|
|
Penser l’histoire. Ce volume collectif ne prétend aucunement épuiser la question. Il s’agit plus modestement de s’interroger sur la pertinence et les enjeux de certains aspects des pensées de l’histoire, de Marx à aujourd’hui. Ce découpage chronologique s’explique par le choix de limiter le champ d’étude à une période relativement proche de nous qui va de la fin du XIXe siècle au début du XXIe , et également par le fait que la pensée de Marx marque une rupture importante dans la façon de penser l’histoire sans doute la première grande rupture vis-à-vis de la philosophie de l’histoire. Ce choix n’est pas non plus complètement étranger à la crise récente du capitalisme mondialisé, qui a réveillé l’intérêt pour le «spectre» de Marx, que la chute du mur de Berlin en 1989 était censée avoir définitivement conjuré.
Comme l’on sait, la philosophie de l’histoire prétend dévoiler le sens de l’histoire de l’humanité, dans la double acception d’une intelligibilité et d’une direction d’ensemble. Ce genre philosophique, inauguré dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, connaît son heure de gloire avec des auteurs comme Ferguson, l’un des représentants des Lumières écossaises , Herder, Kant, Fichte, Hegel en Allemagne, Voltaire, Condorcet, Volney en France, qui lui ont donné, chacun à sa manière, ses lettres de noblesse1. Il devient ensuite l’objet de critiques de plus en plus virulentes au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, chez des penseurs tels que Marx ou Nietzsche. Au XXe siècle, la réflexion sur l’histoire revêt des formes différentes. Sous l’impact des événements terribles qui ont jalonné ce siècle des catastrophes Guerres mondiales, génocides, explosions nucléaires militaires et civiles la thèse d’un progrès du genre humain est de plus en plus contestée, pour ne pas dire abandonnée, au profit d’une vision pessimiste de l’histoire mondiale, à laquelle se rattachent des conceptions d’inspiration gnostique, nihiliste ou eschatologique. Les adieux à la philosophie de l’histoire débouchent sur l’affirmation incantatoire de l’historicité irréductible des peuples et des époques, qui décrète la dispersion du sens, ou sur la reprise inversée de schèmes téléologiques issus des philosophies de l’histoire, dont le motif rebattu de la fin («fin de l’histoire», «fin de la politique», «fin de la philosophie», etc.) est sans doute l’exemple le plus connu. On passe du progrès à la décadence, de l’attente du «grand soir» à la peur de la catastrophe imminente.
Entre les deux options du refus systématique et de la présupposition implicite du sens, l’une et l’autre quelque peu insatisfaisantes d’un point de vue théorique, il y a place cependant pour des pensées de l’histoire qui tentent d’en analyser les significations selon des approches nouvelles et variées, dont ce volume espère donner un aperçu non exhaustif: outre le marxisme (Lukács), le néokantisme de Marbourg (Cohen) et de Bade (Rickert), la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Schapp, Patocka, Ricœur), l’eschatologie (Rosenzweig, Taubes, Jonas), l’historiographie (Droysen, Koselleck), la littérature (Kertész). Tous ces courants et auteurs sont représentés dans cet ouvrage, qui s’efforce toutefois de sortir autant que possible des sentiers battus, soit en exposant des pensées de l’histoire moins étudiées en France comme celles de Droysen et de Nicolaï Hartmann, un historien et un philosophe qui ont ceci de commun d’être deux lecteurs critiques de Hegel, de Yorck von Wartenburg, dont la correspondance avec Dilthey est citée longuement par Heidegger dans le § 77 de Être et temps, et, dans un tout autre registre, de l’écrivain hongrois Imre Kertész en ce qui concerne la mémoire de la Shoah 2 ; soit en proposant des réflexions sur un auteur plus classique, mais en privilégiant un aspect moins connu de son œuvre: ainsi, le Marx historien des Luttes des classes en France et du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, plutôt que celui de L’Idéologie allemande et du Manifeste du parti communiste (Jean-Claude Bourdin); le Lukács penseur de l’espace et du temps, plutôt que le théoricien de la réification (Franck Fischbach); le Husserl des manuscrits inédits sur la «générativité» notion complexe qui renvoie à l’historicité et à la succession des générations , plutôt que l’inventeur de la phénoménologie transcendantale et du rationalisme triomphant de la Krisis (Anthony J. Steinbock); le Koselleck du Règne de la critique plutôt que du Futur passé (Florian Nicodème); le Hans Jonas historien du gnosticisme et théoricien de l’histoire, plutôt que l’initiateur de l’éthique de l’avenir développée dans le Principe responsabilité (Nathalie Frogneux); la Hannah Arendt biographe de Rahel Varnhagen. La vie d’une Juive allemande à l’époque du romantisme, plutôt que la critique des totalitarismes; le Siegfried Kracauer auteur de Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire, plutôt que de L’Histoire des avant-dernières choses (Sabina Loriga). Dans le même esprit, les travaux de Paul Ricœur sur le lien entre narrativité et historicité sont examinés non pas en référence aux auteurs nombreux qu’il a convoqués dans ses ouvrages, mais à partir d’une confrontation inédite avec l’«herméneutique événementiale» de Claude Romano (Patricio Mena Malet).
Ce volume se veut ainsi une sorte de prisme qui décompose la question de l’histoire en une pluralité d’interrogations distinctes, qui sont pour une part transmises par les philosophies de l’histoire, et pour une autre propres au XXe siècle. Signalons quelques-unes d’entre elles.
Quelles sont les significations de l’idée d’«historicité»? Hegel a semble-t-il inventé le terme (Geschichtlichkeit) et le concept, qui ont connu la fortune que l’on sait, mais selon des acceptions fort équivoques, dont on trouvera ici de nombreux échos. Dans quelle mesure l’historicité affecte les pensées de l’histoire elles-mêmes? Celles-ci sont en effet souvent orientées par un événement de référence, qui leur donne leur tonalité: la Révolution française dans ses deux facettes, le «superbe lever de soleil» de 1789 et la Terreur, pour les philosophies de l’histoire qui naissent à la fin des Lumières; au XXe siècle, c’est d’abord la Première Guerre mondiale, dont Myriam Bienenstock interroge l’impact sur la philosophie de Franz Rosenzweig, puis la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, dont l’ombre n’a cessé de planer jusqu’à aujourd’hui sur les conceptions de l’histoire, à travers les philosophies mais aussi, comme le montre Marc Crépon avec Imre Kertész, dans la littérature, qui joue un rôle irremplaçable pour le témoignage et la mémoire des crimes du XXe siècle. L’horreur des camps de la mort ne fut pas sans influence sur la thèse célèbre de Löwith, exposée pour la première fois dans Meaning in history publié juste après la Seconde Guerre mondiale, en 1949 selon laquelle les philosophies de l’histoire ne seraient que la sécularisation (illégitime) des eschatologies juive et chrétienne, introduisant de force dans le chaos de l’histoire humaine un sens qui ne s’y trouve manifestement pas. Les quatre contributions de la cinquième section sont en partie consacrées à la notion d’eschatologie, et au problème connexe de sa sécularisation. Peut-être à cause de la vision désenchantée de l’histoire qui caractérise le XXe siècle, disons de 1914 à 1989, l’eschatologie a été érigée au rang de nouvelle catégorie de l’expérience historique (chez Rosenzweig, Benjamin, Taubes, Jonas, etc.), au prix de certaines confusions parfois, notamment avec l’idée de téléologie, dont Bruce Bégout souligne combien elle est opposée à celle d’eschatologie, en particulier eu égard à la croyance au progrès.
Penser l’histoire, c’est aussi connaître l’histoire. On ne trouvera pas dans cet ouvrage des contributions directement consacrées à l’historiographie du XXe siècle. Il aurait fallu pour cela tout un autre volume3. Mais l’approche épistémologique de l’histoire est présente à travers le néokantisme: Comment la connaissance de l’histoire est-elle possible? Quel type de causalité met-elle en jeu ? Pour cette question, c’est plus l’héritage de Kant que celui de Hegel qui est travaillé par des auteurs tels que Simmel, Cohen ou Rickert, auxquels deux études sont consacrées (celles de Claude Piché et de Marc de Launay). Le problème de la causalité individuelle renvoie sans s’y réduire à celui de l’acteur historique. Quelle est la place de l’individu dans l’histoire? Cette question se scinde elle-même en deux parties, selon que l’on considère l’histoire comme connaissance scientifique du passé (historia rerum gestarum) ou série des événements (res gesta). Dans le premier cas, on peut se demander quel est l’intérêt de la biographie pour l’historiographie, et plus généralement pour la pensée de l’histoire. Sabina Loriga montre qu’il est loin d’être négligeable, à partir de deux exemples de biographies dues à Arendt et Kracauer. La question du récit historique ne concerne pas seulement les «grands récits», mais encore les récits que les individus font sur d’autres individus, sans parler des récits que les individus font de leurs propres vies, comme si la recherche d’un sens des événements, qui était au cœur du projet des philosophies de l’histoire, s’enracinait dans le besoin de raconter sa vie pour lui donner l’unité d’un sens, d’une cohésion. Dans le second cas, on retrouve l’interrogation classique qui est en particulier un topos du marxisme sur le rôle des individus dans la genèse des événements historiques, interrogation qui sert de fil conducteur à la dernière section de ce volume. Déjà dans sa contribution sur Droysen, Alexandre Escudier met en évidence l’étroite corrélation entre l’étude de l’histoire décrétée par Droysen «science royale» et l’activité de l’homme d’état, qui est «l’historien dans l’ordre pratique». S’il veut espérer infléchir un tant soit peu le cours des événements, l’homme politique doit avoir une solide culture historique, qui l’aide à comprendre et à apprécier les possibilités de la situation à laquelle il est confronté. En ce sens, l’histoire du présent se nourrit de l’histoire du passé. Peut-on dire pour autant que les hommes font l’histoire? L’histoire est-elle «faisable», selon l’expression de Koselleck? Les deux dernières contributions de Christophe Bouton et Daniel Innerarity présentent à ce sujet des arguments pro et contra. Que l’histoire soit «faite» ou non par les hommes, elle demeure en tous les cas un domaine de contingence, comme le souligne D. Innerarity: l’histoire nous enseigne que les cours des événements, et les identités individuelles ou collectives qui en ont découlé, auraient pu être autrement qu’ils n’ont été. Par là-même, elle permet de comprendre «combien indéterminées sont les possibilités de ce que nous pouvons être».
Ce volume est le fruit d’une série de travaux menés dans le cadre du centre de recherches «Lumières, Nature, Sociétés» (LNS EA 4201) de l’Université de Bordeaux 3, devenu depuis «Sciences, Philosophie, Humanités» (SPH EA 4574), en collaboration avec les Archives Husserl de Paris (UMR 8547 du CNRS): soit deux journées d’étude la première a été organisée à Bordeaux le 26 novembre 2008 sur le thème «Faire l’histoire? L’action historique en question», la seconde à l’École Normale Supérieure de Paris, le 22 octobre 2009, consacrée à «Histoire et mémoire des guerres 4» , et un colloque international, qui s’est tenu à Bordeaux du 17 au 19 mars 2010, dont le sujet était: «Penser l’histoire au XXe siècle». Ces travaux ont bénéficié du soutien de diverses personnes et institutions, que nous avons le plaisir de remercier chaleureusement : Charles Ramond, responsable du centre LNS, Jean-François Courtine, directeur des Archives Husserl, le CNRS, la direction de la recherche de l’Université de Bordeaux 3, l’Institut Universitaire de France, la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, le Musée d’Aquitaine, et la Région Aquitaine.
Nos remerciements s’adressent également à Jacques Revel, qui nous a fait l’honneur de préfacer ce volume, et à Michel Valensi, qui l’a accueilli aux Éditions de l’éclat.
| |
|