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Des philosophes (et deux historiens) s’interrogent sur «la pertinence et les enjeux de certains aspects des pensées de l’histoire, de Marx à aujourd’hui». Il s’agit là d’une formulation modeste et qui marque d’emblée que les auteurs réunis dans cet ouvrage ont eu le souci de prendre leur distance d’avec le ton souverain des philosophies de l’histoire. De fait, on peut comprendre leur projet comme un effort pour inventer d’autres rapports avec ce qu’ils appellent «la question de l’histoire», qu’ils entendent décomposer au prisme d’un questionnaire renouvelé. Ils vont plus loin, puisqu’ils suggèrent à un historien de métier de réagir aux essais qui sont rassemblés ici. De livrer une vue de côté, en quelque sorte.
Celui-ci a la faiblesse d’accepter la proposition qui lui est faite. Il sait pourtant qu’il s’agit là d’un exercice improbable, et qui n’est pas sans risques. Sa première réaction est d’estimer qu’il n’en est pas digne (il ne l’est pas). Parce qu’il s’intéresse aux évolutions contemporaines de l’historiographie, il sait aussi que, depuis que l’histoire s’est définie comme une discipline savante et qu’elle s’est professionnalisée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle l’a fait contre les philosophies de l’histoire et que de ce combat déjà lointain, elle a gardé un soupçon vague, mais résolu et persistant, contre la philosophie et les propositions qu’elle oserait énoncer à propos d’un domaine qu’elle tend à considérer comme son pré carré. Mais surtout, il a, avec beaucoup d’autres, le sentiment que les philosophes ne se sont que rarement intéressés à ce que font les historiens quand ils font de l’histoire; et que les historiens ne trouvaient pas souvent de quoi nourrir leur réflexion sur leurs propres pratiques à la lecture des philosophes. Il en a longtemps résulté un dialogue de sourds entre des interrogations et des propositions qui n’avaient pas grand-chose pour se reconnaître. Cette situation a été particulièrement vraie en France, où la force de la tradition positiviste, d’une part, le développement des sciences sociales, de l’autre, ont durablement nourri la conviction qu’il était possible et qu’il était au fond souhaitable de se garder des questions portées par les philosophes. Le corps de métier auquel j’appartiens est sans doute celui qui a le plus revendiqué cette méconnaissance réciproque et qui en a partant le plus souffert. Outre qu’il n’est pas exagérément porté sur la réflexivité critique, il en a tiré un mélange d’humilité et de certitudes qui ne lui ont pas toujours été favorables.
Il est vrai que les choses ont commencé à changer, et qu’elles l’ont fait de part et d’autre. Plusieurs des contributions à ce recueil en donnent une illustration convaincante, et aussi, depuis une trentaine d’années, quelques œuvres majeures. De leur côté, avec prudence, les historiens se sont déplacés eux aussi. Avec l’ensemble des sciences sociales dont elle a longtemps partagé les certitudes positives, la discipline historique s’est fait davantage réflexive depuis une génération, pour des raisons qui sont multiples mais dont les effets ont été cumulatifs. La plupart des grandes architectures théoriques qui avaient durablement soutenu et encadré leur essor ont perdu de leur force de conviction, qu’il s’agisse du positivisme, du marxisme, du structuralisme, plus généralement des diverses versions du fonctionnalisme qui ont si longtemps été dominantes. L’idée même d’une intelligibilité globale du monde socio-historique, qui a été si impérieuse au XIXe siècle et pendant une bonne part du XXe, est devenue problématique en même temps que celle de totalité. De façon corrélative, le niveau de nos certitudes et celui de nos attentes ont baissé. En 1896, commentant le projet de la Cambridge Modern History dans sa première version, Lord Acton regrettait qu’il fût encore impossible d’en «donner une version définitive». Mais il ne doutait pas qu’on y parvînt, «car aujourd’hui toutes les données factuelles sont à portée de main et tous les problèmes sont désormais susceptibles de trouver une solution». Une telle confiance n’est plus la nôtre depuis longtemps. Mais le programme d’une histoire-science sociale, version française ou version anglo-saxonne, qui a traversé le siècle passé, a durablement conservé quelque chose de ce rêve conquérant. Le recours à la quantification et, plus rarement, à la formalisation, la constitution de larges banques de données, l’organisation de grandes entreprises collectives qui ont été si caractéristiques de la manière des années 1930-1970, ont été une manière de prolonger le rêve d’une discipline dont on attendait que les avancées, par fronts pionniers, mettent au jour un paysage unifié et cohérent. Sans doute, les historiens continuent-ils à penser aujourd’hui que leur pratique est d’abord une activité de connaissance et que la discipline produit un savoir cumulatif (au moins jusqu’à un certain point). Ils mettent en œuvre à cette fin des procédures critiques spécialisées et ils font appel à des dispositifs de contrôle, plus ou moins serrés, qui garantissent à leurs yeux la validité des données et des interprétations qui en sont proposées. Mais sont-ils aussi assurés, comme c’était le cas il y a quarante ans, que leurs démarches s’avéreront convergentes, au moins de façon asymptotique, et que leurs résultats ont vocation à s’intégrer dans un tableau unique? On peut en douter. De ce changement de perspective au cours de la dernière génération, on retiendra un indice. Il y a quarante ans, l’historien Paul Veyne publiait un ouvrage qui fit un beau scandale1. Sous le titre alors provocateur de Comment on écrit l’histoire, il s’en prenait aux ambitions scientifiques des historiens qu’il estimait mal fondées. Il insistait en particulier sur le fait que, loin d’aborder le passé avec un questionnaire général et «préétabli», la discipline ne procède que par l’«allongement» indéfini de la liste des questions que l’historien pose aux documents qu’il étudie. Parce qu’elle tend à circonstancier toujours davantage ses observations, elle relève donc d’une topique et il ne saurait y avoir de «progrès de la synthèse historique». C’est peu dire que le livre de Veyne fut alors mal reçu: il heurtait de front les convictions les mieux ancrées de la corporation à dire vrai, des convictions d’autant mieux ancrées qu’elles demeuraient le plus souvent tacites. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, probablement parce que celle-ci en a repris à son compte certaines des interrogations, assurément parce qu’elle est devenue plus modeste. Plus généralement, on peut estimer que la montée en puissance récente des thématiques wéberiennes dans la réflexion des historiens et, plus largement, dans celle des praticiens des sciences sociales, a été pour les uns et les autres une manière de reformuler le cahier des charges des sciences historiques. Le glissement est particulièrement significatif en France, où une solide tradition positiviste a si longtemps fait obstacle à la critique de la raison historique. Que, deux décennies après le livre de Veyne, Le Raisonnement sociologique de Jean-Claude Passeron soit sans doute l’ouvrage qui a le plus profondément marqué le moment réflexif des sciences sociales peut être ici compris comme un symptôme à dire vrai, bien plus qu’un symptôme: poser qu’il ne peut exister de langage unifié de la description empirique du monde historique marque une rupture majeure d’avec le modèle qui, pendant plus d’un siècle, avait conservé l’ambition de conformer le projet de ces disciplines à celui des sciences de la nature2. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des disciplines sociales ont entrepris un retour critique sur elles-mêmes: sur leur histoire, sur la constitution de leurs instruments conceptuels et sur les choix qu’ils engageaient, sur leurs opérations les plus communes, partant les plus évidentes.
Ce moment réflexif est-il propice à un rapprochement entre histoire et philosophie? On peut le penser, puisque l’âge des certitudes positives est provisoirement passé et qu’il laisse place à des interrogations multiples, parfois désordonnées. Des historiens peuvent être tentés, comme ils l’ont souvent été, de chercher au-dehors les raisons de leurs pratiques (ou, plus modestement, des raisons à leurs pratiques). De façon plus attentive, certains d’entre eux ont cherché dans la lecture des philosophes non plus des solutions, mais ce que l’on pourrait appeler des relances: des invitations à prendre des distances par rapport à ces pratiques et aux mots dans lesquels elles se disent. Si longtemps décrié parmi les historiens au bénéfice des discussions de méthode, le débat sur l’épistémologie de la discipline y a trouvé une vigueur et des terrains renouvelés et il propose sans doute l’attestation la plus visible d’un changement en cours. Mais il est loin d’être isolé. Pour ne retenir que quelques exemples, les réflexions engagées sur le statut des textes, sur celui du récit, sur les régimes d’historicité, sur l’événement, celles qui touchent aux implications de la condition historique, ou encore aux tensions entre histoire et mémoire, l’ont été souvent au plus près des questions posées par des philosophes qui sont devenus des partenaires obligés des historiens. Que les premiers ne se reconnaissent pas toujours dans l’usage que les seconds font de leurs analyses et de leurs propositions n’y change rien sur le fond. Un espace de confrontation a bien été ouvert. Espace encore incertain, souvent brouillé, certes. Les malentendus, les incompréhensions et les égarements n’y sont pas rares. Mais ce constat importe moins que la conviction forte que des circulations sont à nouveau possibles et qu’elles sont souhaitables.
On ne cédera point pourtant à un optimisme exagéré. La publication de ce volume peut aussi être comprise comme une occasion de prendre la mesure de ce qui rapproche mais aussi de ce qui peut continuer à séparer aujourd’hui philosophes et historiens alors même qu’ils n’évitent plus la confrontation.
Partons de ce qui pourra sembler le plus extérieur: la constitution d’un répertoire de références. Les lecteurs historiens de ce recueil n’y trouveront pas au premier plan les philosophes qu’ils ont appris à découvrir depuis quelques décennies et qui sont à leurs yeux partie prenante au débat historiographique. La liste en est relativement courte, elle est éclectique et elle est, jusqu’à un certain point, attendue: Benjamin, Kracauer, Arendt, mais surtout Koselleck, Ricœur, Foucault, Rancière, plus rarement Deleuze. (Notons au passage qu’elle serait notablement différente si l’on interrogeait des historiens anglo-saxons, et qu’elle le serait encore et certainement plus longue , si l’on s’adressait à leurs collègues allemands, ce qui est une manière de dire que ces références ne sont pas aujourd’hui constituées en un corpus stabilisé). Dans cet ouvrage, les lecteurs historiens rencontreront en revanche nombre d’auteurs dont les noms et les œuvres ne leur sont pas familiers. On peut en tirer, sans vraie surprise, le constat qu’ils ont encore des progrès à faire, et que les philosophes maîtrisent bien mieux qu’eux l’histoire de la philosophie. On n’en sera pas beaucoup plus avancé pour autant. On peut aussi s’interroger sur ce qui a déterminé la composition et l’organisation de cet ouvrage. Sans méconnaître la part des aléas qui accompagnent inévitablement toute entreprise collective de ce genre, on observe qu’il inscrit un répertoire de propositions dans un ordre qui est, en gros, chronologique «de Marx à aujourd’hui», la pensée de Marx étant identifiée ici comme «sans doute la première rupture vis-à-vis de la philosophie de l’histoire». Il ne s’agit bien évidemment pas pour les auteurs de composer une histoire, ne serait-ce que parce qu’elle présente, et qu’elle revendique probablement, des lacunes. Mais pour un historien, il est difficile de ne pas chercher à y lire aussi quelque chose comme une histoire, avec ses moments obligés (l’historicisme, Marx, le néo-kantisme, le moment phénoménologique, etc.), ses variations, ses ruptures internes. On y rencontre aussi des épisodes qui semblent s’insérer plus difficilement dans ce grand récit: épisodes qui renvoient à une expérience inséparablement singulière et collective de l’histoire comme celle d’Imre Kertész qu’analyse Marc Crépon, à une expérience qui renvoie à d’autres expériences (Mandelstam, Chalamov, Améry, Levi, Celan) qui se font écho et que l’écrivain caractérise en ces termes: «L’horizon de notre vie quotidienne est déterminé par ces histoires qui sont en définitive des histoires sur le bien et le mal, et notre monde défini par cet horizon est rempli de murmures incessants concernant le bien et le mal.» Nul doute que la préoccupation axiologique de Kertész puisse nourrir une réflexion philosophique, mais elle n’est pas inscrite dans une histoire philosophique. Voici qui, peut-être, nous invite en retour à réfléchir sur ce qui constitue le propre d’une histoire philosophique et à la façon dont elle peut s’articuler sur une ou des histoires autre(s). Peut-on encore se satisfaire de la vieille opposition entre une approche qui se revendiquerait comme internaliste et une autre qui serait, par défaut, qualifiée d’externaliste ou de contextuelle? Le problème n’est pas frontalement abordé dans ce livre, et peut-être n’avait-il pas à l’être. Il me semble pourtant que plusieurs des textes qui nous sont proposés suggèrent des pistes pour dépasser les termes de ce débat un peu usé.
La réflexion amorcée à plusieurs voix sur le concept d’historicité et sur son histoire contrastée depuis la première formulation qu’en a donnée Hegel me paraît en donner un exemple convaincant. Car elle relève à la fois d’une histoire proprement philosophique, celle des investissements de sens dont elle a fait l’objet et des opérations analytiques qu’elle a rendus possibles entre XIXe et XXe siècle, et d’autres histoires. Il n’est pas nécessaire de rappeler, après Koselleck, ce qu’elle doit dans sa constitution et ses réélaborations successives, à l’expérience de la rupture révolutionnaire dans l’ordre du temps, aux bouleversements politiques et sociaux du XIXe siècle, ou à la manière dont la pensée de l’historicité a été reformulée face aux expériences extrêmes de la modernité au XXe. Les historiens l’ont redécouverte récemment, comme s’ils avaient oublié pendant quelques décennies qu’elle avait été, dans une version certes très différente, au cœur du vieil historicisme. On ne saurait en conclure pour autant que leurs projets, et les conditions mêmes de leur expérience cognitive, ont pu rester étrangers aux événements du monde. En 1919, inaugurant la chaire d’histoire moderne qui lui avait été confiée à l’Université de Strasbourg au lendemain de la Première Guerre mondiale, Lucien Febvre s’interrogeait sur ce que pourrait être «l’histoire dans le monde en ruines 3»: «Ai-je le droit? Ai-je le droit, historien que j’étais, de reprendre aujourd’hui ma besogne d’historien? Faire de l’histoire. Enseigner de l’histoire.» Il en tirait au moins des raisons d’incertitude il fallait se donner du temps , de prudence aussi, ainsi que des exigences renouvelées quant aux mots de l’histoire et aux manières d’en user. Ce n’est là qu’un exemple parmi bien d’autres possibles. Il rappelle cette vérité d’évidence que l’expérience des historiens est, comme celle de tous les autres, inscrite dans le temps mais qu’elle est sans doute plus instamment que beaucoup d’autres exposée au temps.
Plusieurs des textes qui sont rassemblés ici font voir qu’il en est allé de même du côté des philosophes. L’historicité n’est pas seulement devenue un thème central d’une partie de la réflexion philosophique contemporaine. La pensée de l’histoire, mais d’abord la confrontation avec l’histoire, ont ouvert un certain nombre de perspectives. Celle de l’eschatologie, qu’abordent certains des textes de ce volume, peut être comprise comme une réponse aux désarrois de l’histoire réelle, comme l’est, au même moment, celle qui affirme l’hétérogénéité et la discontinuité essentielles du monde historique et pose l’impossibilité de porter sur ce monde un regard unifié. La prise en compte de l’historicité n’appelle pas de réponse unique, tant s’en faut (et peut-être n’appelle-t-elle pas de réponse du tout: elle est devenue constitutive de notre rapport au temps). Elle exprime d’abord un ébranlement de l’expérience historique et des représentations dont elle fait l’objet. Une interrogation de ce type n’est bien évidemment pas étrangère aux préoccupations des historiens. Si la référence, aujourd’hui multipliée, qu’ils font à Benjamin et à ses thèses relève parfois d’un usage invocatoire, la réflexion poursuivie par Kracauer entre ses premiers essais sociologiques à la fin des années 1920 et son dernier livre américain, laissé inachevé, son repérage du Lebenswelt, de cet entre-deux fragmenté et non totalisable qu’est le monde historique, engage des questions décisives sur les modalités de la connaissance historique ainsi que sur les opérations pratiques auxquelles elle peut être associée 4. Soit un autre exemple encore: lorsque Florian Nicodème nous propose ici même de repenser la critique de la philosophie de l’histoire au XXe siècle comme «le lieu où se voit réélaborée une catégorie fondamentale, celle de l’événement historique», il pose, me semble-t-il, des problèmes homologues à ceux que peuvent rencontrer les historiens lorsqu’ils se posent le problème de la découpe et de la qualification des faits historiques. Homologues, ce qui ne veut pas dire superposables, ni n’implique qu’un langage commun soit possible5. Il n’est pas même certain qu’il soit souhaitable qu’il le soit.
Des décalages entre la manière dont des philosophes réfléchissent sur l’histoire et celle dont des historiens peuvent s’efforcer de le faire, je retiens une dernière illustration, qui insiste davantage, peut-être, sur ce qui continue de les séparer. Un autre thème court avec insistance à travers ce recueil, celui du rôle des acteurs dans la production de l’histoire. Les hommes font-ils l’histoire? L’histoire est-elle «faisable» (machbar) au sens ou l’entend R. Koselleck? On sait qu’il s’agit là d’un topos qui a accompagné l’historiographie et les considérations sur l’histoire dans la très longue durée. Il a suscité des propositions multiples et contradictoires. Posée à un tel degré de généralité, il est d’ailleurs probable que la question n’est pas susceptible de recevoir de réponse significative. Christophe Bouton la spécifie utilement en rappelant qu’il convient de distinguer les «acteurs» et les «auteurs» de l’histoire. À dire vrai, qui sont ces derniers? Ceux que la tradition historiographique et le commentaire idéologique des choses advenues auront, pour un temps, reconnus pour tels, qu’il s’agisse du grand homme ou de la classe-sujet, l’un portant parfois l’autre (ou l’inverse). C’est la lecture que dénonce Tolstoï à travers le traitement des deux figures contraires de Napoléon et de Koutouzov dans Guerre et Paix. Sans doute peut-on donc sans grand dommage faire l’impasse sur la catégorie auteurs. Il en va très différemment des acteurs, à condition de pas surinvestir le terme d’attentes qui ne sont peut-être pas toujours nécessaires. Bouton reprend les objections formulées à l’encontre de l’idée que l’histoire puisse être faite par les hommes. Mais qu’entend-on au juste par «faire l’histoire»?
Avec les moyens du bord, certains historiens ont récemment repris la question à leur compte. En observant à la loupe ce qui s’est passé pendant une soixantaine d’années, au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, dans une communauté rurale du Piémont, un historien italien, Giovanni Levi, s’est ainsi assigné pour tâche d’identifier «la participation de chacun à l’histoire générale, à la formation et à la modification des structures portantes de la réalité sociale6». Derrière les tendances moyennes, les plus visibles et donc les plus aisément repérables, il s’agissait pour lui de faire apparaître les stratégies mises en œuvre par les différents acteurs en fonction de leur position dans le monde social, des représentations qu’ils ont de ce monde, des ressources dont ils disposent ainsi que des contraintes qui pèsent sur eux: «au cours de la vie de chacun (…) naissent des problèmes, des incertitudes, des choix, une politique de la vie quotidienne qui a son centre dans l’utilisation stratégique des règles sociales». Levi a pris le parti d’une approche micro-historique. La «politique de la vie quotidienne», les stratégies communes qu’il évoque, sont autant de manières minuscules, silencieuses, de faire de l’histoire dans «un lieu où il ne se passe rien» mais l’histoire se fait aussi et elle se fait peut-être surtout dans les lieux où il ne se passe rien. Considérons maintenant des phénomènes massifs, dont personne ne prétendra minimiser l’importance historique: la formation de la classe ouvrière, telle que l’a étudiée l’historien anglais Edward P. Thompson dans un livre mémorable7; l’urbanisation des populations aux XIXe et XXe siècles; l’industrialisation, l’alphabétisation de masse ou encore, au plus près de nous, ce qu’on appelle approximativement mondialisation ou globalisation. On a longtemps rendu compte de ces évolutions lourdes comme si elles allaient de soi: comme si elles pouvaient être comprises comme la réalisation historique de programmes nécessaires. Mais une telle nécessité est fallacieuse. Ou plutôt, elle relève de la rétrodiction: elle ne s’impose que si l’on se situe en aval, au point d’aboutissement de ces histoires qui ont transformé notre histoire celui à partir duquel, par exemple, le XVIIIe siècle apparaît tout entier orienté vers la Révolution française qu’il annoncerait. Or ce n’est bien évidemment pas le point de vue à partir duquel il convient d’évaluer la part qu’ont prise les acteurs du passé dans l’histoire dont ils étaient les protagonistes. Ils ne savaient pas plus que nous où elle les menait, ils n’étaient le plus souvent pas conscients de prendre part à une transformation majeure, mais cela ne signifie en rien qu’ils ne se donnaient pas des raisons de faire ce qu’ils faisaient. Ils développaient ce que nous appelons après coup, d’un terme ambigu et trop commode, des stratégies. Comme dans toute situation historique, comme c’est notre propre cas, ils étaient confrontés à des choix entre un nombre limité de possibles, dont nous pouvons nous efforcer de retrouver la configuration. Les évolutions collectives de masse comme la conduite des biographies individuelles en un mot, ce que nous appelons l’histoire sont la résultante de ces innombrables choix qui peuvent être compris comme autant de négociations avec le monde réel, celui de l’expérience.
Cette expérience, Daniel Innerarity la qualifie comme celle de la «contingence». On s’accorderait volontiers avec lui sur ce terme, pour autant que la contingence ne soit pas définie par défaut. «Ce qui mérite d’être raconté, écrit-il, c’est le pourquoi et le comment d’une situation où quelqu’un n’a pas fait ce qu’il voulait.» Plus prosaïque sans doute, un historien inclinera plutôt à penser que les acteurs de l’histoire font bien ce qu’ils veulent. Ils le font dans des conditions d’information et d’anticipation qui sont imparfaites et contraintes, et qui sont pour cela bien réelles. Ils le font là où ils sont situés, et il n’a pas grand sens de leur opposer une nécessité qui n’est discernable, au mieux, qu’après coup. Il n’en a guère non plus d’identifier la contingence au hasard. Elle est ce qui définit en propre le monde historique: les hommes n’y décident pas des conditions de leur expérience, mais ils ne cessent de chercher à lui donner, provisoirement, forme et sens.
1. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris: Seuil, 1971.
2. J.-Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris: Nathan, 1991, nouvelle édition revue et augmentée, Paris: Albin Michel, 2006.
3. L. Febvre, «L’histoire dans le monde en ruines», Revue de Synthèse historique, 1, 1920, p. 1-15.
4. S. Kracauer, History. The Last Things Before the Last, New York-Oxford: Oxford University Press, 1969 (trad. fr.: L’Histoire. Des avant-dernières choses, Paris: Stock, 2006).
5. Dans la perspective d’une confrontation continuée entre philosophes et historiens, il vaudrait la peine, d’ailleurs, de réfléchir davantage sur ce qui distingue les mots des uns et des autres, ainsi que l’usage qu’ils en font. Une remarque de Hannah Arendt, citée ici par Claude Piché, peut nous suggérer une piste: «La plupart des concepts des sciences historiques et politiques sont de cette nature restreinte: ils ont leur source dans un événement historique particulier et c’est ensuite que nous entreprenons de le rendre ‘exemplaire’ de saisir dans le particulier ce qui va au-delà de l’unicité de l’événement.» Trouvera-t-on abusif de la référer à la proposition de J.-Cl. Passeron de comprendre les concepts de toute science historique comme des «semi-noms propres» placés sous la contrainte du déictique?
6. G. Levi, L’Eredità immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Turin: Einaudi, 1985 (trad. fr.: Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris: Gallimard, 1989).
7. E. P. Thompson, The Making of the English Working Class in the Eighteenth Century, Londres: Victor Gollancz, 1963 (trad. fr.: La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris: Gallimard/Seuil, 1988).
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