l'éclat

  Couverture Jarman

Aline Mopsik: Mythe

Charles Mopsik
Le sexe des âmes
Aléas de la différence sexuelle dans la cabale

Note de l'éditeur

Introduction : Le couple originel et l'unique primordial dans les religions du monde

 1. La femme masculine

I. Très bref survol des antécédents bibliques et rabbiniques

II. Les antécédents mystico-ésotériques

III. Les discordances entre le sexe anatomique et le sexe de l'âme dans la cabale lourianique

IV. Remarque conclusive

 2. Création et procréation

 3. Genèse 1:26-27 : L'Image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les premiers cabalistes

 Appendice. Genèse 2:24: « Ils seront une seule chair » : quelques interprétations des mystiques juifs médiévaux

Bibliographie de Charles Mopsik

 


 

Création et procréation

Franchir les limites des corps, de la Bible hébraïque à la mystique juive

 

 

 

«N'est-il pas vrai que le monde n'a été créé que pour l'engendrer et le multiplier?» Talmud de Babylone, Pessahim 88b.

 

Le but du présent article1 est de montrer l'unité de la perception juive depuis les temps antiques jusqu'aux plus récents développements, de ce que j'aimerais dénommer le «corps d'engendrement» et la nature de sa fonction principale: organiser un dépassement des limites du corps en tant qu'il est voué à la mort. Pourquoi cette expression quelque peu étrange? Elle voudrait désigner un fait culturel, religieux, avec ses diverses élaborations narratives et spéculatives, concernant le corps humain comme sujet de filiation et donc inscrit substantiellement dans un rapport à l'autre sexe. La relation des humains à leur descendance est une des questions les plus complexes et les plus cruciales pour toutes les sociétés, ainsi que pour chacun de ses individus, dans la mesure où il s'agit de leur survie collective et individuelle. La place du corps dans cette perspective doit être soigneusement appréhendée. C'est à travers le corps singulier que la vie d'un peuple – et du degré d'humanisation dont il est porteur – se perpétue. Les sociétés modernes ont tendance à séparer de plus en plus le corps qui se reproduit, maillon d'une aventure généalogique immémoriale, du corps qui désire, objet solitaire et consommateur de rencontres gratifiantes. Ainsi l'homme moderne a deux corps distincts, usant de l'un ou de l'autre à son gré. Cette césure n'est peut-être que la persévérance d'une fracture déjà ouverte il y a deux millénaires par la victoire idéologique sur une partie du monde habité de la conception chrétienne de la relation charnelle – et de la filiation charnelle comme séparée de la vie spirituelle et dévalorisée par rapport à elle.

Notre propos est de remonter avant cette scission – non pas seulement d'un point de vue chronologique, mais en examinant quelques échantillons d'une littérature qui s'enracine dans l'Antiquité juive et qui se prolonge, indépendamment des représentations chrétiennes, tout au long de l'histoire, Moyen Âge et Temps modernes compris.

Plusieurs perspectives s'offraient à nous: nous pouvions étudier la conception du corps humain qui se dégage des pratiques liées au culte et aux sacrifices: purification rituelle du «lépreux», règles concernant les prêtres sacrificateurs, les naziréens, la purification des parturientes, des femmes menstruées, des hommes atteints de flux vénériens... en un mot nous pouvions nous référer aux très nombreuses pratiques, relatives à l'usage du corps et à sa dimension sacrée, énoncées dans le Lévitique et amplifiées et détaillées dans la tradition rabbinique (surtout dans les traités du Talmud de l'ordre Taharot)2. Ces quelques évocations suffisent pour nous rappeler que le corps n'est pas saisi dans la Bible comme un objet neutre, dont l'état à la fois physiologique et social serait indifférent à sa relation à Dieu aussi bien qu'à la communauté religieuse. Ces textes bibliques et leur développement dans la tradition juive orale permettent de «parler le corps»: l'homme, être de langage depuis la naissance – depuis la conception? –, est un être de langage dans et par son corps, langage qui, s'ancrant dans le corps, l'arrache à ses limites spatiales et temporelles. Tous les rites qui touchent directement à la réalité concrète du corps – et ils sont très nombreux dans la religion juive classique ainsi que dans d'autres religions dites païennes – concourent à faire accéder au langage les conflits et les tensions qui se somatisent et, par là, à soulager l'angoisse qui en résulte. Mais ce n'est pas à ce niveau seulement que la proximité de la religion d'Israël avec les cultes polythéistes est patente. La divinité est présentée dans les textes religieux hébraïques aussi bien dans la Bible que dans des écrits plus tardifs, comme ayant un corps de type humain. Bien sûr, plusieurs théologiens juifs (dont Philon et Maïmonide ne furent pas les moindres) ont cherché à réduire ce qu'ils ont appelé «anthropomorphismes» au rang d'allégories abstraites. Ils considéraient cette forme de représentation du divin comme une limitation insupportable de sa puissance. Mais cet effort de rationalisation réductrice ne devrait pas nous empêcher de prendre le texte biblique comme il se donne ainsi que les écrits classés parmi la littérature juive ésotérique, comme celui où Dieu est présenté comme un géant d'une taille fantastique dont l'envergure corporelle est vertigineuse et dépasse celle de l'univers dans son ensemble. Les écrits dits du Chi'our Qomah3 («Mesure de l'envergure corporelle») témoignent de la très grande force de la conception de la divinité comme dotée d'un corps, même si ce corps de forme humaine est gigantesque et paraît illimité. Ce sont là bien des points que nous n'aborderons pas dans la présente étude, mais que nous tenions à signaler en passant, ne serait-ce que pour indiquer les multiples déclinaisons de la pensée du corps sans limites dans le cadre de la tradition hébraïque, biblique et post-biblique.

Un simple regard sur le texte de la Genèse nous en apprend beaucoup sur la place que nous avons appelé le corps d'engendrement. Une même notion qualifie le devenir cosmogonique et la généalogie humaine: dans les deux cas le texte emploie le terme de toldot que l'on peut traduire par «engendrements». Ainsi en Genèse 2:4: «Telles sont les toldot du ciel et de la terre quand ils furent créés»; et en 5:1: «Tel est le livre des toldot d'Adam.» Ce fait linguistique n'est certainement pas fortuit. Le processus de création et celui de procréation, bien que différents, sont désignés par un même vocable, ce qui implique que la conception de l'engendrement humain et de la filiation s'inscrit de plein droit à l'intérieur du mouvement créateur divin, que la procréation ne fait en quelque sorte que continuer la cosmogénèse, qu'elle en est une étape ultérieure. Le verbe «créer», bara, signifie aussi bien «enfanter»4. En outre un des récits de l'apparition de l'homme est très éloquent à cet égard. Citons-le d'abord: «Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance... Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa; mâle et femelle il les créa, Dieu les bénit et il leur dit: Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là» (Genèse 1:26, 27, 28). Bien que des siècles de discours théologiques aient tenté de vider ces paroles de leur contenu, un lecteur impartial perçoit distinctement ceci:

1) Comme dans la pensée religieuse égyptienne de l'Antiquité, l'homme est bâti selon la forme divine; ainsi dans la sagesse de Merikaré (vers 2000 av. J.-C.) l'on trouve cette formule: «Les hommes sont les images de Dieu issues de ses membres5

2) Les mêmes expressions qui désignent cette ressemblance de l'homme à Dieu (tselem et demout) sont employées pour qualifier la ressemblance d'un enfant à son père: «Quand Adam eut vécu cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, selon son image et il l'appela du nom de Seth» (Genèse 5:3). La création de l'homme et son engendrement ne sont que deux moments d'un mouvement unique.

3) L'homme, en tant qu'image de Dieu, est un composé du mâle et de la femelle; cela se retrouve encore dans les spéculations théogoniques égyptiennes et en particulier héliopolitaines où les dieux principaux sont quatre couples mâle et femelle6.

4) Image de Dieu, comme lui mâle et femelle, l'homme est chargé de procréer. C'est sans doute par cette action procréatrice que l'homme est effectivement à l'image de Dieu, créateur ou géniteur du ciel et de la terre. Sans doute est-ce là encore une particularité du texte biblique qui n'a pas été suffisamment souligné par les exégètes: la première chose que Dieu dit à Adam (c'est-à-dire à l'homme et à la femme) n'est pas l'interdit de la consommation du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Faisant suite très logiquement à la mention de la ressemblance avec le Dieu créateur, la puissance procréatrice de l'homme est évoquée. Ce n'est certainement pas un hasard de la distribution des éléments du récit qui en est la cause! Immédiatement après que l'homme est décrit comme étant créé mâle et femelle à la ressemblance de Dieu, il lui est dit d'engendrer. C'est qu'il y a un lien entre l'image de Dieu avec laquelle il a été créé et sa capacité d'engendrer d'autres hommes. Sans doute, Dieu a donné son image à l'homme pour qu'il puisse procréer de l'humain. Cette ressemblance ne serait rien d'autre, finalement, qu'une puissance d'engendrement de corps humains. La survie de l'homme comme humain, comme être parlant, il la tient de cette image divine double, mâle et femelle, qui le modèle organiquement. En effet, dans tout le récit biblique de la création, Dieu s'exprime à la deuxième personne en s'adressant à ses créatures à deux reprises seulement: à propos de la création des poissons (v. 22) et à propos de celle de l'homme, et cela en liaison à chaque fois avec leur puissance de procréation. Cette relation entre l'adresse divine directe et la procréation nous semble hautement significative de l'investissement du Créateur dans le processus de procréation. La cosmogonie ne s'arrête donc pas au premier chapitre de la Genèse, elle est continuée par l'homme pourvu d'une puissance d'engendrement dérivée de la puissance créatrice de Dieu, tout au long du récit biblique. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le célèbre verset: «C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme et ils deviennent une seule chair» (2:24). Cette chair une, ce n'est pas autre chose que l'enfant qu'ils engendrent. Ici c'est le pluriel – le duel précisément – qui engendre l'unique et le singulier. Si l'on se rappelle que c'est de ce verset que le Nouveau Testament a tiré enseignement pour affirmer l'indissolubilité du mariage (voir Marc 10:2, 9, Matthieu 19:4, 6, I Corinthiens 6:16, Ephésiens 5:31, 33), l'on mesurera la distance qui sépare cette conception de la lecture juive traditionnelle de ce verset, attestée par Rashi7. La chair une, ce n'est pas l'unité statique du couple humain, mais l'accomplissement de son pouvoir procréateur, l'insertion de sa génitude dans le temps.

L'homme religieux en se reproduisant imite donc le travail divin de l'organisation originelle du cosmos, son acte procréateur peut-être considéré comme la réactualisation rituelle de la cosmogonie. Ainsi les premiers éléments qui concourront, plus tard dans la cabale médiévale, à faire de l'union sexuelle des corps un cérémonial sacré, voire une sorte de culte sacrificiel8, se trouvent déjà en filigrane dans le récit de la création du monde et de l'homme. Il faut noter cependant que l'homme lui-même n'est pas présenté comme le fils ou le rejeton de la divinité. Ce n'est que beaucoup plus tard que Dieu est qualifié de «Père», dans le Deutéronome 32:6 et surtout chez le prophète Malachie 2:10 (et passim). Bien que cette qualification soit tardive, elle nous donne un renseignement précieux: dans toutes les occurrences bibliques (de l'Ancien Testament) où cette désignation apparaît – qui sont assez peu nombreuses – Dieu comme Père est synonyme de Dieu comme créateur9. Compte tenu de cette connotation, il est possible de percevoir dans le récit cosmogonique de la Genèse que l'œuvre de création du monde est assimilée à celle de l'engendrement paternel: «père» désigne celui qui innove quelque chose qui a une suite (voir aussi Gen. 4:21 où «père» désigne le premier auteur des instruments de musique). Les signifiants bibliques autour d'une activité créatrice sont souvent ceux-là mêmes qui parlent d'engendrement et de paternité.

Par ailleurs, le livre biblique de la Genèse peut être tout entier considéré comme le récit des mariages et des engendrements fondateurs, et les épisodes qui sont relatés entre les mentions des tables généalogiques qui rythment le texte ne sont que des récits d'accompagnement de la matière principale: l'énumération des engendrements et des mariages qui y ont présidé. Limitons à ces quelques remarques nos investigations sur des textes de la Bible. Résumons brièvement ce qui précède: il n'a pas été question un seul instant d'une filiation spirituelle qui s'opposerait à la filiation corporelle en la dévalorisant. Au contraire, c'est l'engendrement des corps humains qui déploie l'œuvre créatrice, qui est partie intégrante de la cosmogonie et qui l'actualise. Le processus d'engendrement des humains raconté dans la Genèse prolonge l'engendrement des cieux et de la terre. La différence entre le mâle et la femelle formant le couple humain est inscrite dans l'image divine et par conséquent en Dieu même, et cela non pas à titre de simple allégorie, mais comme conception réaliste de la nature de la divinité, de son pouvoir créateur. L'attitude des anciens Hébreux vis-à-vis de la relation sexuelle et de la procréation a pu être jugée «naturaliste» par des historiens de la religion10. Mais ce jugement vient d'une certaine myopie face aux textes bibliques, que l'on n'arrive plus à percevoir autrement que comme porteurs d'un message de théologie monothéiste. L'enjeu qui caractérise ces textes tient dans leur tentative de donner à l'endrendrement humain – rapport conjugal et généalogie – un accès à la parole. En d'autres termes, à affranchir de sa dimension «naturelle» l'instinct de reproduction pour humaniser l'acte procréateur, permettant la naissance de sujets qui ont chacun une place singulière et identifiable dans la chaîne des engendrements, qui est aussi bien la chaîne de la ressemblance à Dieu, son premier maillon.

Ainsi donc, l'engendrement charnel, la survie de l'humain qui passe par l'enfantement des femmes, est valorisé pour lui-même en tant qu'il explicite l'image divine. Israël est d'abord la promesse d'une descendance faite à Abraham, qui passe par l'engendrement corporel et l'union sexuelle. Dans le Livre de Ruth par exemple, nous trouvons la bénédiction suivante adressée à Boaz pour son mariage avec Ruth: «Que yhvh rende la femme qui entre dans ta maison comme Rachel et comme Léa, qui à elles deux ont bâti la maison d'Israël» (4:11). Le sentiment de provenir d'une même semence, enjeu de la promesse faite à Abraham, structure profondément la mentalité des Hébreux de l'Antiquité, mais cela pour une raison qu'il ne faut pas se hâter de qualifier de naturaliste ou de primitive. L'exaltation paulinienne de l'Israël spirituel (authentique) contre l'Israël charnel, si souvent redite, exprimée avec ardeur dans l'Epître aux Romains qui a permis l'extension indéfinie du schème d'Israël et son universalisation, a fait perdre de vue un fait crucial: ce n'est pas comme fils «naturel» d'Abraham que l'Hébreu se sentait lié à son peuple, mais comme fils légitime, c'est-à-dire reconnu par son père. Le corps du nouveau-né s'inscrit dans la chaîne généalogique parce que la loi établit le principe de sa légitimation, de sa reconnaissance comme maillon de la chaîne. C'est dans le cadre de la fidélité à cette loi que cette inscription est possible. Et quel est l'enseignement de cette loi qui induit plus que les autres cet accrochage à la ligne des générations? Très précisément le caractère sacré du mariage, de l'acte conjugal: en fait, la fidélité de l'épouse. Quand les prophètes veulent fustiger les péchés d'Israël, dénoncer ses dénaturations, ses manquements, ils choisissent avec prédilection la métaphore de la femme infidèle, de l'adultère et de la prostituée. Ces métaphores sont significatives à deux niveaux: elles révèlent la fidélité de la femme comme symbole du lien d'Israël à son Dieu, en même temps elles montrent que c'est cette fidélité qui assure la véracité de la filiation charnelle, c'est-à-dire du lien avec les pères et mères, premiers porteurs de la semence consacrée. Ainsi le corps engendré et engendrant est-il vecteur de l'image divine, il est son multiplicateur, à condition que sa mère ait été l'épouse de son père, qu'il puisse se reconnaître comme enfant d'un homme qui a été le mari de sa mère. Pour le dire avec d'autres mots: s'il reconnaît qu'il doit sa naissance au désir que ses géniteurs se sont mutuellement porté, désir mutuel éveillé par la loi de fidélité, il s'inscrit sans peine dans la chaîne des engendrements, il devient un moment singulier du processus de création qu'il prolongera à son tour. La rupture paulinienne porte justement sur ce point: l'Israël spirituel est instauré à partir de la christologie qui a rompu le lien de naissance: le père du Christ n'est pas l'époux de sa mère11. Son père préside à l'origine des généalogies, il ne fait pas partie de ses maillons, le fils est donc directement issu de la Racine primordiale, sans médiation. La chaîne d'engendrements depuis Adam est rompue. Comme conséquence inévitable, le corps singulier n'est plus le miroir en lequel se réfléchissent et aboutissent les corps des parents antérieurs, il n'est qu'un habit de circonstance; en outre, parce que le Christ n'a pas lui-même engendré d'autres corps, il ne s'inscrit ni à la fin ni à l'origine d'une nouvelle série généalogique, mais rompt le corps d'engendrement pour en délivrer l'esprit, et, dans la doctrine de Paul, cette brisure instaure une distance désormais abyssale entre la relation dite charnelle et cet esprit qui a été délivré de la chair, c'est-à-dire de ce qui se reproduit selon les lignées. La mort était surmontée par l'extension horizontale de l'humain – les générations –, elle est désormais dépassée par une extension verticale, une ascension. Il me semble que l'essentiel de ce qui se joue dans la christologie de l'Incarnation et dans le rejet paulinien de la chair dans sa fécondité, dépend de cet éclatement de la généalogie considérée jusque-là comme expansion de la créativité divine. En témoignent avec éloquence et clarté les développements gnostiques du paulinisme. Nous mentionnerons seulement pour mémoire un passage du Livre des secrets de Jean appelé encore Apocryphe de Jean, ouvrage appartenant au Codex II parmi les écrits trouvés à Nag Hammadi. Le Dieu créateur de la Genèse y est considéré comme un archonte usurpateur, qui, à l'aide des 365 puissances de ténèbres produites par ses soins, jette Adam dans «l'oubli de ses origines célestes et afin de s'assurer d'une plus grande dissémination, et donc d'un affaiblissement des particules de lumière, crée la femme qui compromet Adam et l'enlise dans le cycle des engendrements12». Voici un bref extrait de l'ouvrage en question:

«Jusqu'à aujourd'hui, les rapports sexuels ont persisté à cause du premier archonte, et il a semé le désir génésique dans celle qui appartient à Adam; il a suscité par les rapports sexuels la reproduction de l'image corporelle et il géra [les corps] par son esprit travesti» (traduit par Michel Tardieu, dans Ecrits Gnostiques. Codex de Berlin, Paris, Le Cerf, 1984, p. 147).

Le Dieu créateur, la création, le corps, l'engendrement, tous participent, pour l'auteur gnostique, de la même logique: éloigner l'homme de son origine céleste, perpétuer l'exil de l'étincelle de lumière dans l'univers obscur de la matière. Le désir à peine implicite que l'on perçoit dans cette pensée est celui d'un contact, par-delà la série des générations, avec l'entité première authentique, l'Esprit invisible, comme dit encore l'Apocryphe de Jean, qui n'a aucun lien organique avec un processus généalogique. La reproduction sexuée, celle de l'image corporelle, relève, le texte y insiste, de la logique du travestissement. Elle n'est pas même, comme pour Platon dans le Banquet13, une imitation ou un tenant-lieu de l'immortalité, elle est la logique de la mort même: selon un logion gnostique célèbre, Jésus répond à la question de savoir quand la mort disparaîtra par cette formule: «Quand vous, les femmes, aurez cessé d'enfanter14.» En d'autres termes: l'homme est mortel en ce qu'il prolonge la création et fait œuvre créatrice par l'engendrement. Le corps d'engendrement, tel qu'il est élaboré dans le texte biblique de l'Ancien Testament, est le substrat de la causalité mortelle introduite par l'archonte créateur. Ce n'est pas le corps en tant que tel qui est visé, mais l'enchaînement créateur auquel il est lié, qui implique dissémination, éparpillement, multiplication, passages. Le bouddhisme présente sans doute de nombreuses affinités avec ce type de pensée. Il semble plus difficile de lui trouver des similitudes dans le mouvement essénien.

Dans le judaïsme rabbinique, de nombreuses sentences attestent du développement et même de la survalorisation de l'acte d'engendrer perçu comme ce qui relie les acteurs humains à l'action créatrice. Ainsi Dieu s'associe à l'œuvre procréatrice des deux parents (Nida 31a) l'union conjugale pure réalise la descente parmi les partenaires de la présence divine (Sota 17a), celui qui s'abstient d'engendrer est considéré comme diminuant la ressemblance divine (Yébamot 63b). Ce n'est donc pas essentiellement en fonction d'un impératif naturel, ce n'est pas pour assumer une dimension de la vie organique normale que l'acte sexuel a sa place, mais il est censé pérenniser la relation entre le Créateur et la création, en prolongeant l'image de Dieu dans la succession des générations. Nombreuses sont les sentences de la littérature rabbinique que l'on pourrait citer qui insistent sur l'engendrement comme donnant la possibilité à Dieu de résider sur la terre. À cet égard lui est reconnu un rôle théurgique fondamental: aucun processus naturel, ni germination des plantes, ni cycles des saisons ni phénomènes météorologiques ou astronomiques, ne donne au Créateur l'occasion d'avoir part à nouveau à sa création, hormis la relation conjugale. Celle-ci est donc l'élément clé d'une interaction entre le Créateur et la création, elle actualise l'origine du monde et montre que cette origine est un acte de Dieu. Une grande partie des sept bénédictions nuptiales récitées lors du mariage juif traditionnel rappelle l'œuvre créatrice. Très significativement, la procréation a été comparée au Temple, dont la fonction principale était d'attirer la présence divine et ses bénédictions sur le monde, comme un capteur des forces divines investies dans le cosmos: «R. Abin dit: Le Saint béni soit-Il affectionne le fructifier et le croître davantage que le Temple» (Talmud de Jérusalem, Ketouvot 5:6). Dans ce cas, les corps engendrant effectuent un acte culturel singulier: ils servent Dieu en procréant des hommes qui seront à leur tour les supports de sa présence au sein de sa création terrestre. Pour cette raison aussi, l'accouplement requiert la pureté rituelle des partenaires, comme le service du Temple requiert la pureté des prêtres officiants.

Compte tenu de ces éléments, il n'est pas si étonnant de trouver au Moyen Age, dans le mouvement théosophique et mystique appelé «cabale», censé transmettre des enseignements ésotériques anciens, ce motif de l'engendrement humain élevé au rang d'acte principal de l'imitatio Dei. A la cosmogonie biblique se superpose une véritable théogonie: l'origine elle-même a une origine: la cabale s'attache à raconter les différents moments du processus d'émanation divine, c'est-à-dire en fait du devenir personnel d'un Absolu indicible appelé par convention Eyn Sof, l'Infini. Or il se trouve que les cabalistes ont décrit avec prédilection ce processus de personnalisation en le considérant comme acte sexuel et procréation. Non seulement le Zohar a beaucoup développé ces représentations, mais depuis le xiiie siècle, ce type d'herméneutique a été prépondérant dans les différents écrits de la cabale. Procréer c'est donc imiter – c'est-à-dire reproduire à son niveau d'existence – les phases principales du processus théogonique, même à la création du monde. Le corps humain comme signifiant a ainsi été considéré comme le modèle structurel du cosmos divin: il n'est pas rare par exemple de rencontrer dans la littérature castillane une dénomination de l'aspect masculin de Dieu comme «Corps sacré du Roi». Celui-ci est présenté dans un passage du Zohar, comme s'unissant à la Reine – l'aspect féminin – pour engendrer les âmes des hommes15. C'est l'acte de chair qui est devenu le modèle de l'enfantement des âmes par la divinité bisexuée. Ou, pour le dire plus rigoureusement, l'acte de chair terrestre ne fait que prolonger et traduire une relation du même ordre qui a lieu entre les dimensions divines. Déjà au xiiie siècle, le cabaliste anonyme qui a écrit la Lettre sur la sainteté, véritable traité mystique sur la relation sexuelle, attribue au rapport procréateur une double fonction: d'abord il fait de l'homme qui s'y livre «l'associé de Dieu dans l'œuvre de création16», puisque la procréation donne l'opportunité de prolonger l'acte démiurgique initial, ensuite, introduisant la conception proprement cabalistique, l'acte conjugal est considéré comme la traduction au niveau humain de l'union des entités divines supérieures (celle des sefirot Sagesse et Intelligence appelées Père et Mère) qui aboutit à l'engendrement, lui-même regardé comme un prolongement dans l'univers humain de l'émanation de la sefira Connaissance, appelée parfois Fils17.

Les sefirot

Quelques précisions préalables s'imposent, avant de pénétrer plus avant dans l'univers des cabalistes. Il nous faut dire quelques mots à propos des sefirot (pluriel de sefira), notion qui a une importance centrale dans la cabale théosophique: ce mot désigne chacune des dix émanations émises à partir du Eyn Sof, l'Infini ineffable, qui ont formé une structure spirituelle ayant la conformation d'un corps humain. Le mot lui-même veut dire «nombre», mais les cabalistes l'identifient souvent avec le mot «saphir», pour faire valoir la fonction de médiation, de philtre, que ces émanations assument à l'égard de la «lumière» surabondante de l'Infini. Ce que les hommes appellent «Dieu», de même le Dieu personnel dont la Bible raconte les actions et auquel elle attribue des noms et des qualités psychologiques, n'est autre que cette structure émanative. Chaque sefira a un nom conventionnel principal, de la première appelée Keter (la Couronne), à la dernière dénommée Malkhout (Royauté) ou Atara (Diadème), cependant le lexique de leurs appellations est très étendu. Mentionnons, pour notre propos, quelques types de nominations: ainsi la deuxième sefira, la Sagesse, est surnommée Mère. Bien sûr ces deux sefirot forment un couple dont la relation est constante: comme le formule souvent le Zohar (Le Livre de la Splendeur,XIIIe siècle), la sefira Père sème dans la sefira Mère les semences ou essences primordiales de l'ensemble de la structure émanative des sefirot dont nous avons parlé. La Mère est le siège d'un processus de différenciation où ces essences séminales acquièrent une certaine quiddité, à l'image d'un embryon qui s'élabore dans le ventre maternel à partir d'infimes particules séminales. La sixième sefira, la Beauté, est l'insistance où l'ensemble des émanations séminales aboutissent et se condensent, au centre de la structure – dans le corps humain elle correspond à la colonne vertébrale – et elle porte aussi les noms de Connaissance (lieu de connexion des sefirot Père et Mère) et de Fils, leur engendrement initial. La neuvième sefira, appelée Yessod (Fondement), assume la fonction, dans la structure émanative anthropomorphe, du sexe masculin chez l'homme. Elle est l'organe d'émission séminale de la divinité qui répand dans le cosmos ses influx vivifiant et fécondant, assurant ainsi la prospérité des hommes et leur bien-être. Cette émission séminale est regardée par le Zohar comme une source qui ne doit jamais tarir et dont le jaillissement permanent est nécessaire à la dissémination des influx divins bienfaisants. C'est l'émission séminale humaine, qui, par sa constance et son insistance, sa fécondité dans l'ordre de l'engendrement des corps, provoque, par l'action sympathique qu'elle exerce parallèlement sur le monde d'en haut, les émissions ininterrompues des semences de vie divine à travers la sefira Yessod (Zohar, I, 186b). Celle-ci a été qualifiée par R. Joseph de Hamadan, cabaliste castillan de la fin du xiiie siècle, proche des conceptions du Zohar, de «pénis (amah) du Saint béni soit-Il». La dernière sefira, la dixième ou Royauté, recueille toutes les émanations et elle est le miroir où sont absorbées toutes les lumières issues de la structure émanative. Elle est dénommée Fille ou Épouse – c'est la dimension féminine principale – qui est en contact direct avec les mondes inférieurs: monde des anges et monde matériel où se joue une partie de l'histoire humaine. C'est sans doute pour cette raison qu'elle a été identifiée par les cabalistes avec la Chekhinah l'habitation ou la présence divine sur terre dans la littérature rabbinique antérieure. L'harmonie règne dans cette structure dont le dynamisme fondamental est pensé à l'aide de la relation et de la physiologie sexuelles quand la sefira Beauté (Tiferet), le Fils – la dimension masculine principale – est accouplée à la sefira Royauté (Malkhout), la Fille. Ainsi ces deux sefirot forment deux pôles sexués dont les phases d'union ou de désunion rythment le dynamisme interne de la structure émanative et se répercutent ensuite sur le cosmos angélique et le monde humain. Nous avons été contraints au schématisme et à la partialité pour donner une idée sommaire de l'ensemble du système des sefirot. Il faut savoir encore que le processus d'émergence des essences des sefirot à travers l'ensemble de la structure émanative est à la fois dépeint par les cabalistes comme un engendrement et comme un mouvement de manifestation progressive: chaque nouvelle apparition d'une sefira est une naissance. Il est donc légitime de parler de théogonie: le déploiement des dix sefirot est la genèse de la forme corporelle humaine à travers laquelle et dans laquelle l'infini advient comme divinité. L'on peut aussi parler de théophanie: l'ensemble des sefirot et chacune d'entre elles à son niveau manifeste une essence antérieurement cachée de ce devenir divin. De plus, comme cette pluralité de sefirot constitue un être unique, l'Un du monothéisme juif, qu'elles sont essentiellement indissociables, il faudra parler d'une autogénération. À première vue l'avantage de cette représentation ésotérique du Dieu biblique par rapport aux représentations théologiques exotériques, réside dans la très grande souplesse du système, dans la richesse sémantique de cet Un, face à l'extrême abstraction et à la très grande pauvreté de l'Un exotérique, qui risque souvent de se pétrifier en ce que Henry Corbin a appelé l'idole métaphysique du monothéisme orthodoxe (voir son ouvrage Le paradoxe du monothéisme, L'Herne, Paris, 1981). Retenons quant à nous que les articulations dynamiques de cet Un qui se manifeste – le système des sefirot sont principalement pour les cabalistes des unions de type sexuel, des copulations et des enfantements. Il est facile de concevoir que les relations conjugales dans le monde humain ont été pour les cabalistes un objet permanent de préoccupation et de méditation, d'autant que les actes des hommes sont investis d'un pouvoir théurgique d'intervention dans le monde des sefirot ils peuvent exercer une influence harmonisatrice au sein de ce cosmos théophanique.

Nous voudrions citer un court passage extrait de l'œuvre d'un cabaliste du xvie siècle, Rabbi Moïse Cordovéro, qui résume assez bien les idées des cabalistes:

«Il n'existe pas de commandement qui fasse vraiment ressembler à l'accouplement d'en haut à tous égards comme celui-là [la relation entre l'homme et la femme]. Les autres commandements de la Torah font allusion à l'image et à la ressemblance d'en haut pour unifier les sefirot. C'est cependant une allusion très lointaine. Tandis que le secret du mâle et de la femelle est vraiment le secret des sefirot supérieures, comme il est dit: “Faisons l'homme...” (Genèse 1: 26). L'union et l'accouplement [de l'homme et de la femme] est signe de l'accouplement d'en haut, ce qui est dit [dans le Midrach]: “Tous deux ne sont pas ensemble sans la Chekhinah”, lorsque l'accouplement est éloigné de toutes sortes de laideurs. Ce n'est pas pour rien que la première prescription énoncée dans la Torah est: “Fructifiez et multipliez”» (Tefilah lé-Moché, p. 213a)18.

Comme signe et chiffre des réalités invisibles et divines, l'accouplement n'a pas son pareil. Sur ce point, un rapprochement s'impose entre cette conception et celle de l'hermétisme d'origine égyptienne transmise dans l'Asclépius latin19. Mais l'accouplement est davantage encore: il sympathise si bien avec le processus intra-divin d'union des aspects masculin et féminin qu'il est capable d'être l'agent déclenchant de cette union. Et cette action fait de lui en retour le réceptacle de la Chekhinah, la présence divine. Ici encore c'est le caractère créatif de l'accouplement corporel qui est mis en avant.

Pourquoi cette amplification et ce passage du corps d'engendrement humain créateur au corps d'engendrement divin émanateur? À prendre les textes comme ils se donnent, ils ne nous parlent pas précisément d'une imitatio dei au niveau de l'union conjugale. À les suivre, nous sommes invités à considérer l'engendrement humain comme continuant et prolongeant à un degré plus poussé de dissémination l'engendrement divin, la théogonie proprement dite à travers laquelle la divinité se manifeste à elle-même, avant de se révéler aux humains. En fait, les sources cabalistiques nous convient à l'idée que l'engendrement humain est ce par quoi la divinité accomplit un pas de plus dans son processus de manifestation: après l'autogénération, théophanie de soi à soi, elle se manifeste à autre qu'elle-même en empruntant la voie de la succession des générations. Ainsi, les hommes n'imitent pas seulement un processus parallèle situé dans un monde supérieur, en engendrant ils participent pleinement au mouvement de réalisation théophanique par lequel la théogonie primordiale atteint son achèvement. Pour les cabalistes, en effet, la création de l'homme répond à une nécessité intérieure de la divinité, elle est une étape cruciale dans le mouvement qui la conduit peu à peu au dévoilement et à l'expression personnelle. Si l'homme peut avoir le sentiment d'imiter un processus supérieur, si souvent les cabalistes s'y réfèrent comme tel, il ne s'agit en fait que d'une apparence: en s'accouplant et en procréant, il pousse en avant la lignée théophanique, il lui donne la possibilité de progresser dans la voie de sa réalisation. Chaque génération nouvelle est donc une étape de la hiérohistoire, c'est-à-dire de la manifestation de Dieu dans le temps. Cette insertion du processus théogonique dans la temporalité est tout le contraire d'une Incarnation. Dieu n'accomplit pas son être dans un individu à un moment unique. Pour aller vers son accomplissement, pour se personnaliser, il lui faut être passé dans la texture temporelle tissée par le déroulement du fil des engendrements. Chaque nouvelle conception, chaque nouvelle naissance s'inscrit comme une étape indispensable sur la voie qui mène à la manifestation divine, eschatologique et messianique. Le corps d'engendrement est ainsi un corps de passage: comme le chas d'une aiguille, il permet au fil du devenir théophanique de traverser le temps et de tisser sa toile. Rabbi Joseph de Hamadan, dont nous avons déjà parlé, illustre parfaitement cette idée, quand il écrit: «Quiconque a des enfants, c'est comme s'il faisait subsister la chaîne de la ressemblance qui est dans le Char [divin], celui-ci est en effet appelé “chaîne de la ressemblance” [...], qui n'a pas d'enfants c'est comme s'il amoindrissait la chaîne de la ressemblance. Tout homme donc qui a des enfants réalise le Char d'en haut...20» La «chaîne de la ressemblance» désigne ici le système des dix sefirot, en d'autres termes la structure théogonique primordiale. Engendrer, c'est donc permettre à un maillon supplémentaire de cette «chaîne» d'émerger au jour. S'abstenir d'engendrer revient par conséquent à priver cette chaîne d'un degré d'expression, à diminuer l'extension de cette ressemblance – le char ou structure divine autogénérée – dans le champ temporel où elle doit entrer pour parvenir peu à peu à sa pleine existentiation21.

Muni de ces éléments, abordons la question posée au début. Nous aimerions indiquer ce qui nous incline à penser que les développements de la cabale médiévale – très nombreux et de plus en plus élaborés et complexes – constituent une évolution logique inhérente au mouvement de pensée déjà amorcé par le texte biblique et la tradition rabbinique. En tant qu'ésotéristes, attachés à la recherche des motivations intérieures du texte de la Torah, peu intéressés par ses arrière-plans idéologiques ou supposés tels, les cabalistes ont perçu fortement ce que la notion de création qui se dégage du rapport entre la création du monde décrite dans les premières phrases de la Genèse et le processus créateur de l'engendrement humain, impliquait comme conception de la divinité. Si, comme le déclare le texte biblique, l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, c'est que ce Dieu créateur est lui-même – comme l'homme – sujet d'un processus créatif par lequel il advient et émerge du néant. Ou si l'on préfère, cette image de Dieu que l'homme donne à scruter, est cela même qui est apparu aux cabalistes comme sa manifestation première, révélant à rebours la vérité initiale de la création comme ayant d'abord son siège au sein du Créateur. Plus simplement: si Dieu a créé l'homme à son image, c'est que cette image n'est pas créée en même temps que l'homme, qu'elle lui préexiste et qu'il convient par conséquent de déterminer son point d'émergence. Et pour ce faire il suffit de s'en tenir à la logique du récit biblique: l'homme transmet son image – qui est en premier ressort celle de Dieu – par l'engendrement; cela implique que cette image a été transmise primordialement, est advenue à travers un processus identique à celui que révèle l'engendrement humain. La création de cette «image», création que les cabalistes préfèrent souvent dénommer «émanation» (atsilout), a été déchiffrée tout naturellement à partir des données fournies en aval par le mode de génération humain. Le type d'interprétation du texte biblique qui a rendu possible et même nécessaire une telle approche, repose surtout sur une prise en compte rigoureuse des signifiants et de leur logique d'apparition dans la trame du récit, elle suppose l'indépendance vis-à-vis des grilles d'interprétations exogènes, qu'elles soient issues de la philosophie ou de la théologie. A la limite, ce mode de lecture a quelque chose qui rappelle le traitement juridique idéal d'un texte de loi: c'est en lui, strictement dans son cadre, que le sens est à découvrir recélé dans les replis de chacune de ses propositions. Aucune autre sphère de signification ne doit interférer, aucun intérêt culturel ou intellectuel ne doit subordonner le jeu intratextuel de décryptage. C'est ainsi que les cabalistes ont pu surmonter la panique que la conception du divin qu'ils mettaient au jour aurait pu susciter dans un environnement culturel médiéval très anxieux de conformisme vis-à-vis des principes d'un monothéisme sourcilleux. Contrairement aux apparences, la ressemblance de certaines conceptions de la cabale avec celles de systèmes religieux antiques ou polythéistes, n'est pas un effet de la liberté d'interprétation sans limites, voire débridée du texte biblique. Bien au contraire, c'est en collant à ce texte, à partir des données traditionnelles de l'idéologie juive, dont le discours rabbinique avait transmis les éléments essentiels, que les cabalistes ont été capables de découvrir certaines strates primitives du récit biblique, par-delà les exégèses littérales ou allégoriques alors en vogue.

Le devenir et l'immuable

Une question se pose encore: le devenir est ici perçu comme éminemment positif, constructeur. La puissance d'engendrement déploie de la vie. Or, on l'a vu le plus explicitement avec le gnosticisme, le devenir est synonyme d'altération, de corruption, de mort. Ce qui évolue, ce qui bouge, ce qui se dissémine, est voué à la disparition, alors que l'être immuable, qui ne se produit ni ne se reproduit, jouit de l'éternité et ignore l'ombre de la mort. Il nous faut confronter ces perceptions antithétiques. Engendrer est-ce faire œuvre de mort ou de vie? La réponse est loin d'être aussi évidente que le laisserait penser la question. Proclamer l'engendrement comme propagateur de la vie au nom d'un vitalisme naïf ne vaudrait rien face à la force déconcertante de la vision gnostique, pour laquelle engendrer un corps c'est engendrer un tombeau (soma-séma), c'est enchaîner une âme à un amas de matière obscure. Pour aborder cette redoutable interrogation, il faut nous tourner vers la conception des cabalistes relative à l'âme humaine dans son rapport avec le corps. Il faut tout d'abord indiquer brièvement la façon dont les cabalistes ou certains d'entre eux ont conçu l'âme. Celle-ci est une entité spirituelle issue des sefirot ou émanations divines. Le Zohar les présente comme engendrées par l'union des dimensions masculine et féminine, Tiferet et Malkhout dénommées le Roi et la Reine. Mais les âmes ne procèdent pas toutes des mêmes régions célestes. C'est la qualité et la pureté de la relation sexuelle des parents au moment de la procréation du corps, qui détermine le degré d'élévation de chaque âme, la zone spirituelle d'où elle est détachée pour venir au monde.

Certains types d'âmes, celles des prosélytes, sont engendrées par l'accouplement post-mortem des justes, hommes et femmes, au sein de l'Eden, copulation qui procrée des lumières pneumatiques destinées aux nouveaux convertis dont l'âme n'est pas un héritage de leurs parents, comme il en va des Israélites de naissance (voir Zohar III, 167b sq.). Dans les écrits de R. Joseph de Hamadan, les âmes sont présentées comme étant rassemblées dans le jardin d'Eden céleste par familles et par groupes apparentés, dans un ordre généalogique à peu près symétrique à celui qu'elles connaîtront sur terre. La doctrine élaborée à Safed par R. Isaac Louria au xvie siècle, à partir de sources anciennes, considère que la totalité des âmes humaines – présentes, passées et à venir – étaient à l'origine contenues dans le corps mystique du premier homme, où elles étaient réparties dans chacun de ses organes. La faute a fait se disperser ces âmes qui progressivement, au fur et à mesure de leur passage sur terre, à travers les générations, se réparent du dommage qui leur a été causé. Les âmes les plus basses, celles qui se situaient dans les pieds, voire les talons du premier homme, seront les dernières à s'imprégner dans des corps sur terre avant la venue du Messie (voir Sefer ha-Guilgoulim, chap. 1 et 2). Ces rappels ne visent qu'à montrer une constante dans les diverses doctrines des cabalistes: avant même d'avoir un destin terrestre, l'âme est attachée à la corporéité, même s'il ne s'agit pas encore d'un corps singulier avec lequel elle partagera une existence. Et cette corporéité antérieure au corps est également une corporéité d'engendrement. Le domaine de l'esprit, s'il se distingue de celui du corps matériel, reste hanté par l'ordre corporel qui lui confère ses déterminations formelles. Le corps singulier s'intègre de plein droit au sein de cette corporéité plus large qui l'englobe, il n'est pas un accident de la lumière, mais un passage obligé de sa propagation. À ce titre, il a joué le rôle de texte naturel où un savoir concernant les réalités supérieures est inscrit.

Pour permettre au lecteur de se faire une idée de la façon dont le corps en tant qu'espace de connaissance, lieu de gnosis pour le cabaliste, a été appréhendé, nous citerons seulement quelques lignes de l'Introduction du livre majeur d'un célèbre cabaliste italien du xviiie siècle, Rabbi Moïse Hayyim Luzzatto, commentant quelques formules d'un passage du Zohar sur le Cantique des Cantiques:

«La deuxième science [qui vient après l'apprentissage du système théogonique exposé dans le paragraphe précédent] consiste à “connaître son corps, etc.” Ici commencent les connaissances essentielles qui viennent – à la suite des connaissances relatives à l'arbre [i.e. à la structure complexe des configurations émanatives et des sefirot]. La première consiste en la connaissance du secret de ce corps, selon la totalité de sa forme et de ses organes, de tous les éléments de son fonctionnement, comment il s'enracine dans les sefirot supérieures qui toutes convergent vers ce niveau qui est la ressemblance (demout) d'Adam, c'est pourquoi il a été la dernière création [du récit de la Genèse], car tout procède vers ce but. À la vérité, vers lui convergent toutes choses pour qu'il soit le seul agent du libre-choix, en effet, même l'âme n'a pas de libre-choix en dehors de lui [du corps]. “Qui est-il?” Quel est l'homme à qui incombe toute cette œuvre – [posant cette question] l'on comprendra bien en quoi il est la fin de toute la création, l'on comprendra ici tous les liens qui existent entre les sefirot et lui. Tous les éléments de l'œuvre dépendent de cette connaissance. “Comment il a été créé.” Comment ce corps-ci a émergé, ici l'on comprendra les modes d'émergence des réalités matérielles dont le corps est le principal. Quel il est ensuite, quelle est l'évolution de son histoire du début de son être jusqu'à la fin... “Comment le corps est parfait.” Ici l'on comprendra le secret de cette ressemblance, quel il est selon les intentions placées en lui, c'est ce dont il est traité constamment dans l'Idra Rabba, l'Idra Zouta et les Tiqounim22, autrement dit: la relation entre les sefirot, la loi de leur fonctionnement, est la loi même du fonctionnement du corps dans toutes ses parties, de cela dépend la compréhension [du verset]: “Depuis ma chair je verrai la divinité” (Job 19:26), afin de voir et comprendre toutes les activités de l'homme et l'ensemble de ses mouvements qui tous plongent leurs racines dans les sefirot...» (Adir Bamarom, Jérusalem, 1968 fol. 2a).

Parmi les éléments qui méritent d'être retenus énumérons ceux-ci:

1) C'est par son insertion dans un corps que l'âme acquiert la liberté, dimension considérée ici comme positive.

2) Le corps humain occupe une place spéciale au sein de l'univers matériel. Il n'est pas n'importe quel type d'assemblage et de composition entre les éléments de la matière.

3) Il est structuré anatomiquement et il fonctionne physiologiquement de manière parfaitement homologue avec le système des sefirot et les lois de leurs relations.

4) De ce fait, étudier et connaître son propre corps permet d'obtenir des connaissances concernant la divinité, dont le système des puissances et des émanations se règle selon les mêmes caractéristiques. L'âme n'est pas prisonnière dans un habitacle ténébreux et mortel: son passage dans un corps humain lui fait accéder à la dimension du libre choix qui la rapproche paradoxalement de son modèle divin. Dans un corps elle peut accomplir librement une œuvre qui la fait accéder à un rang supérieur. Cette œuvre est elle-même un travail nécessaire au plein épanouissement de l'émanation divine.

Pour serrer de plus près la conception des cabalistes, quand on l'oppose à celle des anciens gnostiques, qui ne font finalement que radicaliser des thématiques chrétiennes, surtout pauliniennes et johanniques23, il faut rappeler qu'à leurs yeux de fidèles héritiers des traditions rabbiniques anciennes, la mort du corps n'est pas une situation définitive pour lui. Le concept de résurrection est tout à fait essentiel dans ce contexte; il implique pour nous ceci: engendrer un corps n'est pas engendrer un tombeau, puisque ce corps a un futur après sa mort inéluctable. Beaucoup de cabalistes considèrent que le corps de résurrection est un corps éternel, impérissable. Celui-là n'est certes pas engendré par d'autres corps, ses parents, néanmoins il résulte du corps périssable premier, il en est la transfiguration et la reconstitution à partir de la poussière ou des ossements du corps engendré. De ce fait, et à un second degré, la procréation induit un processus irréversible dans l'ordre même de la vie, même si cette vie subit un passage ténébreux. Un cabaliste du début du xviie siècle, Rabbi Isaïe Horowitz, dont l'importance ne peut être sous estimée, présente avec netteté comment il envisage fondamentalement le couple du corps et de l'âme: «A un certain égard, le corps et l'âme sont tous deux égaux, c'est-à-dire que tous deux sont spirituels, ainsi qu'était le premier homme avant la faute et ainsi qu'il en ira dans l'avenir... même la matière terrestre redeviendra spirituelle et tous deux auront la même valeur, tel est le but: [que le corps et l'âme] soient éternels...» (Chné Louhot ha-Berit, I, p. 20a, note marginale)24. La faute du premier couple n'a fait que brouiller et voiler la réalité essentielle de la nature de la matière et donc du corps, elle a introduit une coupure provisoire à l'intérieur d'une substance spirituelle unique. Dans l'avenir eschatologique, la spiritualité de la matière sera retrouvée et le corps et l'âme formeront un individu éternel. La vision du monde que suppose une telle conception reflète un optimisme catégorique dont les gnostiques de l'Antiquité étaient tout à fait incapables. Elle étonne par sa radicalité et par le renversement qu'elle invite le lecteur à assumer quant à sa façon de classer le corps et l'âme dans les hiérarchies communes. Mais c'est cette radicalité, et seulement elle, qui a assez de puissance provocante pour tenir tête à la toute-puissante conception gnostique chrétienne. Elle implique ceci vis-à-vis du corps d'engendrement: celui-ci voue à la vie, à la vie éternelle. La flétrissure de la mort n'est pas le dernier terme, ni le destin final. Elle est passage.

L'engendrement des corps dans cette perspective eschatologique, a donné lieu à une conception du salut lié à la série des naissances. Un cabaliste de la première moitié du xxe siècle, R. Juda Lev Aschlag, commentant un passage du Zohar où il est question de la nécessité du mariage léviratique pour assurer à un frère sans enfant, une descendance terrestre – non seulement au frère de sang, mais, par un biais particulier, au frère humain en général – explique: «Bien que la mort ait été décrétée pour l'homme, elle qui le sépare de la racine divine éternelle, il n'en est pas cependant détaché définitivement, puisque grâce aux enfants que chacun engendre, chacun demeure lié à sa racine divine éternelle, car tout enfant est un fragment du corps du père, ainsi tout homme se trouve être comme un anneau dans la chaîne de la vie, qui commence avec le premier homme, et qui se prolonge jusqu'à la résurrection des morts, éternellement, sans interruption. Et tant que pour l'homme la chaîne de la vie ne s'est pas rompue, puisqu'il a laissé un enfant après lui, la mort n'opère à son égard aucune séparation d'avec l'éternité, c'est comme s'il était encore en vie.» (Zohar ‘im Perouch ha-Soulam, tome 3, Vayéchev, Londres, 1970, p. 386). Il n'est même plus question de l'âme dans ce passage. Comme si les plus anciennes conceptions bibliques reprenaient soudain le dessus et refaisaient surface après des siècles de parcours souterrains, pour imposer une vision du salut purement terrestre, corporelle, à travers la fécondité de l'homme qui le relie à la vie par-delà la mort, qui n'est plus séparation et rupture, en attente de la résurrection. Les cas de stérilité involontaire ont donné lieu, dans un tel contexte idéologique, à de nombreuses discussions qui cherchent à en déterminer les causes cachées et la façon de les surmonter. Mais ces cas problématiques ne sont jamais le prétexte d'une révision de la thèse fondamentale: l'individu doit son salut à sa postérité – même si cette postérité est obtenue par des voies détournées, comme le lévirat.

Il est utile d'indiquer ici un fait d'importance: quelle que soit la place centrale que les cabalistes ont accordée au corps, lieu pour eux d'acquisition d'une gnosis touchant les mondes supra-célestes – la structure divine même – corps capable d'action théurgique sur ces domaines sacrés, il n'est pas devenu pour eux un objet d'exaltation plastique ou de contemplation esthétique. Aussi loin qu'il m'a été donné de m'aventurer dans les écrits de la cabale, je n'ai jamais surpris de marque d'adoration de la forme corporelle: celle-ci demeure avant tout porteuse des signatures de l'ordre divin, elle est vecteur de connaissance, mais n'est pas vouée à la fascination du regard. Ce qui explique la sobriété des dessins et autres diagrammes que les cabalistes ont abondamment produit pour illustrer leurs spéculations parfois très complexes, qui évitent toujours les représentations figuratives et préfèrent les tracés abstraits.

De même que les cabalistes ont cherché l'origine de l'origine dans l'ordre du passé, ils sont partis en quête de la fin de la fin dans l'ordre du futur. Mais ces élaborations ne sont au fond qu'un long détour qui ramène au récit biblique du premier jour de la Genèse: celui-ci, avec simplicité, présente l'homme comme ayant été créé à l'image de Dieu: fondamentalement donc, y compris dans sa forme corporelle, immortel comme lui. C'est le grand mérite des cabalistes d'avoir soutenu, aussi loin qu'il était possible, souvent contre les lectures des théologies en vogue, la tranquille hardiesse de ce verset de la Genèse, qui a été une source de méditation féconde pour des générations d'ésotéristes. Aussi nous donnent-ils la possibilité, à nous lecteurs modernes de la Bible, imprégnés par les savantes constructions abstraites et réductrices des doctrines théologiques, de retrouver les éclats perdus du sens d'un texte trop commenté et trop expliqué, dont toutes les causes se sont emparées pour le faire leur, sans égard pour ses non-dits, qui sont ce que cherche à exprimer, sans encore vouloir ou pouvoir le faire, la totalité de ses dits. Le regard de l'ésotériste sur le texte biblique diffère profondément du regard de l'exotériste: il est attentif, à l'extrême, à tout ce qui est en attente de dévoilement. La Révélation est pour lui affaire d'efforts quotidiens, elle n'est pas un moment historique fondateur.

Nous nous en sommes tenus dans cet article aux généralités. Il faut se plonger dans les milliers de livres, imprimés et manuscrits, que la tradition cabalistique a produits en sept siècles, pour se rendre compte à quel point les réflexions sur l'engendrement des corps ont suscité des élaborations détaillées et multiples. Pour percevoir à quel point cela n'a pas a été un simple slogan pour eux que de considérer le corps fécond comme le lieu fatidique de leur marche vers la connaissance de Dieu, mais qu'ils ont exploré avec précision et acharnement toutes les voies que le corps humain, avec ses organes et ses humeurs, ses fonctions et mouvements leur ouvrait, il suffit déjà de nous reporter aux diagrammes qu'ils nous ont laissés, établissant les correspondances entre les membres corporels et les sefirot. Il est certain néanmoins, que, si le corps a pu avoir une place si singulière, c'est parce que la généalogie des corps manifeste, aux yeux des cabalistes, une chaîne invisible dont les premiers maillons constituent l'ordre divin même et dont l'activité créatrice se déploie dans l'activité procréatrice humaine.

 


1. Celui-ci a été publié tout d'abord en anglais, sous une forme différente dans Zone n°3, Fragments for a History of the Human Body, part one, édité par Michel Feher, New York, 1989, p. 48-73. retour texte

2. Le Talmud (littéralement «l'étude») désigne la somme rédactionnelle de la tradition orale élaborée dans les milieux rabbiniques, de Babylonie ou de Palestine entre le Ier et le VIIe siècles. Le traité en question est consacré aux divers problèmes concernant le pur et l'impur et les pratiques de purification. retour texte

3. G. Scholem a consacré un chapitre de son livre traduit en français sous le titre La mystique juive. Les thèmes fondamentaux, Le Cerf, Paris, 1985, à l'histoire et au contenu de la littérature du Chi'our Qomah. Il a été le premier savant moderne à lui reconnaître son antiquité. De telles conceptions anthropomorphiques ont leur équivalent dans la littérature judéo-chrétienne, voir Homélies clémentines, III, 7, XVI, 19 et XVII, 7 à 11. retour texte

4. Ce verbe signifie proprement «porter au-dehors», «faire sortir», et en araméen, langue proche de l'hébreu, bar, bera, de même racine que bara (créer), signifie «enfant», «rejeton». retour texte

5. L'idée est à la fois celle d'une ressemblance et celle d'une filiation: les hommes sont les images de la divinité parce qu'ils sont issus de ses membres: de même, un enfant ressemble à son père parce qu'il émane de lui. Le texte de la Genèse ne dit pas autre chose: si l'homme est créé à l'image de Dieu, s'il a une ressemblance avec lui c'est parce qu'il procède de lui comme son rejeton. retour texte

6. Voir le livre de C. Desroches Noblecourt, La femme au temps des Pharaons, Stock/Laurence Pernoud, Paris, 1987, p. 21 sq. retour texte

7. Rashi est le nom, formé sur les initiales de Rabbi Salomon ben Isaac, du premier exégète juif européen de la Bible au Moyen Age (xe et xie siècles), qui ne fait souvent que restituer la lecture rabbinique la plus commune. Voir aussi la lecture de ce verset que donne Pierre Legendre dans son ouvrage Líinestimale objet de la transmission, Fayard, Paris, 1986, p. 255. retour texte

8. Sur ce dernier point voir notre ouvrage, La lettre sur la sainteté, La relation entre l'homme et la femme dans la cabale, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 151. retour texte

9. Ce n'est plus le cas dans le Nouveau Testament où la paternité divine est disjointe de son œuvre de créateur et connote dans un autre registre. Cette notion de Père divin comme Dieu personnel de l'homme n'est pas une innovation chrétienne, on la trouve dans la tradition juive antérieure, en particulier dans les dires des thaumaturges juifs, comme Honi (Onias); cf. par exemple Taanit 23a-b. retour texte

10. Voir par exemple G. Parrinder, Le sexe dans les religions du monde, Le Centurion, Paris, 1986, p. 191. Le chapitre consacré aux conceptions hébraïques est exemplaire de l'influence toute puissante du discours théologique bien-pensant sur une étude qui se veut historique, scientifique et impartiale. retour texte

11. Il n'est pas insignifiant qu'une équation comparable préside à la naissance d'Alexandre de Macédoine, trois siècles avant le Christ: celui-ci se croit mystiquement fils du dieu Zeus-Ammon, sa mère Olympias soutient en effet qu'Alexandre n'est pas le fils de son époux Philippe, mais qu'il est le fruit du dieu avec lequel elle était en relation intime (voir A. Weigal, Alexandre le Grand, Payot, Paris, 1976, p. 46-56, 97-98, 146 passim; P. Jouguet, L'impérialisme macédonien et l'hellénisation de l'Orient, Albin-Michel, Paris, 1972, p. 17). Cela donne à penser qu'une filiation directe avec un dieu (ou Dieu), hors du circuit généalogique, par où la mère prétend que son enfant n'a pas son époux pour père, joue un rôle considérable dans la production de certaines figures héroïques. retour texte

12. Cahier Evangile, Supplément n° 58, «Nag Hammadi», présenté par R. Kuntzmann et J. M. Dubois, p. 40. retour texte

13. Voir fol. 207c à 210b. La supériorité de l'immortalité par la procréation à l'immortalité personnelle de l'âme est fortement soulignée dans un texte zoroastrien du ixe siècle, voir Dâtastân i-Dênîk dans La naissance du monde, /La naissance du monde dans l'Iran préislamique», trad. Marijan Molé, Seuil, Paris, 1959, p. 313: «... c'est même la meilleure et la plus excellente espèce d'immortalité [...]; la force miraculeuse qui permet de procréer fait que l'on reste éternellement jeune dans ses enfants, ses petits-enfants et ses descendants bons dans un monde touché par l'Adversaire; et on jouit ainsi d'une vie éternelle qui se perpétue dans les enfants, les petits-enfants et les descendants [...]; et même une semence légère sur la balance conduit au Paradis.» Une idée très semblable avait été exprimée déjà au iie siècle avant J.-C. par le Siracide (ou Ecclésiastique 30:4-5), à propos d'un fils bien éduqué: «Son père vient-il à mourir? C'est comme s'il n'était pas mort, car il laisse après lui son semblable. Pendant sa vie il le voit et s'en réjouit, et à sa mort il n'est pas affligé.» retour texte

14. Cité par Clément d'Alexandrie dans ses Stromates, 3, 9, voir Évangiles Apocryphes, traduits par F. Quéré, Seuil, Paris, 1983, p. 61. retour texte

15. Voir par exemple Zohar, I, 245b. retour texte

16. Voir notre ouvrage La lettre sur la sainteté, cit. note 8, p. 233-234. retour texte

17. La lettre sur la sainteté, cit., p. 231. retour texte

18. La lettre sur la sainteté, cit., p. 144-145. retour texte

19. Voir Corpus hermeticum, texte établi par A. D. Nock, traduction française de A. J. Festugière, Les Belles Lettres, Paris, 1946, (rééd. 1973) p. 320 à 323 (fol. 20, 21). Voir aussi le texte copte trouvé à Nag Hammadi, dans The Nag Hammadi Library, éd. par M. Robinson, Brill, Leiden, 1984, p. 300-301. [Cf. infra, p. 163.] retour texte

20. Voir notre ouvrage La lettre sur la sainteté, cit., étude préliminaire, p. 102 sq. retour texte

21. Nous empruntons cette expression à Henry Corbin. Il est notable que dans les dernières lignes de la Igueret ha-Qodech, la Lettre sur la sainteté, les dix générations qui précèdent la naissance du roi David évoquées dans le Livre de Ruth (4:8) sont présentées comme manifestant la plénitude du Chi'our Qomah, corps divin composé des dix sefirot. Ainsi le corps mystique de la divinité chanté dans les hymnes des anciennes sources juives est considéré comme manifesté par le corps d'engendrement, qui devient le révélateur au niveau du monde humain et de son histoire du corps divin. Voir notre ouvrage op. cit. (note 8), p. 256 et 323. Il va de soi que cette aptitude théophanique du corps d'engendrement lui est conférée essentiellement par une soumission à des pratiques rituelles et éthiques gardiennes de sa dimension de sainteté et préservatrices du sacré dont il est porteur. Sans ces protections, le corps d'engendrement perdrait sa puissance théogonique et théophanique, oubliant ainsi son destin, il se dédoublerait en corps engendrant et en corps désirant, oblitération de l'unité essentielle du désir de jouir et du désir de procéder. retour texte

22. Différents écrits appartenant à la littérature zoharique. retour texte

23. C'est la thèse générale de l'ouvrage de Simone Pétrement, Le Dieu séparé, aux origines du gnosticisme, Le Cerf, Paris, 1984. retour texte

24. Il y aurait de quoi consacrer une étude particulière au thème du corps de Moïse dans la cabale qui y occupe une place importante, R. Salomon Halevi Alkabets par exemple, cabaliste du xvie siècle, affirme que le corps du plus grand prophète d'Israël était déjà un corps de résurrection (voir son Berit Halévi rééd., Jérusalem, 1980, fol. 42d. Voir note ouvrage, Le Livre hébreu d'Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 242. Un ancien midrach qui remonte, semble-t-il, au viiie siècle, décrit l'état des corps et de la vie conjugale dans le monde à venir, après la résurrection: «Tous les orifices [du corps] épancheront du miel et du lait, ainsi qu'une odeur d'aromates comme l'odeur du Liban, comme il est dit: “Du miel et du lait sont sous ta langue, et la senteur de tes vêtements est comme la senteur du Liban” (Cant. 4:11). “Et comme une semence” qui ne cessera pas de s'écouler du [corps des justes] dans le monde à venir, et même leur femme se rendra avec eux dans le monde à venir, comme il est dit: “De même à son ami, il donnera le sommeil” (Ps. 127:2), or les amis ne sont autres que les femmes, comme il est dit: “Que vient faire mon amie dans ma maison” (Jér. 11:15). Chaque juste s'approchera de sa femme dans le monde à venir et elles ne concevront pas et elles n'enfanteront pas et elles ne mourront pas, comme il est dit: “Ils ne se fatigueront plus en vain, etc.” (Is. 65:23), “ils ne se fatigueront plus”, elles ne se fatigueront plus pour le néant et le vide comme elles faisaient auparavant, comme il est dit: “Mais moi je disais: c'est en vain que je me suis fatigué” (Is. 49:4), et “ils n'enfanteront plus pour l'hécatombe” (Is. 65:23), ils n'enfanteront plus des enfants pour la Géhenne, “car ils seront la descendance des bénis du Seigneur” (ibidem), eux et leur descendance ne seront pas éliminés du monde, “et leurs rejetons seront avec eux” (ibidem), ils se rendront dans le monde à venir en compagnie de leur femme et de leurs enfants» (Midrach Alpha-Betot, Baté Midrachot, II, éd. Wertheimer, Jérusalem, 1980, p. 458). Bien que l'engendrement cesse, les rapports conjugaux perdurent et les enfants nés dans le monde ancien demeurent en permanence en compagnie de leurs parents dans le monde nouveau des ressuscités. retour texte