la recherche spatiale française (CNES) entre 1990 et 1994, un vol à la Cité des Etoiles en Russie en septembre 2000 (ouvrant un nouveau programme de travail avec l'agence art-science The Arts Catalyst, <www.artscatalyst.org>). Observatoire Leonardo des Arts et Techno-Sciences <www.olats.org>
Introduction
Il n'y a rien de plus immédiatement concret que le corps du danseur, et pourtant il ne sert à rien. Il n'a pas de fonction autre que le geste et la forme. Son apprentissage consiste à ce qu'il arrive à faire correspondre, grâce à une intégration de toutes les sensations internes (kinesthésiques et autres), les mouvements du corps à ses sensations pures. Il va donc réaliser une unité du corps dans laquelle le rôle de la conscience des mouvements collabore à un processus d'abstraction. Ce corps «abstrait» induit une approche de l'espace et du temps tout à fait particulière, qui n'existe qu'en prenant en compte le mouvement. Ce mouvement, qui s'insère dans le corps du danseur, qui a pris naissance avant lui et qui se continue après lui. Il est à la fois limité et illimité, fini et infini. Il n'est rien d'autre qu'un déséquilibre entretenu, ou un équilibre instable permanent, puisque son rapport au réel est un rapport de poids. Le corps abstrait-espace-temps en danse développe la perception de soi et permet d'être présent au moment même de l'action. Il s'inscrit dans un environnement culturel, technologique et politique. Il contient la mémoire du corps passé et projette celle du corps à venir. La prise de risque, que constitue le fait de se confronter à un nouvel environnement, est le mécanisme de créativité qui est à la base même de ma recherche chorégraphique. C'est l'émergence d'une véritable poésie de l'expérience à partir de laquelle s'élaborent des espaces, des qualités de mouvements et une esthétique propre. Je partirai donc de cette expérience d'immersion dans cette nouvelle technologie qu'est l'apesanteur, pour tenter d'analyser la perception du mouvement en apesanteur. Je vais d'abord décrire rapidement l'état d'apesanteur, tel que le vivent les astronautes, puis l'expérience de vol parabolique vécu en «état de danse», pour définir les relations entre l'espace du corps en apesanteur et l'espace du corps sur terre, ainsi que le point de vue esthétique sur la qualité des mouvements et les images du mouvement. État d'apesanteur Dans les décennies à venir on intégrera la présence de lieux habités sur des stations interplanétaires. Cette existence de lieux nouveaux va devenir une dimension nouvelle de notre conscience culturelle et de notre dimension philosophique. Le «rêve de vol qui nous donne notre première, notre seule expérience aérienne», selon G. Bachelard, se réalise lors des vols spatiaux en apesanteur. Mais, paradoxalement, la réalité de la vie en apesanteur pose des problèmes qui viennent troubler le plaisir de se libérer de la gravité. Effectivement par cet état d'apesanteur, les conditions dynamiques de certains mouvements se trouvent modifiées. Toute chose perd son poids et conserve sa masse. Les sources d'informations fournies par la force inertio-gravitationnelle disparaissent, mais les structures visuelles de l'environnement sont maintenues. Le schéma corporel en est certainement modifié. C'est dans un univers sensori-moteur et perceptif différent de son milieu habituel de vie, et à travers leurs relations réciproques, que l'individu va devoir s'adapter à cette nouvelle condition. L'astronaute s'adapte: il doit redéfinir son monde propre et constituer un ensemble de connaissances sur l'environnement et les procédures expérimentales destinées à l'exploiter. Il va donc être confronté à la nécessité d'exécuter une stratégie comportementale adéquate adaptée aux circonstances de l'instant (C. Tafforin, 1993). L'absence de gravité, est aussi vécue comme une agression d'origine sensorielle. L'astronaute est confronté à des messages sensoriels qui ont deux caractères particuliers fondamentaux: ils sont insolites et conflictuels. C'est ainsi qu'apparaît «le mal de l'espace», sorte de maladie de l'adaptation. Les manifestations de ce mal sont un sentiment d'inquiétude avec baisse de vigilance, sensation de fatigue et apathie que l'on rencontre au cours des cinétoses. Les hypothèses quand à l'origine de ce mal sont: Les conflits sensoriels : conflits intra-vestibulaires, visio-vestibulaires; réactualisation du schéma corporel; la modification de la répartition liquidienne; la digestion, à cause de la non-stimulation des mécano-récepteurs de la paroi gastrique; enfin, la fatigue et le stress psychologique peuvent jouer un rôle favorisant. L'expérience du vol Paradoxalement ces difficultés m'ont révélé l'extraordinaire travail d'adaptation que représente notre travail de danseur. Je travaille donc avec le CNES (Centre National d'Études Spatiales français) depuis 1990. C'est un monde technologique et scientifique et j'ai dû m'adapter à ce langage pour faire comprendre la perception du corps du danseur. Je me suis donc appuyée sur l'observation des astronautes en vol et les informations fournies par la recherche scientifique en apesanteur. J'ai élaboré un entraînement des astronautes à partir des techniques de danse. J'ai émis des hypothèses, mis en place un protocole expérimental et travaillé en collaboration avec le laboratoire de neurophysiologie sensorielle de CNRS (Paris) spécialisé dans l'homme dans l'espace (1994). Grâce à cette relation d'échange entre l'art de la danse et les techniques spatiales, j'ai participé à plusieurs campagnes de vols paraboliques. La France possède un avion spécialement affrété pour décrire des paraboles à haute altitude. Sur terre la gravité est de 9,8 m/s2 soit 1G, pendant la chute libre de l'avion, on obtient à l'intérieur de la carlingue une microgravité égale à 0,009 m/s2. En apesanteur la gravité est égale à zéro (0G). Lors d'un vol, l'avion effectue 30 paraboles, soit 30 fois 25 secondes de microgravité. Une parabole se déroule de la façon suivante : Lorsque l'avion se cabre, il y a 20 secondes de gravité 2 (2G), puis 25 secondes de microgravité, suivies de 20 secondes de gravité 2 lorsque l'avion se récupère. Premières impressions L'expérience du vol est à la fois une expérience merveilleuse et mélancolique. C'est une expérience formidable sur la présence d'un état de danse parfait. Les émotions : Merveilleuses parce qu'on se trouve dans un état qui correspond à ces quelques moments magiques ou moments «justes» que chaque danseur a pu vivre dans son expérience, mais après lequel il court toujours. Mélancoliques parce que le rêve de vol est atteint, il devient réalité et qu'il faut déplacer les objectifs, aller toujours plus loin. L'espace : Un travail de présence à ce nouvel espace est nécessaire. Il s'agit de se mettre en «état de danse», c'est-à-dire de se concentrer sur l'espace interne de son corps et l'interaction avec l'espace environnant, ainsi que sur l'imaginaire qui émerge directement de ce nouveau corps-espace-temps. Au niveau interne, une impression de dilatation, nos organes s'organisent complètement différemment et brouillent les repères de notre propre espace interne. Au niveau externe, après un premier réflexe de nage dans le vide, il faut aborder la troisième dimension et la désorientation qui en découle comme autant de nouvelles possibilités d'être. Le temps : Il y a modification des rythmes internes et des conflits de temps à gérer dans l'instant: quand le corps est en free floating (c'est-à-dire qu'il n'y a aucun contact avec les parois de l'habitacle), la gestuelle est ralentie. Par contre, lorsqu'on se repousse, la poussée peut provoquer une vitesse très rapide et constante puisque la gravité n'est plus là pour la freiner. D'autre part, le temps d'apesanteur (25 secondes) est très court et le déplacement de l'avion est très rapide. Ces conflits de temps interviennent dans la difficulté à établir une mémoire du mouvement une fois revenu sur terre. Le mouvement : Chaque mouvement induit un déplacement totalement inattendu. C'est une gestuelle à réinventer. Les mouvements sont fluides et infinis. On est face à une page blanche, un vide où toute création est possible. Quoi de plus merveilleux pour une chorégraphe que d'élaborer une gestuelle en apesanteur? Relations entre l'espace du corps en apesanteur et sur terre Cette expérience en apesanteur m'a directement renvoyée à l'espace interne du danseur et m'a permis d'isoler certains éléments qui me paraissent essentiels, autant pour s'adapter dans un milieu inconnu que pour réappréhender le mouvement sur terre. Référentiel subjectif : Dans un univers à trois dimensions, sans poids, il faut se créer des références égocentrées subjectives puisqu'il n'y a plus de centre de gravité. On peut se représenter une verticale subjective ou un point situé sur cette verticale. Il n'y a plus de référent universel, tout est relatif et chaque personne a la liberté de construire ses propres structures sur l'axe subjectif de la verticalité. À partir de cette construction interne, on peut appréhender l'espace externe et réagir par rapport à lui. Sur Terre, chaque danseur peut aussi se créer ses propres références. La référence de base ne serait donc pas absolument de l'ordre d'une droite verticale, mais plutôt d'un point où le haut et le bas importent peu. L'important est de structurer son espace en fonction de ce référent subjectif. La spirale : En danse, nous travaillons sur la spirale qui est la base de la recherche d'un mouvement fluide. Sur terre, ce mouvement interne de spirale a toujours une issue sur l'axe de la gravité. En apesanteur, elle est totale et infinie. C'est à la fois le révélateur que tout est bien spirale dans le corps, c'est aussi la découverte de la fluidité extraordinaire des mouvements. C'est un mode de communication de l'espace interne vers l'espace externe et vice-versa. En effet, en apesanteur, on constate l'efficacité de mouvement tels que des rotations et des torsions, pour retrouver son «centre subjectif de gravité» lorsqu'on est désorienté. «L'Espace Entre» : En apesanteur, cette confrontation directe entre le référentiel subjectif et la spirale crée une interaction entre l'espace interne du corps et l'espace externe. Elle révèle «l'Espace Entre»: entre les corps, entre les objets, entre les articulations, qui est le lieu du vide et de la création, qui est révélé par la spirale et le référentiel subjectif. Cet «Espace Entre» est la matière même de la danse que j'explore. C'est une vraie qualité d'adaptation, c'est un travail de présence dans un univers fluide qui puise ses racines dans la gravité et qui s'en échappe à la fois. C'est une ouverture du corps et de l'esprit. Conclusion : Point de vue esthétique Qualité de mouvement: La perception de cet «Espace Entre», si prégnante en apesanteur, induit un point de vue esthétique de qualité de mouvement qui n'est pas fondé sur la force musculaire, mais plutôt sur le jeu constant entre les forces contraires et les transferts de poids, de façon à libérer les «Espaces Entre», comme véritables espaces virtuels, où s'expriment la mémoire et le devenir d'un mouvement ainsi que l'imaginaire du danseur. C'est le lieu de la «présence» du danseur. Images du mouvement: Les conflits de temps dont nous parlions précédemment, nécessitent un support d'images pour réactiver la mémoire du corps en apesanteur. La vue de l'image réactive instantanément, pour ceux qui ont vécu l'expérience, la mémoire perceptive du mouvement vécu, et pour les spectateurs, ces images libèrent un imaginaire qui est enfoui très profondément dans la mémoire du corps humain. L'image n'illustre pas, elle est la mémoire vivante d'une expérience vécue. Elle doit donc s'intégrer dans un mode de représentation, non plus comme une prolongation de la perception, mais comme le partenaire d'un mouvement à réinventer. C'est un véritable duo qui surgit entre la qualité du danseur et l'image du mouvement vécu en apesanteur. Mon projet de recherche chorégraphique est donc d'évoquer ces «Espaces Entre» grâce : à une qualité de mouvement où les danseurs sont toujours dans une situation d'expérimentation donc dans un état d'équilibre instable; à une interactivité ou plutôt un duo entre cette qualité de mouvement des danseurs sur terre et les images des corps en apesanteur; à une interactivité entre cette qualité de mouvement et des systèmes d'apparition scénographique qui brouillent les repères habituels sur l'axe de la gravité des spectateurs eux-mêmes, et crée un phénomène de résonance dans leurs propres corps. |
Références Gaston Bachelard, L'Air et les songes, essai sur l'imagination du mouvement, José Corti, Paris, 1943. Kitsou Dubois, «Dance and Weightlessness: Dancer's Training and Adaptation Problems in Microgravity», Leonardo, Vol. 27, n°1, pp. 57-64, Berkeley, USA, 1994. C. Tafforin, «Ethological description of the Astronaut's motor adaptation from training to space flight Applications to sport domain», Cinquièmes Journées Internationales d'automne de l'Association des Chercheurs en Activités Physiques et Sportives (ACAPS), Caen, France, 28-30 Octobre 1993. |