l'éclat |
lyber 2-84162-003-4 176 p. 14 euros. collection
|
Déclinaisons de l'Europe traduit de l'italien et présenté par Michel Valensi I Géophilosophie de l'Europe II Guerre et mer III Les Héros IV L'Hôte ingrat V. La patrie absente |
|
||
I géo-philosophie de l'Europe
Voici l'«agón éschatos», le combat suprême, l'ultime labeur et la peine (pónos) que l'âme est appelée à supporter: piloter ces coursiers adverses, qui sont pourtant ses inséparables parties, les exercer à la «laborieuse ascension», empêcher que le plus malin des deux (l'esprit de gravité'!) ne nous entraîne jusqu'à terre, nous refusant ce qui fait notre joie : pouvoir contempler la Réalité hyperuranienne, «tà éxo toû ouranoû». Ainsi, le célèbre mythôs du Phèdre nous enseigne que paideía est agón: joute et combat entre des puissances contraires, dans la structure composite de l'âme. Mais il nous enseigne aussi qu'un tel agón est, par nature, facteur d'harmonie: l'aurige peut affirmer son hégémonie et imposer la connexion, remédier à l'immédiate dissonance. Le combat est essentiellement conatus: effort vers l'harmonie. Tout combat s'engage en vue de la victoire, mais vaincre signifie harmoniser' l'ennemi avec soi. Joutes et combats ne valent alors qu'en tant que recherche des modes et des formes par lesquels une harmonie peut être produite, révélée. Le sens de l'agón consiste précisément dans l'aletheúein, dans le fait de dévoiler, de pro-duire, de porter l'harmonie à la lumière. L'agón manifeste l'harmonie comme sa propre vérité. Et cependant, dans le combat précisément, les distincts en tant que distincts apparaissent avec la plus implacable netteté. Le premier moment du processus harmonique' devra consister à les déterminer avec la plus grande précision à les établir l'un par rapport à l'autre (et c'est cet établissement, ce stare, qui résonne dans stásis, la guerre entre frères de sang, parce que ces deux principes opposés appartiennent éternellement à l'âme et, plus encore, sont tous deux conatus, impétuosité, appétit, nostalgie innés d'ailleurs comment l'aurige pourrait-il se diriger là-haut, vers la Patrie, sans l'inné, autrement dit l'á-logos, l'en-fant, l'impétuosité du «cheval de race»? Même pour la plus haute theoría, un premier élan' est nécessaire, qui ne peut être rationalisé; il est le propre de la lignée). Le moment ultime consistera à en démontrer la connexion advenue et parfaite. Entre ces deux moments extrêmes, l'aventure, le grand voyage, l'océan du plus grand danger où, pour ne point se perdre, le courage (andreía) devra être guidé par l'esprit (noós), et il faudra avoir recours à toutes sortes de téchne (nautiké, polemiké, politiké, basiliké) et à toutes sortes d'arts susceptibles d'in-former, d'établir des rapports, de concilier même ce que l'opinion considère comme inconciliable. L'apparition du Deux (dyo a la même racine que deído: craindre, et deinós : ce qui est terrible, ce qui dépayse; et, de fait, l'émerveillement qu'il suscite inquiète et terrifie) s'accompagne également et immédiatement de l'apparition d'une recherche à propos de son origine, de ses relations internes, de sa fin; soit, en d'autres termes, de la question concernant la puissance qui fait des deux un Deux. S'interroger sur ce qui diffère revient à s'interroger sur l'identité; s'émerveiller du multiple (de ce que l'être soit multiple) commence au souvenir' de l'Un. Il ne suffira pas de connaître les distincts, de les analyser', il faudra se demander comment la scission est advenue, quel logos l'a produite. Seul l'homme capable d'un logos de la scission pourra dire qu'il comprend la scission; et, la comprenant, il pourra être en mesure de la rapporter à l'harmonie. C'est à partir de l'émerveillement à l'égard de l'émergence et de l'établissement des Deux que s'impose, philosophiquement et politiquement, le problème de la relation entre un et multiple. Les apories fondatrices de la recherche philosophique européenne s'avèrent originairement et inextricablement liées à l'historía, au témoignage systématique des aventures qui produisent l'être-là historique de l'Europe, dans ses racines culturelles et politiques, mais aussi comme figure' géographique, comme détermination de ses frontières1. Ulysse est curieux' du multiple, mais non point hístor ; tout d'abord parce qu'il subit' le multiple, mais surtout, parce qu'il ne le soumet pas à une enquête analytique et systématique2 qui impliquerait, de fait, une recherche de son logos unitaire. Ainsi, l'enquête de l'historien postule, ab origine, l'enquête philosophique. Rechercher la raison du multiple actuel consiste à rappeler le passé, oblige à l'anamnèse exhaustive de ce que l'être était' qui devra établir la vérité du passé, en éliminant les «lógoi multiples et ridicules»3 qu'on rapporte à son propos et qui cachent cette vérité. L'idée d'alétheia comme élimination de ce qui est caché, fait partie de l'historía européenne avant même que d'appartenir à son onto-théologie. Mais, à l'origine, elle se rattache également au fond mythique et religieux de la vie de la polis. L'illuminisme de Hécatée serait incompréhensible s'il n'était pas perçu en même temps que l'uvre d'un sophós le précédant d'un siècle, Épiménide le Crétois, le purificateur d'Athènes, «l'ami d'hier seulement» (Platon, Lois, iii, 677 d). Pour guérir la cité de ses maux, il est nécessaire d'en connaître le passé; pour faire en sorte qu'elle obéisse à la justice (et soit épurée ainsi de ses rites les plus durs et les plus barbares), il faut en connaître l'origine véritable, se risquer au voyage dans l'ádelon, dans le non-évident, dans ce à propos de quoi il semblait impossible qu'il se puisse trouver un hístor. Entre le sage antique et l'historien, les grands bouleversements du vie siècle: se fait jour, de manière toujours plus imposante, le terrible problème de la distinction entre les puissances, entre leurs timaí respectives (dans quels termes et limites celles-ci ont-elles de la valeur, et leur autorité s'en trouve-t-elle justifiée?), d'où découle le problème de leur identité et de la cause de leur différence actuelle, comme celui de la possibilité de son dépassement'. Examinons, avec l'aide de Santo Mazzarino, les cartes' des viiie et viie siècles. Alors, c'est l'indistinct qui prédomine; la puissance du limitant ne s'est pas encore affirmée. Les archipels du vieil Egée' homérique dessinent des couronnes de ponts. Les cités sont des ports, des passages. Dans la Ionie multiforme, Occident et Orient se rencontrent presque immédiatement, sans la peine de se devoir connaître. Se connaître implique, en effet, la scission advenue. Hésiode, adorateur enthousiaste d'Hécate l'asiatique', étrangère à l'Olympe homérique (Théogonie, 411-452), connaît Europe et Asie uniquement comme les noms de deux Océanides, appartenant à la famille d'Okéanos et de Thétys, «lignée sacrée», nourricières de la jeunesse pour les hommes comme pour Apollon seigneur, et aux Fleuves. La première' Asie, géographiquement perceptible, coïncidera avec l'ensemble mouvant des citées ioniennes grecques, ne s'étendant pas au-delà des lignées fortement hellénisées des Lydiens et des Phrygiens. L'Europe comme partie du monde, aux confins déterminés (même si «aucun des hommes ne sait si elle est entourée par la mer»), est une figure qui mûrit lentement dans le cours décisif du vie siècle et qui ne trouve son accomplissement qu'avec Hérodote (IV, 45). Elle émerge, principalement, à partir du contraste entre l'irréductible archipel des póleis qui jamais ne parviennent à s'harmoniser', pas même dans les moments de plus grand danger, et le règne puissant des Lydiens qui avait su résister aux invasions des Cymmériens et arrêter l'armée des Mèdes sur le fleuve Halys, le jour de la fameuse éclipse prophétisée' par Thalès. Un poète de Smyrne, Mimnerme, s'était déjà interrogé sur la raison du conflit qui avait opposé l'Asie' de Gygès à la Ionie grecque, et il avait cru pouvoir la trouver dans la violence des Pyliens jadis subie par Colophon. Ainsi, un geste de l'hybris grecque aurait été à l'origine de la scission: prend forme alors le grand schéma historiographique d'une succession ininterrompue d'offenses et de vengeances, de violences entraînant la violence; la seule et durable connexion entre Orient et Occident s'avère donc être une très ancienne inimitié. Même les poèmes homériques seront lus et relus à cette aune (et c'est peut-être une erreur de prétendre que «chez Homère on ne trouve nulle trace de ce que voulurent y trouver les générations postérieures: le conflit entre Grecs et barbares, l'hostilité permanente entre Europe et Asie»)1, qui deviendra explicite dans la poésie épique successive. Il est vrai qu'un tel schéma prend une tout autre dimension chez Hérodote: chez ce dernier, la recherche de la cause de la guerre et même de la lutte mortelle entre les deux parties du monde, ne laisse aucune place à quelqu'interprétation d'ordre mythologique2. Mais cette issue historiographique n'est concevable qu'après l'Achsenzeit, les années décisives au cours desquelles l'Asie véritable renversa ses écrans' hellénisants dans lesquels les Grecs se réfléchissaient eux-mêmes, et assujettit les citées ioniennes, hégémonies spirituelles incontestées de toute l'Hellade, bien autrement que ne le firent les Lydiens. Ainsi, au lendemain de la victoire de Cyrus sur les Lydiens, la différence fatale se fit plus manifeste. Le problème de la scission s'impose, une fois pour toutes, alors même que s'impose l'Empire perse. De l'autre côté de la mer, de l'autre côté de l'antique mare nostrum' des Grecs, se tient désormais l'absolument distinct. L'unité est dé-cidée1 pour toujours2. Ce Deux, ce multiple inouï', est désormais le próblema qu'il faut penser, connaître et résoudre. Mais pour se faire, il faudra avant tout se connaître soi-même. Mouvements historique, politique et philosophique encore confondus en un; preuve' authentique du fondement commun de la pensée et de la prâxis. C'est l'apparition désormais incontournable de l'Autre qui contraint de revenir à soi. Sans connaître sa propre identité, il sera impossible d'affronter l'Autre. Si nous ne connaissons pas notre nom, l'avancée (Arès Gradivus !) de l'Autre nous écrasera: l'Empire perse ne rencontrera personne sur son chemin. Il faut se définir: affirmer son propre caractère, en établir la consistance divine'. C'est ce que veut la Pythie, symbole de l'unité de toutes les póleis: que toutes se connaissent tâche ingrate et difficile entre toutes, comme le répètent les sages (et telles sont, même, les prémices de leur sophía). Mais c'est une énigme qui est gravée au fronton du temple de Delphes. En accomplissant ce retour en elles-mêmes pour se souvenir' (comme le veut Hécatée, rebelle à la Perse), pour se purifier' (comme le fit Épiménide) et contrer ainsi l'avancée du Grand Roi, les cités commerçantes et voyageuses retrouveront dans leur âme propre cette scission qu'elles ont dû maintenant apprendre à connaître. Le pólemos externe, désormais inévitable, révèle la stásis : la guerre intérieure. Et cette harmonie', cette connexion entre pólemos et stásis, cette connexion entre guerre extérieure et guerre intérieure', c'est la polis création et forme que jamais l'Orient ne connut ni ne connaîtra. La nation' grecque tout entière et, avec elle, l'idée même d'Occident, seront les produits de ces années décisives. S'affirme alors la conscience du conflit inévitable avec l'immense Empire asiatique, qui constitue le pivot douloureux de l'historía hérodotéenne. Plus personne ne peut se soustraire', désormais. L'agón sera soit accompli soit subi, «to gàr méson ouden »: «il n'y a pas de moyen terme» (Hérodote, VII, 11) avec tout le risque d'hybris qu'implique précisément l'absence ou l'impraticabilité du mésonv Mais, dans le même temps, s'affirme aussi la conscience du fait que, pour pouvoir mener victorieusement ce terrible agón à son terme, il est nécessaire d'accomplir une tâche autrement plus difficile que l'office du pólemos, une tâche impossible : se connaître soi-même. L'opposition politico-géographique implique l'analyse, la distinction précise des parties, la mesure des confins, mais aussi l'étude de leur structure interne et, en fin de compte, de leur démon et caractère. Pour pouvoir mesurer, il faut connaître le mesurant. Anamnèse' tout à la fois historique, géographique, politique et philosophique. Et il en sera toujours ainsi pour l'Occident.
Quarante ans avant les Histoires d'Hérodote, ce drâma cette action par laquelle les destins d'Asie et d'Europe s'opposent et, s'opposant s'entremêlent, se distinguent absolument et, se distinguant, imposent le problème de leur connexion s'était déjà exprimé dans les Perses d'Eschyle. Un demi-siècle de lente élaboration de l'eîdos, de la forme de la polis et de la grécité tout entière, avait produit cette uvre époquale, dont Périclès, alors âgé de vingt-cinq ans, assuma la chorégie. Nous n'avons pas l'intention ici de la situer d'un point de vue politique (l'emphase disproportionnée sur la défaite des Perses et sur Athènes, salvatrice de l'Hellade, est le signe indiscutable de la volonté d'orienter la politique athénienne contre Sparte, qui fut son ancienne alliée), ni de tirer de la tragédie quelque idée-clef sur le caractère grec, que l'on retrouvera chez Hérodote. Un seul moment de ce drame nous intéresse ici: le songe de la Reine (176-214). Depuis longtemps déjà, depuis que son fils est parti avec l'armée pour détruire la terre ionienne, Atossa est en proie à des cauchemars incessants, présages de malheurs. Pourtant le songe qui la visite cette nuit-là est plus limpide et plus terrible que ne le furent jamais les précédents. Elle a rêvé de deux femmes, toutes deux «d'imposante stature et d'une beauté incomparable». Mais, entre elles, une stásis («une querelle paraissait les opposer» v. 188) que Xerxès, le Grand Roi, ne parvenait pas à appaiser. Voici qu'il attache les deux femmes à un char, comme deux cavales et tandis que l'une, docile, accepte la bride et semble même «fière de ce harnais», l'autre se débat, furieuse, rompt ses liens, se libère de ses rênes et jette Xerxès à bas du char. La femme portant la robe des Perses, qui suit docilement son seigneur, c'est l'Asie «riche en hommes ... troupeau divin»; la femme portant la robe dorienne, c'est Eleuthère l'indomptable, la liberté grecque, qui ne se soumet à personne. Mais la tragédie consiste précisément en ce qu'elle ne les oppose pas immédiatement. Il s'agit d'une stásis, non d'un pólemos. Ici, la guerre, qui a fini par devenir, pour le Grec, le modèle du pólemos, de la guerre contre le barbare, est nommée guerre intérieure'. Non seulement Asie et Europe apparaissent toutes deux belles et divines, mais réellement «surs de sang, de la même lignée». Elles habitent des terres différentes, mais leur origine est commune. C'est cette énigme qui constitue le cur de la tragédie. Une telle image de tension n'apparaîtra jamais plus sur la scène de l'Europe. Non seulement Eschyle «montre ici qu'il ignore le barbare' de la propagande nationaliste, de l'oratoire et de l'historiographie, comme s'il était un poète archaïque tel Homère»1, mais plus encore: il montre les absolument distincts' (les Deux qui, chez Hérodote, ne peuvent pas ne pas se faire la guerre) comme radicalement inséparables. C'est comme si on voulait dire qu'il n'est possible d'affirmer le caractère unique du génos qu'à propos seulement d'antagonistes par nécessité, que lorsqu'il s'agit d'ennemis mortels. L'origine de ceux qui sont appelés à s'affronter jusqu'à la mort ne peut être qu'unique. La plus parfaite identification de l'opposition constitue l'accord le plus profond. Certes, l'hybris essentielle de l'Empire asiatique c'est son refus absolu de toute connexion. C'est l'empire du seul Un, qui s'étend sans limites, dominant toute voix contraire. Mais la cavale qui ne supporte aucun joug saura-t-elle reconnaître l'harmonie des contraires? La victoire de la lance d'Athéna sur l'arc perse donne-t-elle en soi la solution de l'énigme? Ou l'affirmation de sa forme irréductible révèle-t-elle une hybris tout aussi tyrannique que celle de l'empire qui partout dé-lire? Les descriptions grecques de l'Asie expriment toujours l'idée de l'illimité: terre sans limites, armées innombrables, pouvoir illimité du Roi ou encore le sens de la confusion, de l'informe, de ce qui, en somme, n'a pas encore rencontré' la puissance du limitant. Mais même ce qui est parvenu à se définir même cet Hercule victorieux devra évoquer le problème de l'illimité qui l'embrasse. Cette forme, ce kósmos déterminé, n'était-il' pas, peut-être, l'illimité? D'où viendraient tous les kósmoi et donc précisément la pluralité des connexions déterminées des êtres si non du Principe qui ne peut être également limité, à défaut de quoi il ne serait que l'un des nombreux kósmoi ? Et le Principe, nécessairement à-peiron, sans péras, éternellement se ré-vèle dans l'infini englobant-toute-chose que nous percevons intuitivement et reconnaissons dans l'avènement d'une forme quelle qu'elle soit. Voici la beauté' de cette forme et voici, in uno, l'Englobant-toute-chose, le periéchon. Chaque statue, chaque temple grec, l'expriment. Ils rappellent ainsi à l'intuition, l'infinie puissance qu'en tant que tels, ils ne sont pas. C'est pourquoi le problème de l'harmonie entre illimité et limitant, comme deux principes constitutifs de la physis et du kósmos (point de physis, ou, en d'autres termes, point de naissance qui puisse être donnée, et donc point de connexion possible entre les êtres, sans leur harmonie), est inséparable du grand traumatisme que produisit la révélation de l'Asie véritable, principalement aux yeux de la science et de la physiologie ioniennes, sur l'arsenal de leur esprit critique. Il est nécessaire d'éveiller son esprit à un tel problème. Celui qui l'ignore dort et il ne fait pas de doute que les sujets tranquilles d'Asie soient de ces dormants. Ils passent leur vie dans l'ignorance «des grands changements de toutes les choses» (metabolaí tôn pánton), l'esprit abandonné à l'immobilité; ils ne comptent pas sur leurs propres forces, ils ne sont pas «autonomes» (Hippocrate, De aëre, aquis, locis, 16). Mais les habitants agités d'Europe seraient tout autant de ces dormants s'ils se limitaient à exalter leur propre liberté, leur propre capacité à se délivrer de quelque joug que ce soit, renversant le pouvoir de chaque roi, sans comprendre le Logos véritablement commun: à savoir que le limitant ne se maintient qu'avec l'illimité. Ceux qui, dans le conflit des puissances, dans le jeu du pólemos, ne perçurent que des dissonances, ou uniquement la voix de l'harmonie manifeste (de sa connexion déterminée), vivraient eux aussi en imbéciles', comme s'il pouvait y avoir une sagesse privée'. Telle est l'aporie que l'esprit doit parcourir pas à pas', explorer (diaporeîn: c'est en cela que consistera, désormais, l'áskesis, l'exercice de la philosophie): dans le terme par lequel le Grec caractérisera son propre démon, eleuthería, il faudra, en effet, entendre le timbre du lyein, de la lysis, de la force qui, se détachant du troupeau informe', rend possible l'autonomie, mais en même temps, en parfaite simultanéité, aussi celui de la philía, de l'amitié1. C'est la vicissitudo d'Empédocle, chez qui le principe démiurgique de la génesis est Neikos (à savoir que seul le pólemos identifie, manifeste, exprime, donne-forme), tandis que celui de l'apokatástasis, du retour du tout à l'unité, est Philia (1DK B 16). Ce que nous pourrions traduire' ainsi dans le langage de la géo-philosophie: poietès, créatrice, est cette inimitié mortelle qui dé-cide pour toujours Europe d'Asie. C'est cette inimitié qui fait naître le Grec et lui donne sa forme. La spéculation et la tragédie du Ve siècle porteront sur le spectacle terrible-et-merveilleux de cette liberté. Mais si le parler franc', la parresía 2 grecque, oubliera le Logos commun (et donc la nécessaire et originelle harmonie), et si le Grec ne fondera pas son propre Nomos (la loi qui doit ordonner le territoire défini de sa polis) sur ce Cum (tó Xynon), la liberté basculera inévitablement dans l'hybris la plus violente, condamnant la polis à la ruine. Tel est le drame de Sophocle, dont l'épilogue, témoin et martyr, sera Platon. Il faudra alors pouvoir subjuguer aussi la cavale dorienne. Il est juste' qu'elle se rebelle contre l'in-forme seigneurie de l'Asie, mais gare si sa liberté conquise se dé-forme en anomía. Certes, sa nature indomptée réclame un despote mais le seul despote auquel elle pourra se résoudre sera le «despótes nómos» (Hérodote, vii, 104)1, ce Seigneur absolu qu'est la Loi de la cité. Selon sa racine véritable et ultime, Eleutheria signifie donc connexion. Mais connexion est harmonie des réellement contraires, comme le plus aigu et le plus grave, le masculin et le féminin. Comme Asie et Europe. Ces contraires qu'exacerbe la Discorde, Eris déesse qu'Homère (et ses héros) souhaitait voir disparaître (Iliade, XVIII, 107). Mais le mythos épique ment'. Le mythos précède' l'apparition irréversible du Deux. Après un tel événement, celui qui connaît n'utilisera plus qu'un seul langage: le langage discursif, le langage du logos. Et ce langage démontre que Pólemos engendre la multiplicité du distinct, et précisément dans la distinction, dans la perfection de l'acte qui distingue, les distincts se connectent. Dans ce Logos commun, le Nomos de la cité trouvera sa racine véritable et profonde1. La forme du jugement, comme forme caractéristique de la pensée européenne, reflète parfaitement cette krísis, qui fait ek-sister l'Europe, la dé-cidant de l'unité abstraite et immédiate de l'Empire asiatique. Mais cette décision ne peut que constituer l'Europe comme partie. Il est dans la nature même de l'Europe de se savoir partie seulement. Ainsi, jamais sa forme ne pourra s'arroger le pouvoir de valoir comme tout; jamais son harmonie manifeste (la connexion dérivant de l'accord entre ses différents éléments, et donc un simple composé) ne pourra s'ériger en Harmonie, s'identifier avec Dike, avec cette Justice universelle selon laquelle Europe et Asie proviennent également du même et se résoudront dans le même. Cette Harmonie est aphanés; elle n'apparaît qu'aux yeux de l'esprit, dont la lumière, pháos, est l'objet propre de l'intuition du sage, du sophós. C'est ce qu'affirme le logos du sage: non seulement l'harmonie vient à prendre des formes et des tonalités multiples, mais surtout elle re-vient toujours sur elle-même (elle est palíntropos) le mouvement des multiples vers l'un et de l'un vers les multiples de nouveau, est un seul et même processus. Harmonie entre Apollon comme a-pollá, l'apocatastase orphique des multiples dans l'un et Dionysos, l'enfant démembré par les Titans. Ainsi le Logos reconnaîtrait la violence de l'opposition, mais, en même temps, connaîtrait aussi le chemin de son dépassement. Si sa puissance allait jusque-là, il pourrait même consoler' le désespoir de la Reine, la défaite du Grand Roi. Empêcher que notre forme, notre être-partie et notre être-juge en tant que partie, ne se dissolve dans l'indistinct, tel est le sens du premier agón. Mais l'agón suprême s'exprime dans la tentative répétée d'une harmonie entre illimité et limitant, entre ápeiron et péras, entre figure et periéchon, entre l'Un et la détermination du multiple, des kósmoi multiples, entre identité et différence. À travers le premier combat, nous nous débarrassons du joug de l'Asie. Mais la bataille décisive, vers laquelle la Muse nous pousse, consiste à savoir se connecter à ce despote, infiniment plus exigeant que le Grand Roi, qu'est la Loi, devant laquelle nous sommes tous égaux, comme nous sommes égaux devant le Logos et par le Logos. La liberté, en vertu de laquelle chacun peut parler en toute franchise', n'a de valeur qu'en tant qu'elle est harmonisée avec l'égalité de tous par le Nomos et par le Logos. Autonomie et isonomie, ou bien forment une harmonie, ou bien simplement ne sont pas (se réduisant à des noms, des sons illusoires et trompeurs, par lesquels les hommes toujours errants et indécis, prétendent justement saisir ce qui n'est pas). Paradoxale origine, toujours vivante, de notre philosophie. D'une part, elle affirme que seule la puissance de ce qui diffère et de ses metabolaí éveille l'esprit, le libérant de l'esclavage de l'immédiat et de l'informe. Mais, d'autre part, elle affirme aussi que ce qui diffère demeure, en tant que tel, incompréhensible: à peine les distincts sont-ils compris, qu'ils cessent d'être simplement et absolument distincts. Et, dans la mesure où ils s'avèrent harmonisables dans l'unité du jugement (qui juge aussi de leur distinction), ils ne peuvent pas ne pas renvoyer à une origine commune. Comment pourraient-ils ne pas appartenir à un génos, si leur distinction peut être dépassée' dans la forme du jugement? Si ce logos relie effectivement les contraires, il est nécessaire que ceux-ci soient ontologiquement susceptibles de connexion, et donc comme formant originellement une harmonie. Comme c'est le cas des femmes-cavalles divines du songe d'Atossa. Comme c'est le cas pour les nombreux membres de la polis: ceux-ci sont tous libres' [liberi], uniquement en tant qu'ils ont en commun le fait d'être-enfants [liberi] de cette terre, de ses héros, de son ethos. Mais qu'est-ce que le discours pourra affirmer de véritablement et réellement commun à la multiplicité des êtres? Rien d'autre, précisément, que la différence. Les êtres sont un' dans leur différence réciproque. En cela, ils appartiennent au même Nomos (isonomie): rivalisant' les uns avec les autres, opposant la singularité de leur propre forme à la singularité de l'autre. Le Cum originel, tò Xynón, divin et éternel, coïncide avec la singularité de tous. Les opposés, en tant qu'ils sont tous parfaitement singuliers, à savoir non-autre que soi, s'harmonisent. Alors si l'unité est nécessairement produite par ce qui est terrible dans le Deux, dans l'instant où les Deux sont compris par l'il' du Logos, à son tour l'unité du Logos ne pourra rien signifier d'autre que la communauté originelle de ce qui diffère: l'être-un du multiple précisément du fait des différences entre ses singularités. Cette dé-cision qui établit l'Europe par rapport à l'Asie ne peut produire pour autant aucun Ab-solutum, aucune partie absolument séparée. C'est précisément en affirmant ma différence avec l'autre, ma singularité, que je suis avec lui et même a fortiori : que je m'établis moi-même et, m'établissant, nécessairement je m'oppose à ce qui est à son tour en face de moi (stásis), et dans ce face-à-face, dans ce conflit, je me reconnais avec lui. L'autre devient l'inséparable Cum. Ma liberté' par rapport à lui est mon amitié' à son égard. Pour pouvoir être son hôte, il devra être mon hostis : mon ennemi. Jamais aucune harmonie ne pourra être un dépassement abstrait de la différence, et aucune différence ne peut être affirmée comme négation abstraite de l'harmonie. Car la connexion que l'harmonie exprime est bien plus qu'un simple accord entre des contraires: elle vaut comme l'opposition elle-même en tant qu'elle est commune à tous. La pensée européenne, qui naît à partir de l'Asie ionienne, cette pensée qui déplace jusqu'à l'Inamovible (les lois antiques, les mythes et les rites de la tradition), hybris en puissance toujours, tire de ce problème son propre aliment: sauver' l'irréductible singularité de l'être (sauver le phénomène'), la sauver de l'horror vacui barbare, mais en la concevant comme la force même de la connexion. Cette force qui rend inséparable est celle-là même qui, en identifiant, établit et donc oppose. Le thème de l'historía grecque, et le centre de la vie grecque la guerre1 , non seulement contraint à se connaître, à s'éveiller à sa propre identité, et afin que sa raison apparaisse, exige que l'on connaisse son ennemi (que l'on s'ouvre' à lui, bien au-delà des pré-jugés du mythos), mais, en pleine analogie avec le thème du philosopheîn, pense le caractère inséparable du distinct. Et, de même que la sophía se manifeste dans la philía qui, toujours, la recherche et jamais, pourtant, ne la possède, l'inséparable continue de se ré-véler dans la distinction et dans la différence. C'est le côté énigmatique de toute harmonie qui fait qu'elle ne peut être résolue comme s'il s'agissait du problème du moyen, du metaxy, pontife' entre les contraires. Si l'inséparable jamais ne se dévoile en tant que tel, l'harmonie parfaite restera toujours aphanés, c'est-à-dire irréductible à la dimension de l'être, de ce qui apparaît. Chaque construction de l'harmonie qui conçoit celle-ci comme élément, comme fonction déterminée, tombe dans cette aporie, qui est précisément celle du premier pythagorisme et, sous certains aspects, aussi celle du Timée2. L'harmonie devient, alors, simplement le nombre sur la base duquel s'articule la distance qui sépare limite et illimité, aigu et grave , rien d'autre, en somme, qu'un élément de la composition musicale' (tel est, précisément, le cosmos créé par le Démiurge). Mais ce nombre s'avérera nécessairement tout aussi déterminé que celui des opposés, et donc en partagera la nature. Il permet, certes, de rythmer (rythmós = arithmós) leur entre', le rendant de fait praticable selon la mesure, et donc, en en faisant une voie, un chemin, mais participera toujours pour autant de la nature du multiple et appartiendra à la succession des nombres. L'harmonie en vient ainsi à être étantifiée : elle n'apparaît que sensiblement, et sa puissance cachée est perdue. Plus encore: dans la mesure où les moyens harmoniques possibles sont infinis, la connexion du multiple qui s'inventera' à mesure à travers la détermination d'un moyen, ne pourra être pensée que comme artifice, convention, pacte ou même comme le produit d'une décision arbitraire. L'idée de paix comme cessation occasionnelle de la guerre, comme rien d'autre que pause de la guerre, intermède qui est encore notre idée de paix comme pacte , peut dériver d'une telle aporie intrinsèque de l'idée pythagoricienne-platonicienne d'harmonie. La paix = pactum est, de fait, intrinsèquement tournée vers la définition d'un moyen terme; mais aucun moyen terme ne relie véritablement les opposés, car il appartient simplement à leur nature même, étant, comme eux, déterminé. Les absolument distincts ne s'harmonisent en rien [ni-ente], en aucun être': aucun nombre d'or' ne peut combler la distance qui les sépare. Ils s'harmonisent en tant qu'ils sont tels, parfaitement singuliers, et donc parfaitement ensemble dans le non être l'autre. Si des nombres manifestes pouvaient en dépasser' la différence, le caractère essentiel de la distinction serait niée dans ces nombres et, de fait, aucune harmonie des contraires n'aurait lieu. Vouloir dépasser la distance des contraires, c'est en cela que consiste l'hybris de Xerxès, quand il prétend subjuguer les deux cavales ou les deux rives de l'Hellespont et, par ce fait, terre et mer. Mais pour que la différence soit sauve', il faudra comprendre que ce qui diffère c'est tò Xynón parce que précisément l'absolument distinct, pour être sauf' en tant que tel, a toujours besoin de l'autre et de la distance par rapport à l'autre. Si l'Europe parvenait à rappeler' en ce sens sa distinction, son être-partie, elle parviendrait peut-être aussi à exprimer, à partir de ses metabolaí, de ses métamorphoses, une idée de paix étrangère à toute fascination conciliatrice ou synthétique, étrangère à toute prétention assimilatrice ou à tout occasionalisme arbitraire. Le lieu du Cum est átopos : non-lieu insaisissable et absurde comme l'exaíphnes, l'instant, dont la pensée est au cur du Parménide platonicien. Mais de même que c'est grâce à cet instant seulement que la connexion des nombres est concevable, c'est grâce à cette atopía que peut s'illuminer et se définir l'espace des contraires, dans les temps et formes multiples de leur contradiction re-connaissante'.
Notes 1. Les éléments historico-géographiques de ce chapitre s'appuient sur les extraordinaires études de Santo Mazzarino, et en particulier Fra Oriente e Occidente (1947), Milano, 1989 ou Il pensiero storico classico (1965-1966), III, Bari, 1983. Que de bavardages inutiles sur la conception antique du temps et de l'espace et sur ses différences avec la conception chrétienne, sur l'ethos et le destin de l'Europe, aurait évités la recherche philosophique si elle avait bien voulu se frotter sérieusement à la grande historiographie ! 2. B. Snell, «Der Weg zum Denken und zur Wahreit», Hypomnemata 57 (1978) que nous citons faute d'édition française d'après la traduction italienne : Il cammino del pensiero e della verità, Ferrara, 1991, pp. 45-47. 3. Hécatée semble employer le terme mythos pour désigner son propre discours de vérité, et logos pour celui trompeur et oublieux de la multitude. Mythos est encore pour lui le son, la vox de la chose même, la chose en tant qu'elle s'affirme. Que le mot comme logos puisse décider de la vérité de la voix même de la chose cette hybris terrible de la philosophie (et de la mythologie) n'a pas encore vu le jour. 1. A. Momigliano, Storia e storiografia antica, Bologna, 1987, p. 48. Il faut se souvenir que dans l'Iliade «les Troyens descendent sur le terrain avec grand fracas, et les Grecs en ordre et avec calme, et les Troyens se lamentent de manière plus sauvage que les Grecs ... Seuls les Troyens sont possédés par les dieux». Mais «en général, pourtant, une différence entre les deux parties est à peine perceptible» B. Snell, La découverte de l'esprit, tr. fr. M. Charrière & P. Escaig, L'Éclat, Combas, 1994, cf. p. 205. 2. A. Momigliano, op. cit., p. 49. 1. N.d.t. Cacciari utilise le terme «décider» au sens du decidere latin: séparer, trancher. 2. A la veille de l'Achsenzeit, les Grecs ne conçoivent l'Un que comme l'indistinct. Dans la théologie hésiodienne, rappelle Giorgio Colli, l'Un n'est que le Chaos : l'Ouvert sans forme. Ce sera le logos philosophique qui exigera la distinction. À l'Un de l'Empire asiatique s'opposera le logos productif et dévoilant de l'Hellade. Après la grande guerre', le logos devra valoir aussi comme logos de l'Un: pour en triompher véritablement, il devra savoir l'assimiler.1. M. Centanni, «La tragedia dei vinti», in Eschyle, I Persiani, Milano, 1991, p. 106. 2. La parresía est l'élément que le Grec perçoit comme ce qui le distingue radicalement du barbare. L'exilé souffre de la perte de la parresía comme de celle du bien le plus grand (Euripide, Les Phéniciennes, 391). Il est inutile de rappeler que la valeur de la parresía aura un rôle décisif dans l'Annonce néo-testamentaire. Et donc les deux composants de la culture européenne y trouveront leur fondement. 1. Y résonne le « nomos roi [basileús] de tous, mortels et immortels, que le Droit le plus juste guide puissamment de sa main souveraine » (Pindare, fr. 49 Puech). Puech renvoie à Hérodote, III 38, où le terme a le sens de coutume, usage; mais VI, 102 montre, précisément, comment encore chez Hérodote, le Nomos Roi, le Nomos tout un avec Zeus, synonyme de oJ qeov" (Isthmique V, 52-53), sa racine divine, qui résonne fortement chez Eschyle, ne sont pas oubliés. Le problème qui dominera toute l'histoire du Nomos se forme ainsi depuis les origines : si le Nomos est Roi, il faut donc aussi que le Roi soit Loi. Deux corps' de la Loi deux corps' du Roi. La Loi comme Ordre, Diké, la Loi en tant qu'ordonnée par le Roi pour régler la polis. Comme Hölderlin le remarqua, en traduisant justement le fragment de Pindare, sur le Nomos même s'impose, alors, la Loi de la médiété' et donc il est aussi en soi sujet à la médiation, double. Cf. aussi R. Calasso, La ruine de Kasch, tr. fr. J.-P. Manganaro, Gallimard, Paris, 1987, p. 218 ; I. Mancini, L'ethos dell'Occidente, Genova, 1990, pp. 499-537. Pour le nómos basileús dans la paideia classique, cf. M. Gigante, Novmo" basileuv", Napoli, 1956.1. Pour le développement de ces thèmes, cf. infra, tout le chapitre iv, «l'hôte ingrat». 1. A. Momigliano, op. cit., pp. 51, 56, 58. 2. C'est Plotin qui comprend parfaitement cette difficulté du pythagorisme, en distinguant entre ousiódes arithmós, comme nombre purement intelligible et le nombre en tant que monadikós, composé d'unités, dans un de ses traités les plus importants et difficiles (Ennéade VI, 6). je reviendrai longuement sur ce point, et aussi sur l'ambiguïté de Platon à propos de l'idée d'harmonie, au cinquième chapitre. |