l'éclat |
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Jean-Clet Martin Eloge de l’inconsommable |
Version Lyber ("ceci n'est pas un livre") |
La machine à gazouiller selon Paul KleeDe l’Être, la moindre fièvre pourra nous donner à sentir l’inconsistance, en nous plaçant au bord du vide, sous un silence aussi flou que s’achèvent les impromptus de Schubert, lentement, indiscernables du rien. De l’Être, on dira finalement peu de choses édifiantes. On se contentera d’observer qu’il trace la frontière d’une rencontre mouvementée entre ce qui prétend y accéder et tout ce à quoi il se refuse, comme se croisent les courants d’air les plus lourds avec les plus légers. De cette rencontre, très difficile à localiser, naissent les turbulences du chaos. Au lieu de nous donner accès à ce qui demeure identique et sans changement, au lieu de nous abriter sous des colosses aux pieds immenses et massifs, indestructibles, il nous montre au contraire l’incertitude et le peu de consistance de tout ce que nous tenons pour immuable, fût-ce si ancien que des pyramides. Et pourtant, dans ces tourmentes qui engloutissent toute forme, dans cette branloire chancelante du cosmos naissent des moments de grâce, de félicité dont la puissance vient allumer un désir d’éternité. On y éprouvera des instants sublimes dont la disparition laisse comme une brûlure, une trace durable de leur passage. De l’Être et de ses intermittences vides, il nous incombe d’extraire une existence qui tienne un tant soit peu debout, un équilibre fragile, un rythme, une phrase que la peinture de Paul Klee aura recherchés sa vie durant1. Cette conquête d’un tracé durable est éminemment vraie d’un dessin de 1922, réalisé par Paul Klee, intitulé La machine à gazouiller extraite du brouillard gris de l’Être, de sa brume, étalé en un seul aplat dépeuplé. Il s’agit d’un engin hautement inutile, dont le résultat paraît nul par rapport à l’économie des moyens mis en place. La fin obtenue est inefficace et semble faire de cette mécanique une farce grotesque, un déploiement de forces disproportionnées qui ne servent pas à grand-chose. En réalité, lorsqu’on s’y arrête un peu plus, l’objet inconsommable qu’elle nous propose possède une tout autre destination. La machine à gazouiller ressemble, de fait, à une espèce de tournebroche dont l’axe est extrêmement perturbé, courbé par endroits, avec des oiseaux placés aux différents faîtes de cette barre tordue. Une petite manivelle permet de la faire tourner, leur arrachant des cris, à hauteur de la secousse éprouvée, plus intenses lorsque l’animal se trouve au sommet de la courbe dessinée par la ligne en mouvement où ils se disposent de façon irrégulière. Le mouvement de la manivelle induit donc un retour, une répétition des gazouillis qu’on qualifiera de ritournelle2, ritornello signifiant précisément le petit retour périodique d’un chant, d’un refrain. Mais, cette répétition n’est pas tout à fait envisageable sur le mode de la rime calculée. Il s’agit plutôt d’un rythme qui se décale en fonction de la vitesse des tours impulsés au manche de cette étrange machine. La rime calculée, l’ode n’est pas ce qui s’impose à cette ritournelle. On dirait davantage que le retour sera périodique, constituant ainsi une période très spéciale. Péri/ode veut dire que l’odyssée, le grand retour revenant exactement au point de départ, est impensable. La période n’est pas le rythme circulaire où l’on retrouve sur la ligne d’arrivée les conditions initiales comme Ulysse l’expérimente d’ailleurs par son retour en Ithaque, devenu méconnaissable. La machine à gazouiller constitue un éternel retour qui trace la spirale d’une période mouvante. Péri/ode signifie ainsi un rythme qui, au lieu de rimer parfaitement le long de l’ode, se faussera à la périphérie. Peut-être le Boléro de Ravel, timide d’abord sous l’avancée d’une petite flûte inaudible, traduit-il au mieux ce mouvement d’enrichissement de la répétition capable d’envahir l’univers, de croître par les bords? Le périodique se confond alors avec le périphérique, avec le péril de ce qui advient à la limite, sur les bords centrifuges où les oiseaux, sans cesse, risquent de décrocher et se mettent à crier selon une intensité nouvelle. Et le périphérique de la péri/ode, charrie avec lui le péril d’une expérience comprise comme ex-periri, mouvement de traversée incertaine qui suppose un décalage ou un piratage (péiratès) de l’ode1. Cela dit, dans cette turbulence de l’expérience, une allure durable se met pourtant en place à même cette frontière périodique que Klee rejoue sous un autre tableau qui porte finalement le titre d’Equilibre chancelant. Equilibre chancelant est un jeu de construction, une disposition de pavés récurrents qui s’emboîtent selon un certain retour, une répétition poussée jusqu’au point de son effondrement. Cela se laisse aborder un peu comme un montage de morceaux de sucre, lorsque, enfant, on s’amuse à les empiler en frisant l’écroulement de la structure obtenue. On commencera par poser un bloc sucré, le surmontant d’un second, légèrement décalé vers la droite. Pour compenser cette irrégularité, il faudra lui superposer un troisième, cette fois-ci déplacé vers la gauche, compensant, par ce nouveau décalage, le déséquilibre produit sous l’effet du premier. Et on répétera cette structure le plus loin possible, montant de plus en plus haut, jusqu’à toucher aux limites de la période que Klee symbolise par d’épaisses verticales noires en exprimant ainsi la poussée vers le bas et l’instabilité générée vers le haut. Equilibre chancelant découvre qu’un ordre n’a de stabilité que sur une période définie, entre des limites qui s’imposent à l’ensemble du dispositif devenu chancelant. En effet, il suffirait d’y adjoindre un morceau de plus et tout s’écroulerait sans retour, la période se détruisant par cette intrusion surnuméraire. Cet effet de pavage chancelant que Klee découvre trouvera sa reprise la plus créatrice dans le travail d’Escher, très préoccupé de problèmes topologiques. À la différence de Klee, Escher se tournera d’abord vers des formes de maillage régulier, fort éloignées de toute mutation, tout particulièrement par une œuvre qu’il intitule Pavage périodique du plan. Là encore, il s’agit d’oiseaux. Des oiseaux, en effet, s’imbriquent comme autant de pavés, à la forme identique, sans laisser aucun vide sur le plan. Chacun d’eux est comme la brique qui va consister avec l’ensemble, de manière à constituer une période. Il faut simplement qu’entre quatre oiseaux, disposés en quadrille, s’intercale un cinquième, au milieu, qui se pose à l’envers suivant une espèce de contrepoint, de contre-forme similaire. Impossible, sous ce rapport, d’y ajouter un élément de plus sans faire imploser la période. Tout est tellement dur que le moindre écart produirait une fêlure sans retour. Il suffirait que l’élément médian se déforme, soit un peu trop gros pour pousser les quatre autres vers une nouvelle périodicité. Et c’est ce que Escher va comprendre par une série de travaux étranges qu’il qualifie de Métamorphoses. Il s’agit simplement d’un plan, peuplé de briques désignant une nouvelle fois des espèces d’oies en vol, en quadrille. Au milieu de chaque quadrille se glisse un élément d’une certaine forme, en noir, constituant ainsi le fond à partir duquel se détache la formation blanche en vol. Mais cet élément médian qui fait office de fond, ce pavé noir, en se répétant sur la mosaïque, subit une petite déformation d’abord imperceptible. Et cette déformation s’amplifie progressivement sur tout le pavage, de sorte que le retour, le petit retour du même se fasse autre, moyennant un glissement minimal, une déstructuration inostensible. C’est, sous la mutation de cet élément, toute la structure qui se dissipe de sorte que les oiseaux, au sommet du plan, deviennent, lorsqu’on approche de sa base, de véritables poissons. Il y a là comme un devenir-poisson de l’oiseau lorsque la machine à gazouiller change de période, progressivement, par variation continue et qui fait l’essence de la répétition, toute répétition étant affectée d’une différence imperceptible. Ainsi va l’allure du cosmos, glissant sur une période qui se métamorphose par les bords. Une transformation insensible, négligeable, produit une différence maximale sur l’équation du tout, sur l’équilibre d’ensemble. Le futile, le minimal, l’inconsommable sont les ferments d’un univers en expansion, le petit retour qui fait dérailler l’autorité des règles pourtant les mieux assises. En ce sens, il faut monter, comme Sénèque devait le suggérer, sur les épaules d’un chat pour sauter les pavages imprévisibles du devenir, adopter une monture dont l’irrégularité des bonds fasse corps avec l’allure d’un monde métamorphique, construire des machines et des engins de chauves-souris ou d’araignées que les rêves de la science-fiction mettent aujourd’hui en œuvre en se déplaçant dans les rets d’un imaginaire aussi réel déjà que la multitude déréglée d’Escher. La mondialisation ignore sans doute tout de ce monde en décalage, de cet univers indompté qui fausse toute règle, de ce grain de sable en mesure de rendre les échanges à leur inanité. Il n’y a certainement pas un monde que la mondialisation serait à même de couvrir selon le pavage d’un libéralisme exacerbé, mais un plurivers de mondes en cascade impossibles à faire consister selon le pouvoir impérialiste du même.
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Table 2. L’arrêt du temps ou la nature morte 5. Un flash back étrange de Mankiewicz 13. L’annonciation d’une étoile 14. Coup de tonnerre dans la philosophie |