l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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("ceci n'est pas un livre")

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L’arrêt du temps ou la nature morte

 

La nature morte, image de raisins translucides ou tableau aux citrons pelés, voire aux fleurs à la netteté radieuse et rayonnante, souvent d’une précision trop grande, d’une finesse inégalée, montre que le temps s’est arrêté, figé dans l’instant actuel. Tout y est comme gelé sur place, installé dans un «temps mort» qui rend les choses vraiment immobiles. On y verra s’ouvrir un moment futile qui ne passe plus, un vide rempli pourtant d’une résonance infinie. L’immobilité a donc de quoi surprendre tout autant que le mouvement. Elle n’est pas très différente de l’éclair ou de la rapidité si brève d’une météorite devant laquelle tout s’arrête. À l’autre extrême de la célérité, on se confrontera nécessairement au clin d’œil, au flash de l’instantané qui prélève du monde une coupe intemporelle. Le déclic très rapide d’une paupière qui se ferme permet de hacher des secondes si fugaces qu’on ne voit plus qu’elles.

La nature morte, obscure et sans bruit, relève finalement de ce que les Allemands nomment Stilleben, expression signifiant quelque chose comme une vie silencieuse, où rien ne bouge, absolument livrée à l’isolement que procure un calme plat. Silence glacé qui fige les choses, les découpe sans qu’elles puissent entrer en contact avec rien d’autre qu’elles-mêmes. Elles s’enveloppent de mutisme, s’insonorisent d’une barrière telle que rien ne saurait plus frémir. Le quiétude de cette vie neutralisée est comme le vide qui découpe et isole la chose de toute dégradation: salle obscure d’une pyramide soudain ouverte à la lumière en nous montrant la poussière intacte d’un décor plusieurs fois millénaire. La nature morte, comme Stilles Leben, réalise la présentation d’une mort qui gèle, qui conserve, à la manière du givre, ou sous la forme de l’herbier immobilisant la plante, un peu encore dans le style du sarcophage où se trouve préservé le dernier bouquet offert par l’épouse du pharaon. Il y a quelque chose d’intact en chaque nature morte qui étonne celui qui s’y laisse surprendre. Intact veut dire ici que le contour de la chose n’a pas bougé, que rien ne s’est passé depuis, que plus rien ne passe de sorte que le passé se trouve aboli autant que l’avenir au profit de ce contretemps créé en un clin d’œil.

Par l’aspect pétrifié de ses tableaux, le peintre aura sans doute en vue une image du temps qui s’éternise, image devenue éternelle. Le citron jaune sur fond noir se pèle d’une spirale qui descend comme une traînée de lumière dans la nuit. Il s’agit de la spirale du temps, immobilisée sur place, comme pour le tableau de Jan Davidsz de Heem, élaboré vers 1650, visible actuellement au musée du Louvre. À l’arrière-plan de sa Nature morte au citron pelé, sur un sombre fond, se détache un verre translucide réfléchissant une image de la fenêtre, suggérée par simple transparence. Une branche de vigne, avec son feuillage et son raisin, laisse s’agglutiner autant de sphères d’un vert mouillé, à l’intérieur desquelles on devinera les pépins. Et leur peau rebondie reflète, elle aussi, le carré difracté de la fenêtre éblouissante. Au-dessus des feuilles, un papillon rouge s’est immobilisé en une pose unique. On y notera comme un spectre, une image épinglée dans le suspens de son vol. Cette suspension montre sans doute le caractère ultrarapide de la scène, la fraction de temps qui ouvre l’espace de la prise de vue, son clin d’œil. À côté du raisin, une petite coupole, remplie de fraises rouges, entre en contraste avec le vert profond des feuilles de vigne créant une tension qui ne s’est pas arrêtée de battre.

Le plus étonnant se déchaîne néanmoins à l’avant-plan qui présente une huître ouverte, à la coquille ébréchée indiquant par cette brisure la fêlure de la durée, le liquide gouttant à intervalles irréguliers sur le bord de la table. En équilibre instable sur la frontière du meuble, une assiette d’étain supporte un citron pelé dont la spirale blanche et jaune retombe dans le vide selon un rythme pendulaire. Une vision très étrange dont l’étonnement nous emporte dans le secret du temps, un temps figé qui vaut soudainement pour toujours, temps hors du temps, temps sans temps dont les gonds se sont immobilisés. Autre chose donc que l’image d’un festin avant d’être consommé, arrondi par des langoustes d’une patine brillante et automnale. Autre chose encore que les produits de la chasse avec plumes, fleurs et feuilles séchées autour d’un fromage. Certes, les natures mortes s’emparent des denrées les plus périssables mais dans l’intention unique de composer la vie hallucinée de leur éternité. Que le plaisir du palais et les produits alimentaires se figent en une grappe de fruits, de viandes, de poissons devenus inconsommables, soustraits à la putréfaction, cela tient d’une ironie, d’un humour dont le peintre nous apprend la puissance en immortalité. Il faut, pour y accéder, imaginer des supports très incertains, fragiles, qui ne durent guère, les scènes brèves d’une vie quotidienne des plus périssables. Dans ce qui ne dure qu’un instant, de manière extrêmement fugitive, au bord de la décomposition des matières, le peintre va trouver la voie de passage vers une vie calme et silencieuse, cette vie immense et isolée de la pérennité du monde. Même l’écrevisse rose, à la gauche du citron, se recroqueville sur soi en dessinant une vrille, un mouvement spiralé par lequel l’animal s’enveloppe sur lui-même, s’invagine dans une contorsion qui immortalise son ultime contraction.

Ainsi en va-t-il encore de cette prise de vue merveilleuse de Stoskopff, datant de la même période, et qui montre un panier rempli de verres tellement fins qu’on ne saurait les saisir sans les casser ou en endommager la forme. Une fragilité inutilisable qui n’a rien à voir sans doute avec ce genre, très proche de la Nature morte, qu’on qualifie de Vanité (tableau dont le sujet se concentre bien plus sur la fuite du temps et le caractère vain des entreprises humaines): sabliers renversés, miroirs brisés, têtes de mort qui nous rappellent la futilité de nos entreprises, le caractère éphémère de notre passage. Les natures mortes se placent plutôt aux antipodes des vanités. Et, ce que Stoskopff explore sur sa toile c’est, plus que le caractère vain de notre existence, une vision mystique de la temporalité arrêtée au bord de son passage.

On doit à Stoskopff bien des natures mortes dont celle à la Coquille qui s’arrête, avec une extrême précision, à sa moulure spiralée en même temps qu’à son ouverture, comme deux petites valves qui donneraient sur le silence fossilisé d’une éternité. La coquille est un cristal rigidifié du vivant, laissé là comme l’empreinte et le témoignage d’un passé lointain, d’un être qui n’est plus. L’organisme s’y pétrifie de manière définitive, emmuré dans la rumeur de la durée, dans la vie océanique de ses rainures. En l’ouverture de la coquille, dans la sécrétion de ses sucs se laisse palper le mugissement d’une autre vie, devenue inorganique, prise dans la pierre qui sera comme son monument intemporel. Mesuré à ce temps presque immobile des coquillages, on verra se juxtaposer, à l’arrière-plan, le temps des livres qui eux aussi aspirent la pensée en la couchant dans le jaunissement de ses feuilles, sous la protection de leur couverture d’un cuir déjà lustré, patiné du poids des ans. Le livre, à l’instar de la coquille, aspire forcément la durée qu’il cristallise.

Cette thématique de l’endurance des écrits se trouve reprise sur une autre toile de Stoskopff, Livres, chandelle et statuette de bronze, élaborée entre 1620 et 1650. C’est ici, plus que le regard du peintre, plus que l’intentionnalité de ses visées, la flamme de la bougie qui donne le temps, vacillante, rayonnante, occasionnant une coulée de cire à peine durcie le long du bougeoir. Mais outre cette vibration, rigidifiée dans le clin d’œil de son durcissement, le temps se trouve compté à partir d’un ouvrage entr’ouvert, posé à plat et dont les feuilles sont presque sur le point de s’effeuiller toutes seules, comme un accordéon sur lequel chaque lame montrerait une couche de la durée. L’ouverture de deux livres, aux pages légèrement en suspension, donne le sentiment que le temps se segmente, se découpe en nappes aussi fines que le bord des feuilles sur le point de basculer ou de se refermer sous le poids du papier. La continuité de la chronologie se trouve ainsi définitivement lacérée, tout autant que l’association des idées. La lumière rasante de la bougie vient en effet recouper les feuillets de façon unique et à chaque fois singulière, selon une tout autre incurvation. Une luminosité qui s’usera avec la bougie, avec sa consumation, mais qui semble s’éterniser sur les pages éblouissantes du livre en train de ventiler ses lames. Alors le temps se ramifie en des pauses qui frôlent l’éternité. Comme si le manuscrit en se refermant avait le pouvoir d’en capturer à jamais la lumière. Un événement de claustration évoqué à l’arrière-plan par le dos de livres alignés, refermés sur leur cuir impérissable, à côté d’une boule de cristal translucide qui, de plus loin, en filtre la lueur, en capte les reflets, mais sans pouvoir retenir ces ombres comme c’est le cas des pages d’un ouvrage capables d’absorber l’empreinte des doigts et la suie du moment.

Cet outre-temps du livre se présente d’une façon sans doute plus édifiante encore dans une œuvre de 1644, Corbeille de verres, montrant autant de détails qu’en possède la précision du réel. On dirait que l’image en contient davantage, qu’elle se trouve enrichie d’une clarté pour ainsi dire trop réelle, étonnement surréelle, différente de ce que cible un regard, toujours flou sur ses bords. Ce n’est donc plus la coquille qui fossilise le vivant, ce ne sont plus les livres qui captent les empreintes de la durée, c’est le cristal le plus translucide qui vient enregistrer les vibrations de la lumière, les verres qui deviennent le réceptacle du temps. Sans doute la coupe se casse, ainsi que le montrent les débris, sur la gauche de l’œuvre. Mais en autant d’éclats de temps, des fragments de durée, bris instantanés réalisés pour ainsi dire hors toute chronologie, sans se laisser mesurer par une conscience ni se ramasser sous l’autorité d’un regard.

Cette fragilité du cristal rappelle, assurément, le genre des vanités pour autant que tout, irrémédiablement, passe. Sauf que, là encore, ce passage se trouve lui-même fixé, comme si c’était lui qu’il fallait éterniser en sa fragmentation si singulière et brutale. La lumière qui donne le ton, qui détermine l’ambiance de ce décor, est d’une intensité rare, contrastant puissamment avec le sombre fond où il est impossible de discerner quoi que ce soit. L’obscur vient ici envelopper le flamboiement des verres et de la corbeille comme en un sas qui les protège et rend visible la plus infime présence de lumière. L’air semble s’épaissir d’une densité si lourde qu’il donne le sentiment d’une consistance, d’une viscosité susceptible de prendre au piège le moindre souffle, la moindre poussière lumineuse. Les verres sont comme une colle transparente qui va retenir prisonniers les souffles de la matière. Ainsi, au centre droit, cette coupe sur laquelle se réfléchissent les croisées de la fenêtre, miniaturisées avec une très grande précision. C’est toute la pièce qui s’y incurve et laisse deviner l’ombre du peintre lui-même. Depuis l’extrême droite du tableau, une coupelle en étain reprend, elle aussi, sur sa rondeur l’espace de la chambre. À la base de son pied sphérique se réfléchit une fenêtre micrographiée. Sa lueur traverse toute la pièce jusqu’à se projeter sur le mur opposé, reproduit de façon floue sur le métal. Au lieu de se laisser happer par l’œil du peintre, l’espace au contraire va l’absorber et le capturer telle une mouche, prise dans la viscosité de l’objet. Se laisse alors deviner des fantômes de présence à jamais engloutis par la matière translucide de la vaisselle. Ce bref laps de temps, cette matinée chaude d’un été de 1664, trouve ainsi un support fragile, resserré, qui va nous livrer cependant l’intérieur d’un logement strasbourgeois dont l’air et les verres se seront chargés d’enregistrer les traces.

On pressentira, sous ce rapport, la nature photographique de la peinture, l’instantanéité du cliché qui capte, dans le temps, un peu de grâce, le jaunissement d’un sourire fixé sur papier glacé. La nature morte annonce sans doute mieux la chambre noire du boîtier métallique que ne le feraient la perspective et les techniques d’imitation, de restitution propres aux peintres les plus vraisemblables, valorisant l’espace par ses objets plutôt que par le regard dominant de celui qui peint. Ce n’est pas à une reproduction fidèle que s’engage Stoskopff, mais à une survalorisation de l’existence, à une surexistence exaltée que rendent possible l’hyperréalisme de ses créations, l’aspect surréel des images créées, d’une netteté, d’une pureté somme toute intemporelle. Dans le silence et l’obscurité, se déchaîne une matière susceptible d’engluer la moindre poussière fluorescente. On s’étonnera de ce que les choses, en disparaissant, laissent une brûlure de leur passage…