l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

 Version Lyber

("ceci n'est pas un livre")

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L’insignifiance de l’Être

Nous sommes naturellement enclins à voir des significations partout, des événements plus ou moins importants qui entrent dans une hiérarchie, dans un ordre de priorité, d’urgence qui nous fera mettre au rancard les choses insignes. Mais cette habitude de détecter des tâches à réaliser, des nécessités à ne pas remettre à plus tard, nous conduit sans doute à oublier l’essentiel: le niveau de l’Être où ne se présente rien de spécial à faire et qui n’est pas forcément à confondre avec l’ennui. Une région que rien ne vient préoccuper, qui n’est occupée par rien, que nous ne cherchons pas à remplir par autre chose, causerie ou musique fredonnante... N’y a-t-il pas souvent, en nous, comme un moment étrange, déserté par les devoirs et les exigences sociales lorsque le regard semble se laisser absorber par un point quelconque du sol? Nous avons l’habitude de nous définir par nos fonctions, par le rang qu’il nous faut tenir et décliner sur tous les modes possibles de nos investissements personnels. D’où la tendance à faire de nos titres le synonyme exact de notre être.

Un tel est ceci ou cela. Mais suis-je vraiment directeur de journal, vendeur de chaussures ou jeune cadre dynamique? Être cadre, cela est tellement incroyable comme dénomination, tellement général qu’on s’étonnerait que quelqu’un puisse revendiquer d’y associer son être véritable. Une dénomination de ce genre est pourtant le signe d’une importance qu’on s’arrache comme celle d’être médecin, ingénieur, avocat… Mais le sommes-nous vraiment et n’avons-nous pas une bien autre densité ontologique? Être quelqu’un, cela veut évidemment dire qu’on occupe une fonction en vue, que le cadre encadre son monde et le plie à sa bordure. Le cadre est l’espace même à l’intérieur duquel se dessinent les significations et les décisions les plus urgentes à prendre, les mesures à cadrer. Mais peut-on prétendre que l’Être se confonde avec un cadre d’entreprise ou un attaché ministériel? La fuite est parfois tellement grave, devant la nullité de notre existence, que l’on s’attache à n’importe quel strapontin pour affirmer son pouvoir. N’y a-t-il pas, en dessous de ces parades, une vie qui ne se laisse pas vraiment border par ces mesures urgentissimes?

Nous sommes toujours bien trop fébriles dans nos occupations et divertissements. Mais la fièvre n’est pas nécessairement une agitation qui nous conduit vers la frénésie d’entreprendre. Il est des fièvres de cheval qui vous clouent au lit sans autre forme de procès. Devant de telles fièvres il n’y a, précisément, plus rien à faire d’autre qu’à attendre et le pyjama blanc nous fera perdre jusqu’à notre statut social, avec toute la reconnaissance due à nos plus hautes distinctions. Rien de nos titres ne vaut plus! Voici qu’on s’enfonce en une région létale où les priorités soudainement s’aplatissent, s’égalisent. Un robinet goutte quelque part! Et son importance est égale aux douze coups de midi qui viennent de résonner. Un bruit d’instrument de cuisine tinte selon un rythme régulier, balais battant la mayonnaise ou louche remuant la soupe. Plus près de nous, traversant l’air pour en suspendre les poussières, un rayon de soleil trace son faisceau bleuâtre comme un fanal cotonneux avant de s’écraser sur le plancher en une tache arrondie… Une vague odeur de camphre, mêlée à la menthe, envahit l’atmosphère de son parfum équanime. Dans ce parfum, on notera un soupçon pimenté qu’on ne saurait reconnaître, qu’on ne pourra pas même attribuer à une plante. Son exhalaison infime, mentholée, est pourtant au même titre que le camphre ou la quinine que je sais nommer. Elle existe de façon inassignable et trop souvent inaperçue.

Maintenant, pourtant, terrassé par la somnolence, la vie sociale qui me caractérisait au quotidien s’assoupit et se délite au profit d’images et de rêveries d’une autre sorte. Je ne suis pour ainsi dire plus rien de nommable, pas plus que cette légère nuance pimentée qui se confondait dans les vapeurs d’un onguent. À moins que le «rien», lui aussi, soit quelque chose! Le non-être est-il, en quelque manière que ce soit, ou est-ce seulement l’Être qui impose sa présence assurée? Telle est la vieille question de Parménide que Platon reprend en un dialogue puissant qui porte ce nom1. Bien pis, à suivre cette discussion serrée, tout est tellement un qu’au sein de ce flottement on ne discerne plus grand’chose, ni commencement, ni milieu, ni fin. Vaste lande composée de nappes épaissies qui rappellent les amples mouvements des symphonies de Bruckner. D’une certaine façon, on reconnaîtra bien que tout insiste, inextricable, que tout est, partageant ce statut avec l’ensemble des choses posées devant nous. L’insignifiant, le minimal, le rien eux-mêmes frisent l’Être. Il ne s’est rien passé d’important et le silence envahit la chambre comme une entité réelle. Mais le vide, le rien, le silence sont comme un minimum d’être qui se trace entre deux notes de musique ou entre deux mots, audible en son chuintement raréfié. En ce sens, la fêlure, le ravin, la fente ne sont pas tout à fait dégagés d’Être. Le multiple n’a-t-il pas besoin d’un sas de séparation entre ses éléments, d’un blanc capable de marquer la différence? La tranche séparatrice est sans doute tout autant que les éléments disjoints, sans relever cependant d’un autre monde. Et ce bord apparent est lui-même peuplé de mouvements qui s’y évanouissent à la manière du rouge et du bleu qui perdent leur frontière dans le violet. Le plein est fait de vides relatifs, peuplés d’une multiplicité inextricable de recouvrements indistincts tandis que le vide est plein de molécules qui se séparent et se cognent.

Le rien ne se confond peut-être pas tout à fait avec le néant. Il signifie plutôt que règnent un calme, une quiétude, posées au seuil de l’Être et du non-être. Et leur distinction, poursuit Platon, doit bien être si l’on veut les discerner. L’Être est commun à tout ce qui se montre, à tout ce qui apparaît, même quand on touche à la limite de son évaporation. Et c’est cette limite qu’expérimente celui qui est pris d’une fièvre, au voisinage d’un délire. Tout, dans cet état hébété, a disparu, couche par couche: notre statut social, notre position familiale, nos inquiétudes financières, nos intrigues amoureuses, placés devant une bordure où l’Être montre son équivalence avec le rien. N’étant rien, il se rend capable de tout. Il plane à la surface des choses comme leur texture mystérieuse et secrète. Ce livre, cette cuillère, ce bol, tout cela est au même sens, et on ne saurait dire que, devant cette rumeur de l’Être, un Dieu aurait une forme d’éminence quelconque. Il est, pas plus ni moins que le réveil qui bourdonne au bord du vide. Il est, même sans être certain, même en s’effaçant dans l’image de la plus grande, de la plus majestueuse des conventions. Devant l’Être, rien ne possède l’avantage sur autre chose. Tout retourne au point d’égalité avec tout. Il n’y a pas d’inférieur et de supérieur, de maître et d’esclave, de réel et d’imaginaire en cette région que la fièvre vient de nous ouvrir.

Mais cela n’a rien à voir avec l’insomnie que Levinas avait envisagée comme cette impossibilité d’échapper à l’horreur de l’il y a, nous interdisant de nous singulariser en tant qu’existant véritable1. L’insomnie reste, pour Levinas, une confrontation avec une rumeur dont on ne peut plus s’extraire, qui ne passe pas, le matin étant de plus en plus inaccessible et le refuge dans le sommeil impossible. Il faudrait, sans doute, descendre davantage dans la texture de l’Être pour entendre une clameur faite d’infinies nuances, un seuil de pauvreté, de dénuement laissant place à la générosité de ce qui se montre devant nous, sans prétention aucune ni exigence de rentabilité, purement inconsommable, purement futile. La distraction, la fièvre et l’impossibilité de dormir nous rendent parfois sensibles à la maille de l’existence, à la précision d’un tissu avec ses stries et ses couleurs. Une générosité qu’on qualifiera par l’expérience de la grâce bien plus que par celle de l’horreur. Il faut entrer dans la torpeur de l’Être pour se rendre compte de l’unicité de chaque chose. S’écrier, avec le poète, que nul brin d’herbe ne ressemble à aucun autre et le contempler en sa singularité, cela suppose une rupture avec les généralisations du quotidien. La fleur ne nous apparaît, dans la splendeur unique de son Être, que si elle se détache sur le bord vide du rien. De même pour le rayon de soleil et le parfum épicé jamais notés au préalable. Dans cette expérience cruciale chaque étant touche à sa grâce, vaut par soi-même sans être étouffé par le poids des autres choses. Se cultivent un isolement, un silence, une solitude essentielle dont la contemplation pourra extirper la splendeur des tulipes. Mais qu’on s’endorme presque un peu pour qu’alors les feuilles de la fleur se déforment en molécules d’un parfum qui entre en consonance avec le tout.

Aucun brin d’herbe, disions-nous, ne se laissera comparer à un autre. On ne verra plus que lui. Il est, touche à son Être au moment où la vision réussit à poser sa présence rongée d’abîmes, en un absolu détachement. La fièvre est un détachant de ce genre! Un exercice de futilité capable de faire briller l’aura de tout ce qui tombe dans l’insignifiance de l’inutilité. Rien à faire de ce brin d’herbe, aucun débouché vers un ailleurs. On s’arrête à sa couleur. On s’obstine devant sa marbrure, sa tige, le vert de ses fibres sans passer à une autre occupation. On le cisèle, le plonge dans l’isoloir du regard perdu, vague, évanouissant pour qu’il en sorte comme de l’acier trempé. L’Être en tant qu’être des philosophes ne correspond à rien d’autre peut-être qu’à cette splendeur, cette auréole d’unicité découpée sur fond de nuit. Et les natures mortes des artistes sont, elles aussi, à l’affût de ce silence insignifiant qui donne à voir, replaçant chaque chose dans son intimité incomparable, dans le miracle de son existence propre. Mais un peu d’inattention de plus et la fleur se multiplie dans ses épines, le poisson dans ses écailles, l’oiseau dans ses plumes en un continuum difficile à trancher. De cet état d’hébétude, le philosophe en ressort comme un nouvel Achille, conférant à sa lame un tranchant incomparable. Aucune action essentielle ne peut s’envisager sans que, dans une forme de fièvre, on ne soit descendu au bord de l’Être pour lui arracher une vision plus précise et en revenir avec des gestes plus vifs. La mort, le délire, la fièvre du guerrier, avant le duel décisif, se placent aux abords d’un tel silence. Achille sait désormais que la tortue qu’il fallait contempler, court autrement vite, pas à pas, en sorte que le bouclier du guerrier doit apprendre d’elle l’art de se couvrir, tournant le dos à l’adversité, refaisant un tour sur soi pour frapper autrement plus fort.