l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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L’annonciation d’une étoile 

On aurait du mal à imaginer le démon que pouvait susciter une étoile nouvelle au-dessus de l’horizon ou même l’angoisse provoquée par l’éclipse d’un astre qui cesserait désormais de luire. Cela ne pouvait certainement pas laisser insensibles ceux qui avaient besoin de consulter le ciel pour s’orienter dans l’espace et le temps. Sous un firmament bien ordonné qui montre chaque soir les mêmes constellations et les mêmes figures géométriques, tout revient à sa place, d’une nuit à l’autre. Aussi, au sein de cette belle régularité, les comètes devaient donc apparaître aux anciens sous l’aspect d’êtres hirsutes, indisciplinés, vecteurs de trouble et de désordre: une forme de démesure montrant suffisamment que l’organisation du monde, même le plus certain, est une chose contestable, somme toute fragile. Le destin a beau se montrer intransigeant et sans recours, fixant dans le ciel ses demeures inaltérables, la traînée d’une comète nous apprendra pourtant que rien n’est jamais assuré, ni parfaitement consommé. Au point d’ailleurs que sa collision avec la Terre, ainsi que nous dirions aujourd’hui, pourrait entraîner des bifurcations inattendues entre les règnes, supposés stables, de la nature. Aussi, le trait brillant qu’elle ouvre dans l’ordre régulier du monde sera compris à la manière d’une «entorse», d’une déviation, comme Platon l’avait déjà indiqué par une page célèbre du Timée1. On y verra un écart, l’annonce d’un mauvais présage ou, au contraire, un bouleversement heureux des affaires humaines. L’étoile filante produit dans l’azur un trajet sauvage, imprévisible, qui vient vers nous et, dirait-on, se penche sur la terre comme pour nous faire signe. Longtemps le ciel devait servir de repère aux marins et aux nomades dans le désert, de sorte qu’on pouvait s’y référer, sous la forme d’un guide sûr, un livre ouvert au fond duquel se décidaient nos chemins et nos parcours itinérants. La comète, par son caractère exceptionnel, y sera donc perçue comme une perturbation possible, une dérive dont les conséquences ne seraient pas immédiatement visibles, nécessitant des interprétations, des prévisions qui relèvent parfois de l’affolement ou de la prophétie. Quelque chose en tout cas nous devancerait dont témoigne l’avancée même de l’étoile filante, avec sa longue chevelure. Elle décrit, sur notre situation, un pas de plus, un excès qu’on ne saurait assimiler sans voir se rompre les catégories qui fondent nos pouvoirs de consommer, de digérer, d’intégrer le nouveau au sein des acquis. On y verra une tresse reluisante comme un chiffre ou un texte écrits à même les choses dans une langue étrangère, différente de celle, plus connue, que trace la géométrie des très anciennes constellations.

Ce temps de la fulguration d’une étoile brève, dont les conséquences ne sont pas données, ce bref passage dans le ciel, désigne la structure même de toute attente, penchée vers ce qui n’est pas encore, tout en déviant complètement des figures zodiacales que le ciel avait fixées pour nous. La célérité de sa propagation ressemble à un éblouissement qui affectera durablement les mémoires, inaugurant ainsi dans le temps cyclique du monde, un temps anachronique, bousculé, d’une brièveté telle qu’on en éternisera l’image. L’étonnement, suscité par cette entorse dans le cours ordonné du cosmos, est un laps de temps allongé bien au-delà de sa fugacité, creusant une ride temporelle dont le rythme et la longueur d’onde ne sont pas vraiment mesurables. Le hasard se fait ainsi plus édifiant que la nécessité, l’accident plus prometteur que l’essence des choses supposées immuables, si bien que Sénèque, dans ses Questions naturelles, fera de la comète un intrus ou, comme il dit, «un nouveau venu», l’advenue d’une espèce de saut brusque ou d’un impondérable dans la durée. Mais, c’est par ses considérations sur La providence que Sénèque verra dans l’allure désordonnée de son cours ce qui aiguisera la vertu du sage. La vertu, en effet, «se meut sur les crêtes» les plus incertaines, accidentées, et c’est sur le dos du chat que nous pourrons seulement «marcher contre les cornes du Taureau, les flèches du Sagittaire et la gueule du Lion fougueux1». Le chat, en effet, est capable de bonds désordonnés en mesure de bousculer toute attente. Dans un monde affolé par les étoiles indisciplinées, on observera autant de déchirures et de revirements brusques. Il faut imaginer alors une monture susceptible de changer de route sans prévenir ni crier gare. L’instabilité et la futilité de l’accidentel appellent la mobilité. L’événement, la capacité de changer de route.

Il n’est donc pas vrai que notre culture devait privilégier la continuité plutôt que la rupture, le prévisible au lieu de l’imprévisible, l’ordre au détriment du désordre. C’est l’inattendu qui, finalement, exerce les plus grandes vertus, bousculant le temps au travers d’un écoulement capricieux. Dans l’esprit des pères de l’Église, les comètes étaient précisément des astres miraculeux, absents lors de la création: des événements! Le plan de la Providence, l’ordre calculé du monde, s’adaptent mal à la chevelure des comètes désignant forcément une audace, une bifurcation, une tête de méduse par rapport à l’organisation initiale et régulière des choses. Dieu, selon eux, devait sans doute introduire, au firmament, cette traînée lumineuse pour nous transmettre un message, éveillant notre attention et guidant nos pas vers des orientations insoupçonnées. Il s’agit d’une écriture plus allègre dans les Écritures, d’un régime en haute portée, improvisé par rapport aux basses fréquences de la Création. La naissance des prophètes, Abraham ou Moïse, était annoncée par de telles «étoiles». C’est, en outre, ce dont témoignera également l’étonnement des trois mages qui voient dans l’étoile l’annonce d’un monde en train de s’écrire à même le ciel. Cela est vrai encore de certains mythes chinois et de bien des chroniques consignant l’apparition d’un astre auquel personne ne pouvait s’attendre, pas même les puissants, détrônés par la survenue d’une singularité aussi surprenante. En ce sens, on prenait ces irrégularités astronomiques pour une annonce de mauvais augure. Elles étaient envisagées comme la négation, la contestation du destin que le ciel avait d’abord ordonné dans sa géométrie inaltérable. Les comètes sont des étoiles à rebours, à l’envers, capables de rejouer la configuration du monde en un autre sens, prenant les astres à rebrousse-poils, à la manière d’un désastre. Le dés-astre est, plus qu’une catastrophe, un astre à revers, un astre inversé, antimonde susceptible de redoubler l’ordre visible imposé depuis toujours au cours de l’univers. Il s’agit-là de l’émergence d’un être fourchu qui vient instiller, dans le monde inflexible, une forme d’errance et de vagabondage renversant la puissance du destin.

On ne peut pas imaginer le réveil de l’esprit sans ces éléments de rupture occasionnés dans le livre ouvert et mesuré que désignaient la nuit et ses étoiles. La naissance du Christ, qui brise l’histoire en deux, se verrait elle-même suspendue aux irrégularités d’un astre dans un coin de ciel où il n’aurait eu rien à faire, si ce n’est de signer une nouvelle page du monde, éveillant par son caractère impromptu le désir d’aller à la rencontre de l’avenir, d’orienter le temps en un éclair qui ne s’oubliera plus. La prophétie, l’écriture des rêves et des étoiles filantes constituent, dans la chronologie de la Création, une force d’invention et de miracle. Tout s’arrête l’espace d’un instant, devant un météore qui lézarde l’univers. Quelque chose se déchire, stoppe le cours de la durée en captivant l’attention des hommes. Et cela ne vient pas de derrière, cela ne monte pas du fond de l’Histoire. L’interruption qui se dessine dans le ciel ne s’appuie sur aucun passé ni aucune cause. Elle résulte de l’avenir et procède pour ainsi dire à rebours. Comme devaient le dire les mages dans l’évangile de Mathieu, «l’étoile nous devançait». Elle allait devant, prenant ainsi le cours du monde d’une longueur d’avance que l’imagination aura à remplir de ses utopies les plus inconsommables. La queue d’une comète, sa chevelure, est le signe d’une annonciation, ouvre l’esprit vers ce qui le devance dans l’attente de ce qui n’existe pas encore. Elle éveille l’espoir d’un monde capable de brouiller la carte du ciel inexorable qui s’était imposée presque pour toujours.

La monotonie imperturbable des constellations a beau consonner avec l’image du destin le plus inflexible, traçant au fer rouge un temps qui nous est compté, l’unique fois de l’étoile filante n’en indiquera pas moins la possibilité d’un changement, d’un appel d’air, d’un temps nouveau auquel il faut penser longuement avant de le voir naître. Sans de telles bizarreries, jamais aucune révolte n’aurait d’ailleurs trouvé son courage. Il y a bien une politique de la comète conduisant Hérode à massacrer tous les enfants de moins de deux ans, nés à Bethléem, par peur de se voir détrôné bientôt par l’un d’entre eux. Si dans le ciel un désordre est possible, si une entorse s’impose à ses lois jugées immuables, alors les peuples pourront suivre cette force de transgression. Raison pour laquelle tous les Rois devaient trembler quand apparaissaient ces lueurs d’espoir aux yeux des masses insurrectionnelles. L’épiphanie peut bien, en ce sens, faire de nous les rois d’un jour, détrônant ceux qui usent du pouvoir au détour d’une fève que le hasard vient glisser dans nos mains. La fève, assurément, ne se consomme guère et d’aucuns s’y briseront les dents! Mauvais présage donc pour Hérode, tout autant qu’Attila en fera l’expérience. De l’étonnement devant ce qui nous devance, les pouvoirs se méfient, endormant le peuple avec des mirages et des jeux dont les nouveautés ne sont qu’apparentes. La vertu dormitive des divertissements et des fastes offerts aux petites gens est un gage de longévité pour la mise en œuvre d’un pouvoir. Les mages auront su le pressentir et ne retourneront donc guère chez Hérode pour lui confier le lieu de naissance du nouveau venu. Ils comprirent, par la joie que leur donnait cette étoile, le sens de cette trouée ouverte sur l’inconsommable, l’annonce d’un temps qui ne vient pas de ce qui existe déjà, ni du pouvoir en place. À chameau, à cheval ou sur le dos de l’éléphant, tous trois composèrent leur parcours sur un rythme différent: des galops aparallèles pour lesquels il fallait découvrir des convergences et des allures communes. Que l’étoile filante nous devance, cela dit assez fortement qu’elle ne doit rien à celles qui sont derrière elle et qu’elle conteste les forces établies, qu’elle se place par-delà tous les calculs de ceux qui dominent le monde. Des philosophes, comme des prophètes ou des artistes, il ne sera donc pas tout à fait surprenant qu’ils meurent en prison dès lors qu’ils se laissent séduire par une étoile à interroger, par une anomalie sauvage réclamant de poursuivre la route sur le dos d’un chat ou d’une panthère.