l'éclat |
Giorgio Colli
Philosophes plus qu’humains précédé de Philologie pas morte
|
Traduit de l'italien par Patricia Farazzi |
[Note à l’édition française] Ce volume propose deux écrits de jeunesse1 de Giorgio Colli (1917-1979), «Philologie pas morte» (1940) et «Philosophes plus qu’humains2» (1939), destinés originellement à constituer les première et troisième parties d’un projet de livre en quatre parties, intitulé Hellénisme et au-delà 3, dont Colli avait établi le plan en 1940 4, mais qui ne sera jamais mené à terme. Dans son édition critique du premier texte, Enrico Colli écrit: «Le projet de 1939-40 pour Hellénisme et au-delà a été abandonné, sans que l’on puisse savoir si ce fut pour des raisons contingentes ou à cause d’une insatisfaction par rapport au travail accompli ou encore d’un dépassement des positions philosophiques. Il est vraisemblable que cela soit aussi pour ces trois raisons à la fois5.» Il n’empêche, poursuit-il, que ces deux écrits dessinent «un programme de vie pour la connaissance: celui-là même qui fut réalisé par Colli dans les années à venir et jusqu’à la fin de sa vie» trop brève. En effet, tant dans «Philologie pas morte» que dans «Philosophes plus qu’humains», s’affirme déjà non seulement toute la thématique à venir de l’œuvre de Colli, comme philosophe et comme éditeur Nietzsche, les Grecs , mais également deux styles d’écriture entre lesquels Colli naviguera tout au long de sa vie: celle universitaire, didactique, pédagogique (apollinienne?), comme dans le second texte, qui annonce Physis kryptesthai philei 6 de 1948; et celle décidément critique, iconoclaste (dionysiaque?) représenté par le premier texte , où les contraintes du travail universitaire volent en éclats pour laisser libre cours à une écriture incisive, insoumise et, finalement, profondément ‘politique’, au sens (grec) qu’il définit lui-même dans les premières lignes des «Philosophes plus qu’humains», et dont l’acmé ironique est constituée sans doute par le fragment célèbre de la Ragione errabonda de 1956, aux accents épiménidéens: «L’éducation doit être soustraite à l’université. L’école ne peut pas être réformée, mais seulement combattue7.» Ainsi, il est probable qu’une autre des raisons de l’abandon du projet de Hellénisme et au-delà ait été la difficulté de faire cohabiter dans un même livre ces deux écritures que, par la suite, Colli veillera à dissocier en apparence. En apparence seulement, puisque le génie de cet homme est d’avoir su donner accès à la plus rigoureuse précision philologique par des voies de pure intuition cognitive, comme en témoignent les préfaces aux différents volumes des OEuvres complètes de Nietzsche (malheureusement absentes de l’édition française, mais rassemblées dans le volume posthume des Ecrits sur Nietzsche8), ou celles des trois volumes de la Sagesse grecque, bouleversantes comme la vision d’un kouros. « Aujourd’hui comme hier le mot ‘mystique’ sonne mal: on rougit ou on s’offusque en recevant cette appellation. La bonne société des philosophes n’accueille pas parmi ses membres quelqu’un qui porte ce nom, et le proscrit pour des raisons d’étiquette. Même les plus libres, comme Nietzsche et Schopenhauer, refusaient une telle désignation. Pourtant ‘mystique’ signifie simplement ‘initié’, celui qui a été introduit, par d’autres ou par lui-même, dans une expérience, ou une connaissance qui n’est pas celle de tous les jours, qui n’est pas à la portée de tous. Il est évident que tout le monde ne peut pas être artiste, on ne trouve rien d’étonnant à cela. Pourquoi alors tout le monde pourrait être philosophe? La possibilité même d’une communication universelle, en tant que caractère de la raison, est un préjugé, une illusion. Après vingt-quatre siècles, les méandres les plus subtils, les plus tortueux et les plus pénétrants de la raison, chez Aristote, n’ont pas encore été explorés, saisis. Même le rationalisme est mystique. Et, en règle générale, il faudrait revendiquer l’épithète de ‘mystique’ comme un honneur10.»
* La traduction a été menée sur la base des deux textes parus chez Adelphi. Nous n’avons toutefois pas retenu les notes de l’éditeur italien qui concernaient les différentes variantes du texte, ni celles strictement philologiques. Le lecteur curieux de ces détails pourra se reporter aux éditions italiennes. Ont été conservées les notes qui indiquaient les liens avec d’autres œuvres postérieures de Colli, ou celles concernant les sources. Nous avons ajouté en fin de volume la préface que notre ami Sandro Barbera, ancien élève de Giorgio Colli, avait donné à la première édition hors commerce d’Apollineo e dionisiaco 16. Disparu trop tôt en 2009, il avait accompagné depuis le début notre entreprise de traduction de Giorgio Colli en France, nous dispensant conseils et suggestions et il avait participé au troisième volume français des Carnets posthumes17, pour lequel il avait rédigé une postface éclairante: «Le Nietzsche grec de Giorgio Colli». |
|
Parution NOVEMBRE 2010 Collection POLEMOS
titre original Filosofi sovrumani Apollineo e dionisiaco
© 2009-2010 AdelAdelphi Edizioni s.p.a., Milano. © 2010 Éditions de l’éclat, Paris,pour la traduction française.
|
||
|
||||
NOTES
|
||||
1. Le premier texte n’avait jamais fait l’objet ni d’une publication ni d’une diffusion universitaire; le second avait été intégré par Colli comme première partie d’un mémoire de maîtrise présenté à l’université de Turin le 11 juillet 1939 sous la direction de Gioele Solari, mais n’avait pas été publié. Certains passages, pourtant, furent repris dans la thèse de Colli, publiée en 1948 sous le titre Physis kryptesthai philei (pour les œuvres de Colli et les traductions relatives, voir la bibliographie en fin de volume). Ces deux textes ont fait l’objet de deux publications séparées, éditées par Enrico Colli, sous les titres de Apollineo e dionisiaco (Milan, Adelphi, 2010) et Filosofi sovrumani (Milan, Adelphi, 2009). Les manuscrits sont conservés par les Archives Giorgio Colli à Florence. Le détail des manuscrits est donné par Enrico Colli dans les volumes respectifs auxquels nous renvoyons le lecteur. 2. C’est délibérément que la traductrice a renoncé à traduire sovrumani par «surhumains», tant le terme a prêté, et prête encore, à confusion. Il s’agit bien évidemment d’une référence à l’Uebermensch nietzschéen, au «surhomme» si mal interprété, et à propos duquel Colli suggère déjà qu’il s’agit plus d’un «outrepassement » (p. 161) que d’une hiérarchisation de l’humain. Le philosophe Massimo Cacciari a déjà à plusieurs reprises suggéré une traduction par oltre-uomo, «outre-homme»; voir «Le Jésus de Nietzsche», Esprit, octobre 2003. Comme le rappelle Enrico Colli, le terme renvoie également à un passage de la Métaphysique d’Aristote (982 b 29-30) dans lequel il est dit que la possession de cette sagesse est oúk anthropíne, que L. Carton traduit par «plus qu’humaine» et qui convient parfaitement dans notre contexte. 3. La deuxième partie aurait dû s’intituler «(Recherche d’un système) Tentatives systématiques». Il n’en existe que des notes éparses et des ébauches de rédaction définitive, qui ne dépassent toutefois pas les quelques pages. De la quatrième partie, «À la recherche d’autres âmes», ne restent que deux plans dont l’un est enrichi d’une bibliographie relativement importante. Sur le détail de cette œuvre abandonnée, voir l’introduction d’Enrico Colli à Apollineo e dionisiaco, qui donne également en appendice les plans successifs établis par Colli, ainsi que des fragments de la deuxième partie. 5. Giorgio Colli, Apollineo e dionisiaco, a cura di Enrico Colli, Milan, Adelphi, 2010. 6. Réédité sous le titre Natura ama nascondersi (a cura di Enrico Colli), Milan Adelphi 1988 [Nature aime se cacher, tr. fr. P. Farazzi, Combas, Editions de l’éclat, 1994]. 7. Giorgio Colli, La Ragione errabonda, a cura di Enrico Colli, Milan, Adelphi, 1982 [778] tr. fr. in Philosophie de la distance, Paris, Editions de l’éclat, 1999, p. 32. 8. Giorgio Colli, Ecrits sur Nietzsche, tr. fr. Patricia Farazzi, Paris, Editions de l’éclat, 1996. 10. G. Colli, «un mot malfamé», in Après Nietzsche, tr. fr. P. Gabellone, Paris, Editions de l’éclat, IIe éd. 2000, p. 138-139. 11. Carlo Michelstaedter, Appendices critiques à la persuasion et la rhétorique, tr. fr. T. Cescutti, Combas, Editions de l’éclat, 1994, p. 40. 12. Carlo Michelstaedter, La Persuasion et la rhétorique, tr. fr. M. Raiola, Combas, Editions de l’éclat, 1989, p. 174-175. 13. Giorgio Colli, La Ragione errabonda, cit. [499], [in Philosophie de la distance, tr. fr. P. Farazzi, Paris, Editions de l’éclat, 1999]. 14. M. Montinari, «Souvenir de Giorgio Colli», in Colli, Philosophie de l’expression, Combas, Editions de l’éclat, p. 220. 15. G. Colli, «Double vérité», in Après Nietzsche, cit., p. 157. 16. Paru sous le titre Ellenismo e oltre. Enleitung, a cura di Stefano Busellato, Pise, ETS, 2004, publié à l’occasion d’une journée d’études sur Giorgio Colli, organisée par le «Centro studi Colli-Montinari», qui s’est tenue à Pise en novembre 2004. Le texte avait été publié pour la première fois en espagnol dans la revue Res publica, no 7, anno IV, Murcia 2001 (traduction de Héctor Julio Pérez et Fabiola Lavezzari), p.179-235. 17. Les Carnets posthumes de Colli, parus en un volume en Italie sous le titre La ragione errabonda (cit.), ont fait l’objet d’une édition française partielle en trois volumes aux Editions de l’éclat, intitulés respectivement: Philosophie de la distance (1999), Philosophie du contact (2000) et Nietzsche (2000), tout trois traduits par Patricia Farazzi. |
||||
|
|