l'éclat

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2-84162-003-4

176 p.

14 euros.

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Déclinaisons de l'Europe
Massimo Cacciari

traduit de l'italien et présenté par Michel Valensi

Avant-propos du traducteur

Avertissement de l'auteur

I Géophilosophie de l'Europe
Années décisives
Les deux Cavales

II Guerre et mer
Platon réaliste
Le discours de l'hybris.
Thalassocraties
Le rire

III Les Héros
Juges et héros
Venise perdue
Le duel

IV L'Hôte ingrat
L'hôte ingrat
Le déracinement du nomos
Le déclin des ‘monstres sacrés'

V. La patrie absente
Violence et harmonie
Tolérance et intolérance
Conjecture de paix

Epilogue

 

5. Dans son extraordinaire Venezia. Nascita di una città, IIe éd., Electa, Milan, 1988. Bettini répète d'ailleurs plusieurs fois cette formule comme s'il voulait planter autant de mêmes pilots pour soutenir son dire qu'il n'en fallut pour soutenir la Basilique saint Marc.

6. Ibid., p. 111.

7. «Ici, dans cette ville,/ dans la ville en forme de poisson /qui évoque l'Ange de Tobie,/ l'Ange Raphaël, /l'Ange qui guérit». Déjà, Patricia Farazzi avait suggéré ce rapprochement entre la forme de la ville et le poisson de Tobie, que je me permets de reprendre ici. 8. Un même mot hébreu, rakhamim, désigne tant la ‘miséricorde' que les ‘entrailles maternelles', au sens de la matrice; cf. p. 151 note 1. Certes, les entrailles du poisson de Tobie ne peuvent se nommer rakhamim, à moins qu'il ne se soit agit de l'un de ces poissons mammifères de la lignée de celui qui ‘sauva' Jonas.

9. Sergio Bettini, Venezia. Nascita di una città, op. cit., pp. 7, 22-23, 50.

10. Dans un tableau du Titien, L'ange Raphaël et l'enfant Tobie, l'ange et l'enfant ne semblent plus former qu'un seul corps, qu'un seul mouvement tendu dans la direction qu'indique le doigt de l'ange, dans la symétrie duquel (et parallèle à leurs regards) se trouve le doigt de l'enfant dans la bouche du poisson traînant par terre, et comme le continuant. Même corps complet d'air, de terre et d'eau, tendu vers la Guérison-de-Dieu : Rapha-El. Le ‘hasard' a voulu que ce tableau soit placé désormais dans une salle de l'Accademia, aux côtés d'un tableau plus ‘modeste' de Bonifacio de Pitati intitulé : « Le Père Eternel protège Venise » !

avant-propos du traducteur

 

 « L'Europe : Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté des ruines... » Guillaume Apollinaire, « Poèmes retrouvés », in Œuvres poétiques, Paris, 1965, p. 752.

 

 

Le temps de l'Europe est l'imparfait. Imparfaites ses frontières géographiques-et-philosophiques, d'avoir voulu toujours aller «plus oultre». Imparfait, inachevé, insatisfait ce continent qui, au contraire, a prétendu offrir au monde l'image de la perfection: être l'éternel présent.

Et c'est l'anamorphose d'un continent qui se liquéfie, qui se perd dans les mers, d'une terre bordée d'eau, qui est donnée ici à voir. – Terre et mer: l'Europe est une île. Une constellation d'îles, comme l'est également la Venise dont l'auteur s'inspire. Que l'auteur respire. Et dont il assume désormais la charge suprême, philosophe-gardien qui aura rédigé dans ces pages – par anticipation – les «très riches heures» allégoriques de son autobiographie, sans craindre la «vague de rire» (p. 81) de ceux qui théorisent et contemplent le drâma, l'‘action' du philosophe aux prises avec la polis, aux prises avec la téchne politiké: l'art (de la) politique1, bien conscient aussi que «l'ennemi parfait de l'ordre tyrannique ne sera pas celui qui le conteste d'un point de vue moral, mais celui qui sape de l'intérieur son langage et y participant, en dévoile le côté obscur et terrible» (p. 55).

 Venise est une ville d'îles inventées, dressées sur des pilots de bois qui la font se tenir, la font «s'établir» – comme nous avons traduit ici le stare latin, pour y laisser résonner la stásis grecque: querelle et station. – Et l'Europe est ce continent d'îles reliées par une langue qui, pour être au présent, se devra de fabriquer elle-même ses étymologies «ultérieures», comme l'écriture de Cacciari cherche sa terre européenne dans les entrelacements du grec, du latin, de l'allemand (mais aussi, incidemment ici, de l'hébreu et du sanscrit): pilots des plus grands pins pour un continent à venir.

Ecriture «décidée des terres fermes» de la continentalité, dont la difficulté ‘légendaire' témoigne surtout de notre idiote impossibilité de penser désormais «les distincts en tant que distincts» (p. 15), de penser l'harmonie sans sa violence intrinsèque.

Ecriture aux idiomes juxtaposés, que nous avons voulu presque toujours traduire – soit, dans ce cas, réduire au même –, bien conscient de n'avoir fait que juxtaposer encore d'autres sens à ce qui n'est au fond jamais réductible : les distinctions de la langue, ses ‘idiotismes'.

Écriture, aussi, le plus souvent, inversée, dans laquelle il faut sans cesse aller ‘chercher le sujet' ailleurs, en un endroit caché, là où il semble n'être plus soumis à la règle syntaxique. Et en cela aussi, le livre est à l'imparfait, comme son ‘sujet', parce qu'il attend sa perfection (l'attendrait-il, de nous, ses lecteurs?). Parce qu'il attend que son sujet s'établisse.

 Son sujet? «... Une âme qui cherche racines » (Aaron Shabtaï).

Autrement dit: ce qui tend à «s'élever toujours plus haut», doit ‘trouver et chercher' ce qui l'établit, sans quoi il s'écrase contre terre.

L'Europe, qui se constitue géographiquement, qui s'élève conceptuellement, doit interroger ses fondements. Elle est pourtant, comme l'écrit Cacciari, «arbre inverse», dont les racines sont en l'air, arbre éradiqué désormais de sa terre. Enraciné dans l'absent. Le diagnostic sera alors: pour que l'Europe se rétablisse, elle devra se nourrir de l'Absent. Et l'Absent de Cacciari est bifrons: grec et chrétien. Il est ce qui demeure absent.

Telles sont les racines de l'Europe de Cacciari: grecques et chrétiennes, dans la mesure où la grécité n'est pas seulement le monde grec en soi, mais également la chrétienté en tant qu'elle est la marque de l'absence des Grecs, en tant qu'elle ‘réfléchit' l'absence des Grecs, comme en porteront témoignage certains des auteurs convoqués ici, qu'il s'agisse de la française Simone Weil, de l'allemand Martin Heidegger et, d'une certaine manière, du très ‘européen' Friedrich Nietzsche, celui qui a «tout dit et le contraire de tout» (Giorgio Colli), comme démonstration en est faite page 74 sq.

Racines grecques et chrétiennes et donc alors romaines, en tant que Rome aura été la «porte» – port et passage – de ces deux partitions (‘décisions' dirait Cacciari) successives, tout d'abord entre Occident et Orient, puis – la ‘croisant' plutôt que s'y juxtaposant –, entre chrétien et non chrétien, de ce qui demeure le cœur de l'Europe: la méditerranée. Mer au milieu des terres; terres avec une mer en leur milieu2. Mer quadripartite. Mer de la double déchirure.

Ainsi les racines de l'Europe de Cacciari sont aussi les cordages croisés qui retiennent la mer à la terre. Elles sont ce lien indéfectible entre la terre et la mer, entre la terre du sud et cette mer méditerranée, dont le poète Aaron Shabtaï dit qu'elle est «concentrée sur la menstruation»3. Matrice liquide du corps solide de l'Europe.

Et encore une fois, la ville d'Europe par excellence est cette cité de terre et mer que «Dieu seul» a pu faire, si l'on en croit Simone Weil(4), ou – plus probablement – qui fut «entièrement faite de main d'homme», comme l'écrit Sergio Bettini (5), – cette Venise qui donne-forme à l'Europe, «tout en restant, d'une certaine manière, étrangère à l'Europe (un mundus alter, selon la définition qu'en donne Pétrarque)» précise Bettini. Et il ajoute: «Non seulement elle accomplit la fonction de lien entre la partie occidentale et celle orientale du continent, mais peu à peu, tandis qu'elle ‘européanise' cet Orient, elle apporte à l'Occident post-barbare, tout ce que les anciennes civilisations orientales, riches et raffinées, ont pu produire de mieux»(6). Ville-voyage à la croisée des décisions.

Ville en forme de poisson, dont les entrailles et le fiel, comme celles et celui du poisson de Tobie(7), guérissent de la cécité et éloignent les démons ou les esprits méchants. Ville qui guérit, mais justement parce qu'elle est malade elle-même, et ne voit pas son mal, et ne connaît pas ses démons. Ville-poisson dont le gardien est un philosophe, qui sait que la guérison par les entrailles est aussi celle qui advient par la miséricorde, comme il le rappelle ici même(8). Et qu'il n'est justement de miséricorde, désormais, qui ne se donne sans s'abandonner, qui ne soit sans renoncer à être. Ainsi la ville sur laquelle se réfléchit l'Europe, est-elle à jamais condamnée à ne pas guérir de son mal, dès lors qu'elle ne peut envisager de renoncer à être ce qu'elle est: «la ville la plus ‘ville' qui soit ... fleurissant entre l'eau et l'air ..., jadis capitale d'un empire hétérogène»(9), oublieuse pourtant de la prophétie d'Ezéchiel: «Tyr, tu disais: “moi-même, la perfection de la Beauté”» (27, 3), condamnée à attendre son ange-enfant(10), tout comme est condamnée l'Europe à ‘décliner' son identité, à «habiter son nom», à «s'en aller d'elle-même», pour être.

Oui, «Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté des ruines » précise Apollinaire. Et c'est le propos bouleversant de ce livre: l'Europe ne survivra que lorsqu'elle aura assumé, comme son être même, son déclin et sa saison. Toutes ses «déclinaisons».

 

M. V.

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. À moins qu'il n'ait voulu, ayant écrit ce livre, s'en tenir a posteriori à sa lettre, renonçant à être ce qu'il aurait été, pour être ce qu'il aura écrit, cédant, selon la belle expression de Sergio Bettini, au « froid lyrisme de l'expérience », propre du Vénitien qui, de tout temps, se consacre à sa ville plutôt qu'à lui-même. Le livre, quelquefois, anticipe sur la vie : c'est sa tâche. Jamais, pourtant, la vie ne doit s'en tenir à l'ordre de la prévision. Jamais elle ne doit répondre docilement à ce qu'on attend d'elle. Ou, dans les termes mêmes de ce livre-ci : « À quoi se réduirait la liberté imprévisible de l'Adveniens si le sens de son avènement coïncidait avec celui de notre attente ? », p. 171 note 1.

2. «L'Europe naquit en Méditerranée» écrit Predrag Matvejevitch, en ouverture de son Bréviaire méditerranéen, tr. fr. Évaine Le Calvé-Ivecevic, Fayard, Paris, 1992.

3. Le poème domestique, traduit de l'hébreu par M. Elial, Combas, 1987, str. 128.

4. Simone Weil, Venise Sauvée, Gallimard, Paris, 1955, p. 85. « Une chose telle que Venise, aucun homme ne peut la faire. Dieu seul. Ce qu'un homme peut faire de plus grand, qui l'approche le plus de Dieu, c'est, puisqu'il ne peut créer de telles merveilles, de préserver celles qui existent. » Mais l'enthousiasme de Jaffier-Weil, est aussitôt tempéré par les paroles du Secrétaire: « Enfant qui crois qu'une ville est défendue par sa beauté! » Réalisme qui détermine l'engagement même de celui qui voit sa « fleur » effeuillée, son « jouet » brisé, les « ailes de son insecte » arrachées!